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La démarche du commun est une approche  de grande portée. Elle est de nature à renouveler notre stratégie politique tout en lui donnant un champ plus vaste.

 

Depuis plusieurs années, le thème des communs est monté en puissance dans le débat d’idées et dans le champ politique. Dans la dernière période, les articles, les conférences et les colloques se multiplient sur le sujet illustrant ainsi son effet grandissant.
N’oublions pas que la notion de « communs » remonte très loin dans l’histoire des sociétés humaines (cf. les Commons  dans les campagnes de l’Angleterre féodale ou encore le droit de « vaine pâture » pour les paysans non propriétaires dans la société médiévale en France). Rappelons qu’elle a quasiment disparu pendant une longue durée, victime de la dynamique de développement capitaliste (cf. le mouvement des « enclosures » dans l’Angleterre de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle).

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Dans la période contemporaine, elle a été replacée dans l’actualité par l’attribution en 2009 du prix Nobel d’économie à l’économiste et politologue américaine Elinor Ostrom pour ses travaux sur les modes de gestion de ressources communes par des communautés réelles à travers le monde. Puis d’autres ouvrages importants ont été publiés. On peut citer notamment ceux d’Antonio Negri et Michael Hardt, Commonwealt, de Pierre Dardot et Christian Laval Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte, 2014) ou encore l’ouvrage collectif dirigé par Benjamin Coriat, Le Retour des communs : la crise de l’idéologie propriétaire (Les liens qui libèrent, 2015) . Il est bien clair que la réémergence de ce sujet dans les conditions d’aujourd’hui ne peut s’assimiler à la revendication d’un retour à des situations historiques antérieures bien éloignées des enjeux de la période que nous vivons.
En effet, l’ancrage de cette thématique provient surtout des multiples mobilisations et pratiques alternatives qui s’en revendiquent dans de nombreux domai­nes et partout dans le monde. Elle ne se limite donc pas à une simple création conceptuelle. Elle correspond à une aspiration et à une vision du vivre ensemble qui travaille en profondeur la société. C’est en cela qu’elle constitue une approche politique.

Les communs comme approche politique
Ces aspirations, ces mobilisations, cette vision renouvelée du vivre ensemble correspondent au caractère de plus en plus prégnant d’enjeux majeurs pour notre avenir. Elles témoignent d’abord d’une lourde contradiction. Le capitalisme se révèle de plus en plus incapable d’apporter des réponses pertinentes en termes de progrès humain durable aux défis essentiels posés aujourd’hui à l’humanité. Aucun d’entre eux ne peut trouver de solution dans la concurrence pour la captation du profit érigée en principe cardinal. Et pourtant, faute d’alternative considérée comme crédible, ce même capitalisme semble aujourd’hui plus fort qu’il ne l’a jamais été. Qui plus est, il conduit des offensives visant à ancrer encore plus profondément sa domination. On peut mentionner par exemple les attaques systématisées contre les droits démocratiques (au nom de l’idéologie « post-démocratique »), l’utilisation des peurs et des idéologies nationalistes racistes et xénophobes nourries par la crise elle-même et renforcées par les menées terroristes du djihadisme, ou encore le développement des impasses populistes.

« Le travail dont la composante intellectuelle devient prédominante ne peut désormais être que collaboratif si nous voulons qu’il exprime toutes ses potentialités. »

La recherche d’alternatives, et même la recherche de sens sont donc cruciales. Face au verrouillage de la situation, elles s’appuient sur des réalités nouvelles particulièrement sensibles auxquelles le système en crise profonde ne peut apporter de réponses satisfaisantes.

Des réalités nouvelles particulièrement prégnantes
Avec le niveau contemporain de productivité du travail – dont la progression est constitutive de l’histoire humaine – jamais n’ont existé autant de moyens d’agir sur le milieu de vie des êtres humains et sur les êtres humains eux-mêmes. Mais cette action peut engendrer le meilleur comme le pire. Pour affronter cette situation sans précédent, l’humanité a besoin de se libérer de la séparation des rôles entre la minorité qui décide à son profit et la majorité astreinte à obéir à ses directives ; séparation aussi ancienne que l’exploitation de l’homme par l’hom­me et que l’émergence des rapports de classe faisant corps avec cette exploitation.
Sans prétendre à l’exhaustivité, notons les liens de cette réalité fondamentale avec les transformations profondes que connaît le travail dont la composante intellectuelle devient prédominante et qui ne peut désormais être que collaboratif si nous voulons qu’il exprime toutes ses potentialités. Notons également que les technologies numériques démultiplient les besoins et les possibilités de partages. Les communs numériques constituent une réalité structurante de notre époque. Ils appellent de nouveaux modes de gestion coopératifs et participatifs. Plus largement encore, même si l’idéologie du capitalisme libéral persiste à magnifier le paradigme de la concurrence comme à cultiver l’individualisme et le chacun pour soi, la vie réelle démontre chaque jour l’inanité de cette approche. Les défis écologiques impliquent des réponses communes. La transformation en profondeur des modèles de consommation et de production oblige à réfuter les logiques de moins-disant social et environnemental ou encore l’illusion qu’on peut tirer son épingle du jeu seul contre tous. Malgré la ségrégation urbaine, les villes sont de plus en plus productrices de communs.
Dans ces différents domaines, des pratiques nouvelles voient le jour. Dans la sphère de l’écologie ou dans celle de l’économie sociale et solidaire, notamment, elles permettent d’apporter des réponses concrètes, effectives, « à portée d’action ». Plus largement, de multiples luttes ou mobilisations relèvent de la même volonté et de la même logique.

Droit d’usage partagé et droit de propriété
Dans le monde en devenir, de plus en plus de biens, de services ou plus globalement d’activités humaines voient leur utilité et leurs bienfaits entravés, voire saccagés, s’ils subissent les règles de l’appropriation. Leurs potentialités de développement émancipateur ne peuvent s’exprimer que si le droit à leur usage partagé est pleinement reconnu.
Cette remarque porte loin. Elle signifie que des biens, des services ou des activités sont déclarés comme n’appartenant à personne, comme étant « inappropriables ». Cela ne signifie pas qu’ils sont en déshérence. Cela signifie en revanche qu’ils sont gérés (ou « gouvernés ») de telle manière que leur usage (l’usus du droit romain) est partagé selon des règles définies en commun mais que personne ne détient l’abusus, c’est-à-dire le droit de vendre ou de donner, de démanteler ou de détruire. Ces derniers éléments sont des caractéristiques essentielles du droit de propriété qui est ainsi remis radicalement en cause. La gestion des communs obéit ainsi à une logique alternative : celle du partage du droit d’usage et du maintien en bon état (voire du développement ou de l’amélioration) pour les générations futures.

Des conceptions différentes et des débats de fond
On commettrait néanmoins un contresens si on perdait de vue que la thématique des communs (ou du commun, nous reviendrons sur cette distinction) est l’objet de nombreux débats de fond, voire de polémiques, qui sont le reflet de la diversité politique des conceptions existantes. Il est évidemment impossible, dans le cadre de cette note, de se fixer une ambition exhaustive dans l’exposé de ces débats. Plus modestement, on peut illustrer leur nature par quelques exemples.

Se limiter aux « biens communs » ?
Certaines approches très présentes – et depuis longtemps – dans le mouvement altermondialiste centrent la bataille sur la question des biens communs et notamment sur celle des « biens communs de l’humanité ». Elles soulignent à juste titre le caractère vital d’empêcher l’appropriation privée et l’exploitation à des fins de profit de biens essentiels pour le devenir de la planète et des êtres humains. L’eau, l’oxygène, le climat, les semences mais aussi la libre diffusion de l’information, des connaissances et du savoir sont le plus souvent cités dans la liste de ces biens communs. Plus largement, cette approche sous-tend des batailles de grande portée, comme l’opposition au brevetage du vivant, la lutte contre l’appropriation de ressources naturelles ou encore la protection de zones fragiles. La déforestation de l’Amazonie ou de territoires entiers de l’Indonésie, les menaces considérables que font peser les majors de l’industrie pétrolière sur l’océan Arctique démontrent l’actualité et l’urgence de ces questions. Toutes ces batailles sont évidemment celles des communistes. Nous avons démontré notre détermination à ce propos l’année dernière dans la préparation de la COP 21 dans la perspective de l’accord de Paris.

« La gestion des communs obéit ainsi à une logique alternative : celle du partage du droit d’usage et du maintien en bon état (voire du développement ou de l’amélioration) pour les générations futures. »

En même temps, cela ne doit pas empêcher de considérer que, même s’il faut tenir ce front, les ambitions de la démarche du commun doivent aller plus loin. D’une part parce qu’elle doit concerner toutes les échelles territoriales, d’autre part parce qu’elle ne se limite pas à une liste fixée a priori – aussi emblématique soit-elle –, enfin parce qu’elle ne part pas d’abord des biens ou services concernés mais d’un rapport social. Comme l’indiquent P. Dardot et C. Laval, la démarche est d’abord liée « à l’activité des hommes eux-mêmes : seule une pratique de mise en commun peut décider de ce qui est “commun”, réserver certaines choses à l’usage commun, produire les règles capables d’obliger les hommes ».
Sur le premier point, faire du commun un principe politique c’est aussi raisonner à l’échelle de la proximité. Même s’il est évident que les biens communs de l’humanité nous concernent tous au quotidien et que les batailles se mènent dès le niveau local, il est clair que leur aboutissement se situe à l’échelle internationale ou au moins à celle de régions du monde. Les batailles de proximité évoquées ici sont celles qui peuvent avoir un aboutissement local à « portée de lutte » pour reprendre une image déjà évoquée. C’est le cas par exemple de la création de coopératives ou de tiers lieux, c’est le cas de la prise en charge associative de problèmes qui préoccupent une population, c’est le cas aussi de la gestion sous des formes collectives d’espaces d’intérêt commun, etc.
Sur le second point, la définition d’une liste arrêtée « d’en haut » précisant ce qui fait ou ne fait pas partie des biens communs peut devenir un frein à l’essor des luttes et du développement de cette thématique. Cette remarque est d’autant plus fondée que des débats de ce type existent d’ores et déjà. Pour les uns, nous venons de le voir, seuls les biens vitaux doivent être concernés. Pour d’autres, les communs ne peuvent être que les biens « naturels » mais quid alors des communs numériques ? Pour d’autres encore, ce qui relève de la propriété publique ne fait pas partie des communs, au prétexte que c’est l’État ou une institution publique qui en est propriétaire (cf. Negri et Hardt). Pour certains enfin, seuls des biens par nature inappropriables relèvent de la démarche. (Ici ce n’est pas le caractère inappropriable qui fait débat mais celui de la définition du « par nature »). Précisément, si nous prenons au sérieux la démarche, ne devons-nous pas considérer que c’est en commun que les personnes ou populations concernées doivent déterminer ce sur quoi elles entendent agir et ce qui doit relever de la prise en charge commune ?

Exclure les services publics de la démarche ?
La question des services publics illustre parfaitement ce propos. Pour un certain nombre d’auteurs, les services publics doivent être exclus du périmètre car ils sont dans le champ de l’étatique ou de l’institutionnel considérés comme étranger « par nature » à la démarche. Or l’activité des services publics concerne pour l’essentiel des domaines dans lesquels l’égal accès des populations doit être garanti et qui doivent être gérés, avant tout, avec l’objectif de répondre aux besoins. Devons-nous alors rester enfermés dans les conceptions étatistes et technocratiques qui président aujourd’hui à leur gestion (conceptions qui favorisent d’ailleurs l’idée que leur prise en main par le privé ne change pas grand-chose) ? Ne devons-nous pas au contraire avoir une approche des services publics comme des communs à gérer démocratiquement (rôle des usagers, des personnels et des élus à tous les niveaux) et à désétatiser ?
Chacun perçoit la portée de ce débat. Il implique d’abord beaucoup de créativité. Peut-être doit-il conduire à imaginer un nouveau type d’entreprises ou d’institutions gestionnaires de ces services. Il impose, dans la gauche de gauche, un débat de fond sur la place de l’État dans le processus transformateur comme dans la société. En tout état de cause, il oblige à approfondir la notion de processus. En effet, nul ne peut envisager de passer en quelques mois du modèle actuel des services publics (incluant de plus en plus leur privatisation et leur gestion selon les normes du privé) à une conception novatrice fondée sur les communs. En revanche, développer des batailles de montée en pouvoirs des usagers, des personnels et des élus, contester les objectifs actuels de gestion, les indicateurs et les critères de décision pour y substituer d’autres, est une ligne stratégique concrète et rassembleuse porteuse de sens et de perspectives. Elle permet une construction « en processus » du commun dans le champ de services publics appelés à en être partie prenante.

.../... à suivre dans Cause commune de Janvier-février 2018

Alain Obadia est président de la Fondation Gabriel-Péri.

Cause commune n° 2 - novembre/décembre 2017