Par

De la création à la chute d’un empire.

Si le nom de Lagardère est entré dans l’histoire au XIXe siècle, il n’y a cependant rien de commun entre le héros du Bossu, le roman de Paul Féval, et la famille qui a donné son nom à un groupe industriel à cheval sur les XXe et XXIe siècles. Henri de Lagardère était un chevalier pauvre ; Jean-Luc Lagardère, jeune ingénieur diplômé de Supélec, a eu, lui, la chance en 1963 de rencontrer l’affairiste Sylvain Floirat et Marcel Chassigny, alors patron de Matra, deux « parrains » qui l’adoubent ensuite à la tête du conglomérat industriel en 1973 et de la station de radio Europe 1 en 1974.
Jean-Luc Lagardère développe ensuite, non sans opiniâtreté, un empire dans les industries de l’espace et de l’armement avant de se voir offrir la célèbre Librairie Hachette, alors en proie à des problèmes aussi bien organisationnels que financiers, et de se découvrir un appétit féroce pour les médias. Il a trébuché à plusieurs reprises et commis des erreurs qui auraient pu être fatales à son oligopole, qu’il constituait à coup de rachats, dépensant des sommes folles dans le but d’en faire un groupe de médias capable de rivaliser avec les grands groupes multimédias américains

Un appétit féroce et des déconvenues
Jean-Luc Lagardère, surnommé le Gascon, était charmeur, flamboyant, cocardier, fier, joueur, un peu trop sûr de lui, de sa supposée puissance et de son entregent. Mais les années 1970 et 1980 sont fastes et les banques mettent largement leurs fonds à la disposition des patrons. Son aura tient sans doute à son image liée à celle du renouveau du capitalisme français, et à son audace – il a notamment placé les voitures bleues de Matra au sommet du championnat du monde de Formule 1 en 1969. En 1980, Jean-Luc, le gaulliste de cœur, s’étant rapproché de Valéry Giscard d’Estaing, se vit proposer la prise de contrôle d’Hachette pour tenter de sauver le premier éditeur français et marier la haute technologie de Matra (les satellites, l’informatique et la micro-électronique), le son et l’image d’Europe 1 et l’écrit d’Hachette pour créer un grand groupe de communication. Bien avant Vivendi, la convergence contenant-contenu s’avère finalement un échec retentissant et Lagardère perd alors de sa superbe.

« Ses “amis” ne mettent que quelques semaines pour contraindre Arnaud Lagardère à laisser la direction au premier actionnaire, le prédateur Vincent Bolloré. »

Jean-Luc Lagardère finit cependant par payer ses méandres politiques ; d’abord en 1981 quand François Mitterrand nationalise Matra, puis lui refuse la première chaîne privée, Canal Plus, mais surtout en 1987 quand le gouvernement de Jacques Chirac privatise TF1 et l’offre à Francis Bouygues. Les années 1980 ne sont pas une période faste pour le Gascon. S’il a remporté des succès dans la compétition automobile, son incursion dans le football avec le Racing Club de Paris tourne au fiasco. Il a dépensé des millions pour attirer les meilleurs joueurs du moment, mais les échecs se succèdent dans l’indifférence générale et Lagardère se retire en 1989.
Dépité par cette série de déconvenues, Jean-Luc Lagardère se tourne alors vers les États-Unis pour racheter, en quelques semaines, un groupe de presse magazine, Diamandis, et un éditeur d’encyclopédies, Grolier. La dette du groupe est alors multipliée par cinq, mais les banques répondent encore pour satisfaire les caprices de Lagardère.
Le Gascon est entêté ; un groupe de communication doit être présent dans tous les médias et posséder une grande chaîne de télévision hertzienne. Il se lance un nouveau défi en 1990 en reprenant La Cinq à Robert Hersant et multiplie, maladroitement, les déclarations sur la capacité de son groupe à redresser la chaîne exsangue. L’aventure ne dure que quatorze mois et tourne au fiasco, avec le premier dépôt de bilan d’une chaîne de télévision en France et une ardoise de 6 à 7 milliards de francs qui reste sur les bras de l’entrepreneur et de ses créanciers. Hachette est en faillite et les banques retirent leur confiance à Jean-Luc Lagardère, qui se voit contraint de fusionner Matra et Hachette. Il opte pour le statut très protecteur pour les dirigeants de société en commandite par actions et n’hésite pas à baptiser la nouvelle entité de son nom, Lagardère SCA. Il appelle alors son fils, Arnaud, à ses côtés et le désigne comme héritier. Le père transforme Lagardère SCA en entreprise familiale, mêlant affaires du groupe et affaires personnelles.

« Jean-Luc Lagardère développe, non sans opiniâtreté, un empire dans les industries de l’espace et de l’armement avant de se voir offrir la célèbre Librairie Hachette, et de se découvrir un appétit féroce pour les médias. »

Jean-Luc Lagardère, passionné de courses hippiques, entretient un haras de plus de deux cents chevaux à Pont-d’Ouilly en Normandie, ce qui lui a permis de revendiquer et obtenir la présidence de France Galop, la société organisatrice de courses hippiques. La plainte d’un petit actionnaire en 1996 lui vaut cependant une mise en examen pour abus de biens sociaux. Entre 1989 et 1992, les importantes pertes du haras auraient en effet été comblées par un prélèvement de 0,2 % sur le chiffre d’affaires du groupe par la holding familiale, Lagardère Capital et Management (LCM).
Toutes ces « affaires » semblent cependant pardonnées à Jean-Luc Lagardère qui, sûr de sa puissance d’industriel de l’armement et de la défense et de propriétaire de médias, savait aussi répondre aux demandes des politiques.
Quand les gouvernements allemand (Schröder) et français (Jospin et Strauss-Kahn) veulent mettre fin à la crise du consortium européen Aérospatiale-Matra, Dasa, British Aerospace et Casa à la fin des années 1990, Jean-Luc Lagardère n’hésite pas un seul instant et s’avère un artisan acharné de la création d’EADS le 10 juillet 2000.
Le groupe Lagardère se trouve alors à un tournant historique : le pacte d’actionnaires conclu entre Matra, Marconi et Daimler, destiné à protéger les activités de défense de toute tentative d’OPA, ne présente plus aucune justification. Lagardère doit alors trouver de nouveaux actionnaires. Si Jean-Luc Lagardère se retrouve coactionnaire d’Airbus, avec des perspectives de dividendes juteux, il doit composer dans son propre groupe avec des fonds d’investissement américains, gourmands en dividendes.

Arnaud Lagardère précipite la chute de l’empire
C’est dans un contexte compliqué que l’héritier désigné, Arnaud Lagardère, entre en scène après le décès subit de son père en 2003. Aussi charmeur que son père, il n’a cependant ni son charisme, ni les mêmes relations avec les politiques et les banquiers.
Arnaud Lagardère multiplie les erreurs stratégiques, les décisions incompréhensibles avec son insouciance de dilettante. Il se sépare du patron de la filiale livres, Hachette, Jean-Louis Lisimachio, qui avait internationalisé avec succès le premier éditeur français. Puis il fait entrer le fonds souverain du Qatar (QIA) au capital pour tenter de combler sa dette personnelle. Pour demeurer le premier actionnaire, il achète des actions de son propre groupe à plus de 60 euros avant de les voir perdre plus de 50 % de leur valeur en quelques semaines. Erreur ou incompétence ?
Arnaud Lagardère, qui avait été envoyé aux États-Unis par son père pour diriger Grolier, en est revenu persuadé que l’écrit n’a plus d’avenir. Résultat, il vend en quelques années ce qui avait été le principal pourvoyeur de liquidités du groupe, la presse magazine (deux cents titres édités dans quarante-cinq pays), dont il était le leader mondial avec des titres-phares comme Elle, Paris Match, Télé 7 Jours ou le Journal du dimanche.
Il finit de perdre la confiance aussi bien de son entourage, notamment celui de son directeur financier, Dominique D’Hinnin, que des actionnaires, après la vente des actions d’EADS-Airbus, toujours pour combler sa dette personnelle. Il se lance dans le même temps dans le marketing sportif qui, lui aussi, se termine par un fiasco retentissant.

« Jean-Luc Lagardère a trébuché à plusieurs reprises et commis des erreurs qui auraient pu être fatales à son oligopole. »

Acculé par les actionnaires, il est contraint de se séparer de diverses activités et découvre que le statut de commandite ne le protégeait plus. Il fait appel à des « amis » comme Vincent Bolloré et Bernard Arnault, qui ne mettent que quelques semaines pour contraindre l’héritier à adopter un statut de société anonyme et à laisser la direction de fait à celui qui en était devenu le premier actionnaire, le prédateur Vincent Bolloré.
Arnaud Lagardère a précipité la chute de l’empire paternel, même si ceux qui l’ont déboulonné ont préservé les apparences en lui assurant de rester dans son fauteuil de président : un poste largement honorifique sans pouvoir, mais grassement payé, quand les salariés, eux, s’interrogent sur leur avenir. Le crépuscule des Lagardère a été plus rapide encore que leur ascension.

Michel Diard est docteur en sciences de l’information et de la communication à Paris-13 et ancien journaliste.

Cause commune • mars/avril 2022