Dans ses derniers ouvrages, Frédéric Lordon se réclame du « communisme » et critique de façon salutaire les impasses et les solutions de facilité qui traversent le discours de la gauche radicale contemporaine. Certaines de ses prises de position, et notamment sa conception de la stratégie révolutionnaire, n'en restent pas moins problématiques et méritent d'être discutées.
Critique de l’antipolitique
Dans ses derniers ouvrages, Frédéric Lordon est parvenu à montrer, à nos yeux de façon convaincante, les présupposés théoriques communs d’une grande partie des productions intellectuelles actuelles classées à gauche ou considérées comme radicales. Au-delà de leurs différences, au-delà de leurs profonds désaccords, les ouvrages d’un Deleuze, d’un Rancière, d’un Badiou, d’un Agamben, ceux du Comité invisible, etc., peuvent tous être rangés dans la catégorie d’antipolitique. La gauche intellectuelle d’aujourd’hui, celle qui est la plus représentée médiatiquement à tout le moins, celle qui s’incarne dans quantité d’expérimentations alternatives (les zones à défendre [ZAD] constituent l’exemple typique de l’antipolitique pour Frédéric Lordon), développe une pensée politique qui, paradoxalement, refuse la politique.
Il existe deux formes d’antipolitique : celle de l’intermittence et celle de la virtuosité. Pour l’antipolitique de l’intermittence, « la politique au plein sens du terme ne se tient que dans les événements rares, les singularités du repartage, hors desquelles : pas de politique, autre chose que la politique » (Vivre sans ?, p. 51). L’antipolitique de l’intermittence a « peu de goût pour les choses ordinaires ». « L’antipolitique, c’est une pensée qui ne connaît que les moments de grâce, et rien d’autre. » L’antipolitique se focalise de façon exclusive sur des moments brefs, par exemple la Commune de Paris, ou telle insurrection, telles journées révolutionnaires, telle expérimentation éphémère, etc. L’émancipation n’aurait lieu que dans ces rares moments où les ordres vacillent, où les pouvoirs sont menacés. Ce que redoute l’antipolitique, c’est le moment où le mouvement est victorieux, où il pourrait avoir à s’institutionnaliser, à s’inscrire dans la durée. La victoire du mouvement est synonyme du retour de l’ordre et des pouvoirs. C’est toute l’histoire des États communistes aux yeux de Rancière. Le moment révolutionnaire est beau, le grand soir est émancipateur, mais le petit matin a la laideur de l’ordinaire, de la recomposition d’un ordre régulier, qui remet chacun à une place déterminée…
Frédéric Lordon propose une définition plus large de la politique, qui inclut ces moments d’effervescence éphémères, mais sans s’y réduire. La politique, c’est mener à bien un projet et l’inscrire dans le temps, pour l’institutionnaliser dans la durée. La politique est aussi affaire d’ordinaire, de gestion du régulier, d’organisation des routines, de gouvernement. Elle est donc aussi l’entre-temps qui sépare deux moments de grâce où les pouvoirs sont mis à mal.
L’antipolitique de la virtuosité est le second visage de l’antipolitique. La politique virtuose se fait une idée tellement exigeante de l’engagement politique qu’on ne sait pas trop qui pourrait s’en montrer capable. C’est une politique pour les « saints » et non pour les « hommes ordinaires ». Elle consiste notamment à se soustraire aux dispositifs qui nous enserrent (Giorgio Agamben). Laissons de côté la question de la possibilité d’une telle désertion (de l’État, de l’argent, de l’économie, etc.). Même si elle était possible, la stratégie de l’exode, de la fuite hors de ce monde pour en recomposer un autre, ne pourrait concerner qu’une poignée d’hommes. Qui serait capable de tout lâcher ? « Épouser la vie-ZAD, c’est d’une exigence qui restera pour longtemps hors de portée du nombre. […] Le lyrisme des cabanes, des forêts et des zones fouette sans doute nos imaginations, mais ne soutient pas une perspective politique pour le nombre » (« Et la ZAD sauvera le monde », 2019). Le communisme ne sera pas un zadisme généralisé.
« L’approche développée ces dernières années par Frédéric Lordon ouvre des pistes fort intéressantes pour toutes celles et tous ceux qui entendent mener une bataille communiste.»
Il faut donc aussi, à côté des investissements très radicaux, une politique pour les « gens ordinaires », politique qui a aussi sa noblesse et son héroïsme. À quoi pense Frédéric Lordon ? Qu’est-ce que cette politique hors l’aristocratisme ? Si la critique de l’aristocratisme politique à gauche est bienvenue, elle aurait pu néanmoins s’articuler davantage avec la description concrète de cette politique pour les « gens ordinaires ». Frédéric Lordon sur ce point est peu disert : la critique (relative) des ZAD et des cabanes ne débouche pas sur la promotion de telle ou telle forme d’activité déterminée. Le lecteur se trouve ainsi quelque peu sur sa faim.
L’État redevient une question centrale
Ce qui caractérise l’antipolitique, c’est son refus des institutions. Parce que l’institution désigne l’action durable du grand nombre, sous une forme cristallisée. Les travaux de Frédéric Lordon sont tout entiers tournés contre cette humeur anti-institutionnelle qui imprègne la plupart des écrits de la gauche intellectuelle. Cela n’est pas sans incidence sur sa manière d’envisager l’État.
Dans son dialogue avec Bernard Friot, Frédéric Lordon remet au centre la question de l’échelle macroscopique, donc celle de l’État. À rebours du surinvestissement du local, il s’agit d’assumer le projet de construction d’un « État communiste » (En travail, p. 90). Cela ne revient pas, insistons sur ce point, à nier la pertinence du local ; cela revient à critiquer la focalisation exclusive sur le local, qui n’est souvent qu’une manière de fuir l’épineuse question des transformations à grande échelle.
Ainsi, le « dépérissement de l’État » ne signifie rien d’autre, aux yeux de Lordon, que le dépérissement de telle ou telle forme d’État déterminé (l’État capitaliste, l’État bonapartiste, etc.) et non de l’État en tant que tel. L’État en tant que tel désigne un « ensemble de fonctions collectives », « rendues effectives par l’autorité […] du collectif » et « déployées sur une multiplicité d’échelles territoriales, dont une échelle macroscopique » décisive (En travail, p. 87). Aucune organisation collective humaine ne peut s’en passer.
Les réflexions de Frédéric Lordon sur l’État sont là encore bienvenues. Mais elles font aussi apparaître crûment le reflux de la tradition marxiste dans la gauche intellectuelle. Car ce qui est avancé ici, et qui est présenté comme une conquête arrachée de haute lutte face à une opinion de gauche très hostile à l’État, n’a en réalité rien de nouveau.
« Cette approche a notamment l’immense mérite de mettre souvent le doigt là où cela fait mal, et de se confronter sans les esquiver aux problématiques centrales auxquelles toute perspective révolutionnaire est aujourd’hui confrontée.»
Très vite, nombre de marxistes se sont détachés des conceptions les plus naïves de l’abolition de l’État. Dès les textes de Marx sur la Commune, dès les réflexions d’Engels sur la Troisième République. Gramsci, surtout, n’a jamais cessé de ferrailler contre les conceptions rudimentaires de l’État et les impasses stratégiques qui en découlaient. La distinction entre les structures sociales de l’« Est » et de l’« Ouest » le conduisait à relativiser fortement l’idée du « grand soir ». Mais surtout, la perspective de la « disparition de la société politique » est profondément repensée. La société communiste – la société « réglée » ou « régulée » – n’adviendra, à ses yeux, qu’après plusieurs « siècles », manière réaliste peut-être de dépasser le problème du dépérissement. On pourrait sans doute en dire autant de la perspective à laquelle renvoie la fameuse formule « à chacun selon ses besoins », que Frédéric Lordon prend très régulièrement pour cible. Là encore, l’histoire de la théorie marxiste regorge de tentatives visant à se confronter à cet enjeu complexe. Réduire cet énoncé à un simple slogan annonçant l’arrivée future du paradis sur Terre, comme Frédéric Lordon a tendance à le faire, ne permet selon nous de rendre justice ni à la pensée de Marx, ni à celle de ses successeurs.
Quelle voie révolutionnaire ?
Frédéric Lordon l’affirme sans ambages : « Il n’y a aucune solution de renversement, ni même de simple arraisonnement, du capitalisme dans le cadre des institutions politiques de la “démocratie” » (Figures du communismeprudentiel, p. 15). Pour cette raison même, toute bataille communiste est vouée à emprunter la voie révolutionnaire ou se condamne à l’échec. Un tel énoncé appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, il est clair que cette analyse s’ancre dans un souci de lucidité tout à fait louable, qui prend appui sur l’expérience de certaines défaites passées – en particulier celle de Salvador Allende au Chili et celle d’Alexis Tsipras en Grèce – et qu’on ne saurait balayer d’un revers de main. Frédéric Lordon a évidemment raison d’insister sur l’extrême rudesse du bras de fer auquel doit s’attendre tout mouvement de contestation de l’ordre capitaliste dès lors qu’il est en position d’accéder au pouvoir.
Frédéric Lordon fait alors référence à Lénine pour nommer cette politique qui prend la mesure des rapports de forces en présence et de l’ampleur des transformations immédiates qu’il est nécessaire d’entreprendre. « Le point L tire les conclusions de cet état de fait, qui est un état de guerre – et c’est donc “L” comme Lénine. Dans les conditions de raidissement normatif du capital jusqu’à l’intransigeance extrême après trois décennies d’avancées ininterrompues, une expérience gouvernementale de gauche n’a que le choix de s’affaler ou de passer dans un autre régime de l’affrontement – inévitablement commandé par la montée en intensité de ce dernier, montée dont le niveau est fixé par les forces du capital » (Vivre sans ?, p. 180). Toutefois, au nom même de cet impératif de lucidité, Frédéric Lordon en vient à faire usage de formules qui renforcent la confusion au lieu de la dissiper.
Lue rapidement, son affirmation semble être un plaidoyer en faveur d’une prise du pouvoir par la violence, indifférente à l’expression électorale majoritaire. Or il suffit d’entrer plus en profondeur dans son analyse pour constater que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. D’abord parce que le rejet de la démocratie avec des guillemets n’est pas celui de la démocratie sans guillemets – la première étant assimilée au « parlementarisme capitaliste » (Figures du communisme, p. 189), tandis que la seconde renverrait à des pratiques autogestionnaires qui seraient les seules à véritablement mériter le nom de démocratie. Ensuite parce que Frédéric Lordon ne croit manifestement pas à la stratégie de la minorité armée, dont il dit lui-même qu’elle n’est pas autre chose qu’une « solution de desperados » (ibid., p. 50). Le salut est donc bel et bien du côté du « nombre » ou encore de la « masse » (ibid., p. 191). Sur ce dernier point, on ne peut évidemment qu’être en profond accord avec son analyse.
Et c’est précisément en raison de cet accord que l’on pourra regretter que l’argumentation développée par Frédéric Lordon n’explore pas plus en profondeur les conditions de possibilité de cette mobilisation du nombre, dont il dit finalement très peu de choses. On entrevoit simplement que la perspective qui se dessine en creux reste à ses yeux celle de la « grève générale » (En travail, p. 218) ou encore du « grand soir » (Vivre sans ?, p. 247). À cet égard, il est permis de se demander si Frédéric Lordon n’est pas ici conduit malgré lui à déroger à l’impératif de lucidité qu’il s’est assigné. Justement parce qu’il n’interroge jamais véritablement les modalités d’organisation susceptibles de donner à l’intervention populaire une forme concrète, il semble finalement pris au piège de l’imaginaire anti-institutionnel qu’il s’efforce pourtant de déconstruire. En l’occurrence, il est tout à fait symptomatique que sa salutaire critique du « citoyennisme » (Vivre sans ?, p. 113) ne s’accompagne pas d’une réflexion sur le rôle des deux institutions qui ont joué un rôle central dans l’histoire du mouvement ouvrier depuis le milieu du XIXe siècle, à savoir le syndicat et le parti. On pourrait en effet lui faire remarquer que nous en avons au moins autant besoin que de la police, de la division du travail ou de l’argent, autant de concepts qu’il s’attache pourtant explicitement à réhabiliter.
« Toutefois Frédéric Lordon n’a pas – ou du moins pas encore – été amené à se confronter de façon un peu plus précise avec les grands débats qui ont traversé la théorie marxiste au cours de son histoire, ou avec les problèmes concrets auxquels ont dû faire face les différentes expériences de « socialisme réel » au cours du XXe siècle. »
Plus précisément, Frédéric Lordon semble considérer qu’en la matière la tâche prioritaire est de pointer du doigt avec sévérité les dysfonctionnements réels ou supposés de ces institutions, ce qui peut difficilement être lu autrement que comme une invitation à faire « sans » elles. Au-delà même de la virulence de la critique qu’il adresse à la Confédération générale du travail (CGT), qualifiée sans la moindre nuance d’institution « sociale-démocrate » par excellence (En travail, p. 210), c’est l’horizon alternatif qu’il entend lui opposer qui pose problème. Même s’il a tendance à s’en défendre, en précisant que son propos porte davantage sur les principes eux-mêmes que sur les « conditions de réalisation des principes » (Figures du communisme, p. 11), Frédéric Lordon semble malgré tout promouvoir un imaginaire stratégique bien particulier, assez largement fondé sur l’irruption insurrectionnelle spontanée des masses hors de tout cadre organisé. C’est d’ailleurs bien cela qui le conduit à affirmer que « les gilets jaunes ont tout compris » en choisissant la voie de « l’action directe » (En travail, p. 259). Une telle affirmation n’est évidemment pas anodine, dans la mesure où elle ne se contente pas de souligner la légitimité du mouvement en question mais lui prête de surcroît une totale lucidité sur le plan des modalités d’action qui, quant à elle, mériterait pour le moins de faire l’objet d’une discussion appuyée sur des arguments.
Quel rôle pour les intellectuels ?
L’ambiguïté de l’approche stratégique promue par Frédéric Lordon n’est sans doute pas étrangère au statut qui doit être celui du discours porté par les intellectuels dans une perspective révolutionnaire. La fonction de ces derniers ne peut être à ses yeux que de type « prudentiel » (En travail, p. 62) car leur utilité consisterait bien davantage à servir de garde-fous qu’à tirer des plans sur la comète. Dit de façon plus familière, le rôle des intellectuels serait avant tout de réaliser une « cartographie de tous les endroits où “ça peut merder” » (ibid.). En cela, Frédéric Lordon affirme s’inscrire en contrepoint du type de discours porté par ceux qui, à l’image de Bernard Friot, se situeraient dans le registre quasireligieux de l’annonciation et de la prédication. Là encore, le diagnostic de Frédéric Lordon mérite d’être discuté sur plusieurs points.
Tout d’abord, même s’il paraît avant tout revêtir les habits de Cassandre, Frédéric Lordon émaille son propre discours d’indications qui, comme on l’a vu, dessinent en réalité un horizon stratégique bien déterminé, dont il n’est pas certain qu’il réponde aux exigences de prudence qu’il érige lui-même au rang de normes de rigueur théorique. Mais, plus fondamentalement encore, on peut s’interroger sur la pertinence de la distinction qu’il opère entre un « plan analytique-causal » et un « plan éthico-politique » (ibid., p. 100), considérant que sa propre mission en tant qu’intellectuel serait de s’en tenir au premier tout en restant à l’écart du second.
Un tel partage des tâches n’est pas sans lien avec le refus d’accorder toute pertinence à la formule mise en valeur par son interlocuteur Bernard Friot, appelant à « passer du soutien à la classe ouvrière à son école » (ibid., p. 125). Si, aux yeux de Frédéric Lordon, une telle formule ne veut rien dire, c’est bien parce qu’il considère que le « geste de signification » opéré par le théoricien se situe toujours « en excès absolu des pratiques de la classe ouvrière » (ibid., p. 128). Pour le dire autrement, la théorie serait toujours du côté de l’intellectuel, par définition extérieur à la classe ouvrière, et cette dernière ne pourrait finalement être que du côté de la pratique, sans jamais être en mesure de produire collectivement sa propre théorie.
« La théorie serait toujours du côté de l’intellectuel, par définition extérieur à la classe ouvrière, et cette dernière ne pourrait finalement être que du côté de la pratique, sans jamais être en mesure de produire collectivement sa propre théorie.»
C’est peut-être sur ce point que la réflexion de Frédéric Lordon montre ses limites, qui tiennent en bonne partie à l’absence d’analyse approfondie concernant la question de l’organisation politique de la classe ouvrière. En effet, le syndicat et le parti constituent justement les lieux où ce face-à-face entre théorie et pratique est susceptible de se résorber, et où s’invente au quotidien une approche stratégique combinant les deux plans – analytique-causal et éthico-politique – que Frédéric Lordon maintient dans une séparation abstraite. Penser la fonction cardinale des organisations de la classe ouvrière, c’est aussi dans le même temps se donner les moyens de dépasser l’approche, certes stimulante mais encore largement grevée d’idéalisme, consistant à considérer que la grande tâche politique de notre temps serait de produire, par l’intermédiaire d’une « proposition » globale, une « resignification de la vie sociale appuyée sur des figurations » (ibid., p. 286).
En dépit de ces lacunes, il faut redire ici que l’approche développée ces dernières années par Frédéric Lordon ouvre des pistes fort intéressantes pour toutes celles et tous ceux qui entendent mener une bataille communiste. Elle a notamment l’immense mérite de mettre souvent le doigt là où cela fait mal, et de se confronter sans les esquiver aux problématiques centrales auxquelles toute perspective révolutionnaire est aujourd’hui confrontée. On pourra finalement regretter que, tout en reprenant à son compte le terme « communisme », Frédéric Lordon n’a pas – ou du moins pas encore – été amené à se confronter de façon un peu plus précise avec les grands débats qui ont traversé la théorie marxiste au cours de son histoire, ou avec les problèmes concrets auxquels ont dû faire face les différentes expériences de « socialisme réel » au cours du XXe siècle. Plutôt que de balayer d’un revers de main les « aberrations et les incuries » du Gosplan (Figures du communisme, p. 111) ou d’affirmer sans la moindre nuance que tout ce qui a été fait au nom du communisme au cours du siècle précédent « a aussi peu de rapport avec lui que l’Inquisition avec la foi catholique » (ibid., p. 254), il y aurait peut-être quelque utilité à prendre cette histoire au sérieux, en s’y plongeant avec un regard critique afin d’en tirer des leçons pour le présent et l’avenir.
Florian Gulli et Jean Quétier sont philosophes. Ils sont membres du comité de rédaction de Cause commune.
Cause commune • mars/avril 2022