Par

L’appréhension du communisme comme nouvelle « jeunesse du monde » est ce qui fait inévitablement sa force face aux constructions politiques orientées vers la meilleure gestion possible de l’état de fait.

Pourquoi le communisme, lorsqu’on est jeune, nous demande-t-on souvent. Nous serions emportés par le « fétiche » de la révolution, raille la droite, tandis qu’une partie de la gauche a relégué cet objectif au simple statut d’idéal pour n’y plus voir qu’un terminus abstrait pour la locomotive de l’histoire. Dommage, dit-on, avec Walter Benjamin pour qui, si « Marx a sécularisé la représentation de l’âge messianique dans la représentation de la société sans classes [...], le malheur a commencé quand la social-démocratie a fait de cette représentation un “idéal” » qui permet précisément d’« attendre avec plus ou moins de placidité l’arrivée d’une situation révolutionnaire ».

« Cet imaginaire temporel est probablement l’attrait premier du communisme, dès lors que la brisure temporelle soudaine introduite par la révolution fraye une aurore dans la nuit d’une lutte des classes pour l’instant gagnée par les riches. »

Difficile pourtant, aujourd’hui, de cerner ce que seraient les contours de cet « âge messianique », cette fin historique qui, appelée eschaton en grec, constitue l’objet d’étude de l’eschatologie et dont les sociétés passées ont souvent fait de l’attente un élément moteur de leurs projections sociales. Ainsi les religions monothéistes ont-elles attendu le Messie, et le mouvement communiste – sous d’autres modalités –, la révolution, deux échéances salvatrices qui contrastent avec les formes angoissantes de l’eschaton contemporain, entre fin du monde, fin du mois et fin de l’histoire.

Nos lendemains chagrins
Faute de large victoire récente susceptible de relancer l’idée qu’il y a bien une alternative, quel contraste évident y a-t-il donc avec le temps de nos aînés qui trouvèrent leurs premiers engagements politiques dans les mouvements nourris, parfois avec retardement, par mai 1968 ? Leurs luttes, communistes ou non, déployaient des utopies joyeuses et des grands récits mobilisateurs, dont les racines communes se nouaient dans la certitude providentielle d’un basculement à venir, tant était forte la conscience qu’il s’en était fallu de peu de franchir la frontière qui séparait la gueule de bois politique des lendemains qui chantent. Où sont à présent passées ne seraient-ce que ces narrations entraînantes ? De celles qui mobilisaient la jeunesse d’antan, de celles qu’effrayaient bien à propos les classes dominantes, de celles qui maintenaient jeunesse et travailleurs à l’offensive, radieuses et coriaces, et la bourgeoisie en garde, fébrile et chancelante… ? Et tant pis, pour une fois, si l’on idéalise.
Seule l’utopie du projet européen – qui, comme « projet », n’a précisément pas de terminus – a encore droit de cité aujourd’hui dans le mirage de l’agora médiatique, et celle-ci vient ombrager de son romantisme tranquille des utopies moins abstraites et plus criardes. Clercs faillis mais autorisés, vendeurs de cames idéologiques hybridées, creux gestionnaires d’une fausse pénurie concourent ainsi à la fabrique du consensus autour d’un politique évidé, maintenu dans les rebuts et les limbes d’une Europe politique soigneusement évitée car vendue au rabais. Le retour à l’équilibre budgétaire, seule perspective politique, seul seuil historique vers lequel oriente son credo, ne propose aucune offre de salut, ne projette qu’un temps homogène et vide, appelé à se répéter sans cesse, et l’histoire n’est plus possible.

À quelle fin se vouer ?
Depuis ses fondations, le communisme trouva, lui, son énergie politique dans sa capacité à projeter une échéance, à déplier un temps fléché vers des lendemains qui chantent et une nouvelle genèse pour une humanité sans classes. La lutte aurait ainsi un débouché temporel en ce qu’elle accoucherait d’un temps nouveau, si lointain qu’il soit. Cet imaginaire temporel est probablement l’attrait premier du communisme, qui fait venir à lui une jeunesse et un monde populaire moins pressés d’en découdre que de trouver dans cette confiance dans les temps à venir une « sécurisation de l’imaginaire », dès lors que la brisure temporelle soudaine introduite par la révolution fraye une aurore dans la nuit d’une lutte des classes pour l’instant gagnée par les riches. Cette appréhension du communisme comme nouvelle « jeunesse du monde » est ce qui fait inévitablement sa force face aux constructions politiques orientées vers la meilleure gestion possible de l’état de fait.

« Le communisme promeut la “révolution de la réforme” et s’oppose en cela à la “réforme de la révolution” prônée par les partis réformistes. »

Car nulle société ne peut s’édifier durablement pour tous sans ne serait-ce que la « fiction maîtresse » d’un seuil historique à venir, qui lui confirme qu’elle ne vient pas clôturer l’histoire mais qu’elle la fait advenir. Dès lors, si le communisme est sûr de son désir politique, c’est moins par certitude qu’il est appelé à se substituer à un capitalisme voué providentiellement à s’effondrer sous le poids de ses contradictions que parce qu’il sécurise l’imaginaire au lieu de le charger chaque jour un peu plus d’angoisses matérielles et affectives. Pour le communisme, la fin n’est pas le glas, et nous ne sommes pas condamnés à jouer le mieux possible du violon sur le pont d’un bateau qui coule, repliés dans l’esthétique de la décadence qui sied si bien aux cyniques, en attendant que l’histoire revienne pour enfin accoucher d’un temps nouveau dans la douleur d’une révolution sanglante, comme le voudraient les partisans d’un grand soir soudain et providentiel.

« L’attrait du mouvement communiste est bien sa capacité à déployer un imaginaire de la libération qui combine dialectiquement deux temporalités appelées à s’imbriquer avant de se succéder. »

Révolution de la réforme
L’attrait du mouvement communiste est bien sa capacité à déployer un imaginaire de la libération qui combine dialectiquement deux temporalités appelées à s’imbriquer avant de se succéder. D’un côté, il travaille à accélérer une fin qui ne serait plus angoissante dès lors qu’elle ne serait plus la clôture de l’histoire mais l’ouverture d’un nouveau monde social. De l’autre, tant que cette fin joyeuse n’est cependant pas vraiment là, le temps est celui des compromis pour obtenir, comme disait Jean Jaurès, des « réformes révolutionnaires » qui sont des « réformes réfléchies [qui] doivent hâter et adoucir l’évolution » : c’est dans ce cadre qu’avec l’appui des autres forces de gauche le mouvement communiste freine les contre-réformes et empêche autant la bascule possible dans la contre-révolution que la stabilisation dans la social-démocratie. Le communisme promeut donc la « révolution de la réforme » et s’oppose en cela à la « réforme de la révolution » prônée par les partis réformistes.

Pierre Salvadori est doctorant en histoire moderne à Sorbonne Université.

Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020