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L’ESS est une économie hétérogène composée d’associations, de coopératives, de mutuelles, de collectifs locaux ou d’initiatives locales qui ont en commun de redonner une utilité sociale à la production économique et d’avoir un mode de production rendant les salariés, les usagers, les producteurs, les patients, etc., actrices et acteurs de la société.

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Dans les entreprises de l’ESS, coopératives et mutuelles, une personne égale une voix, pas ou peu de rémunération des parts sociales des sociétaires, réserves financières impartageables, adhésion volontaire au sociétariat. L’ESS est présente dans quasiment tous les domaines industriels et de service. Ce n’est pas une économie caritative ou de réparation, même si elle s’intéresse plus à ces champs que le reste de l’économie capitaliste.
Avec la loi de juillet 2014, « loi Hamon », des entreprises commerciales hors statut coopératif peuvent devenir entreprises sociales, ayant accès à un agrément « Entreprises solidaires d’utilité sociale (ESUS) » et à des avantages fiscaux et des subventions de la banque publique d’investissement Bpifrance, sous conditions :
– le but poursuivi doit être autre que le seul partage des bénéfices ;
– la gestion doit être démocratique avec la participation des associés, des salariés et des éventuelles autres parties prenantes ;
– les bénéfices de l’entreprise doivent prioritairement être utilisés pour le maintien ou le développement de l’activité.
Cette ouverture aux entrepreneurs sociaux est débattue, voire combattue, par les acteurs de l’ESS : en ce qui nous concerne, il nous semble qu’il faut être vigilants et dialoguer plutôt que rejeter.
Ces regroupements peuvent agir dans des domaines aussi variés que la santé, l’alimentation, la consommation, l’environnement, les transports, l’habitat, l’énergie, la culture… Ils posent tous la question de la propriété collective des outils de production et donc de la répartition des richesses dégagées en commun.

Un élément fort de dépassement du capitalisme 
Dans leur grande diversité, tous les acteurs de l’ESS ont pour origine la volonté de redonner un sens politique à l’activité économique et d’articuler de manière cohérente le « pourquoi nous produisons » avec le « comment nous le faisons ». Autrement dit, en partant du projet de société qui structure l’activité économique, l’ESS s’incarne dans des dynamiques organisationnelles transformatrices qui propulsent la démocratie au cœur du système productif. Elle participe à l’évolution des notions de propriété, d’entreprise, de valeur, en prise directe avec la réalité. En cela, elle modifie le résultat de la production, son influence territoriale et sociétale, et concourt à l’émancipation des travailleurs.

Produire en commun
Cette dimension collective est indissociable de l’ESS. Des personnes mettent en commun leurs compétences, leurs savoirs et leurs réseaux parce qu’elles ont compris leur force commune et acceptent de le faire dans le respect de la place de chacun par le principe « Une personne = une voix ». Les nouveaux droits des salariés que nous appelons de nos vœux sont déjà là. Le parcours des Pilpa devenus la Scop Belle Aude, les Fralib devenus ScopTi, tout comme l’entreprise Macoretz (constructions écologiques), la Société pyrénéenne de métallurgique (SPM), ou le groupe Bouyer Leroux, devenu numéro un français de la brique et des conduits de fumée en terre cuite, montrent que le processus de construction ou de reprise de l’entreprise les ont conduits à introduire de nouvelles pratiques plus démocratiques et plus écologiques dans leur projet. Les trois dernières entreprises citées ont largement confirmé la supériorité économique et technologique de cette forme d’autogestion. L’entreprise n’est plus seulement un lieu de production économique, mais devient un « commun », espace de production sociale en adéquation avec son environnement. L’absence d’actionnaires et de rémunération du capital, l’impossibilité de délocaliser des entreprises détenues par leurs salariés, les pratiques de démocratie qui permettent que chaque salarié soit associé à la marche de l’entreprise, à ses orientations stratégiques, mais aussi une solidarité entre entreprises, notamment par des outils de financement solidaires spécifiques comme la Société coopérative de développement et d’entraide (SoCoDEn), Scop Invest ou le Crédit coopératif, qui en est le partenaire historique, rendent ces entreprises moins fragiles que les entreprises classiques. La cohérence d’ensemble entre le pourquoi, le comment et le quoi est féconde pour faire progresser un projet de société réellement communiste.

Produire avec du sens
Rappelons l’article 1 de la Constitution du 24 juin 1793 : « Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la puissance de ses droits naturels et imprescriptibles. » En quoi l’économie sociale et solidaire participe-t-elle à cette aspiration au bonheur commun ? Dans sa capacité émancipatrice et transformatrice, l’ESS participe à remettre du politique dans l’économie. Elle induit un changement de paradigme économique pour :
– mettre au centre de l’organisation productive l’humain et la démocratie (la personne en tant que citoyen économique et le collectif en tant qu’association productrice) ;
– élargir la notion de propriété par la mise en lumière du droit de toute personne affectée par l’activité de l’entreprise (salariés, producteurs, usagers, élus territoriaux…) ; elle a des pratiques différentes qui consacrent la défense des intérêts d’autres parties prenantes que les apporteurs de capitaux ;
– incarner par des dynamiques concrètes une utopie de transformation de l’économie vers un système démocratique de production qui vise à produire autrement, à mesurer la valeur à l’aune de sa contribution au projet sociétal : la poursuite du bonheur commun.
Les SCIC et les CAE (voir encadrés) ont toutes les caractéristiques de communs par leurs pratiques collectives. En cela, elles sont aussi proches des valeurs communistes et de la vision d’avenir que nous promouvons.

Travailler au développement d’une ESS vraiment émancipatrice et démocratique
Nous ne cherchons pas à faire croire que l’ESS dans son ensemble est totalement vertueuse, ne serait-ce que parce que les salariés des banques et des mutuelles ne sont pas directement sociétaires, que les grandes associations font vivre la souffrance à nombre de leurs salariés et que les dirigeants opérationnels des grosses coopératives agricoles ont oublié leur rôle et se sont lancés dans la compétition internationale en oubliant leurs mandants. L’ESS demeure dans le capitalisme, le pouvoir, la finance, les géants agroalimentaires. S’il y a débat entre acteurs de l’ESS, ses dirigeants sont plutôt dans la pensée sociale-démocrate qui ferait de l’ESS un nouveau type de capitalisme destiné à « servir les besoins les plus pressants de l’humanité », un « tiers secteur » mis au service d’objectifs qui lui sont extérieurs, ceux d’un capitalisme « moralisé ».
Nous sommes cependant persuadés que les formes proposées possèdent en elles, et grâce à leur statut, la capacité de participer à une transformation de l’économie en favorisant la socialisation des outils de production.

La supériorité des organisations coopératives
Cela étant dit, quelle différence entre une banque capitaliste et une banque coopérative ? La propriété ! Des actionnaires aux sociétaires, d’un petit groupe de personnes à un collectif citoyen large mais jusqu’à présent jamais réellement mobilisé sur l’appropriation des choix des banques coopératives que sont le Crédit agricole, le Crédit mutuel, Banque populaire-Caisse d’épargne (BPCE)…
Malgré tout le Crédit coopératif a des pratiques différentes avec des taux de progression intéressants, et la Nef coopérative financière attire de nombreuses personnes qui veulent de la transparence dans les activités bancaires et savoir ce qui est fait de leur épargne.
De 2007 à 2016 en France métropolitaine, les encours des dépôts bancaires ont augmenté de 58 % (2007 : 1 155, 9 milliards – 2016 : 1 821,1 milliards), les encours des crédits bancaires ont augmenté de 34 % (2007 : 1 373 milliards – 2016 : 1 836,7 milliards). C’est une régression, de plusieurs centaines de milliards, des crédits injectés dans l’économie par rapport à l’augmentation des dépôts bancaires. En outre, les ratios encours de crédits/encours de dépôts calculés par régions et départements montrent, entre autres, que les territoires pauvres épargnent pour les riches. C’est donc un exemple de question que les sociétaires pourraient poser à leur banque, notamment lors des assemblées générales : qu’avez-vous fait localement de notre argent ?
Quelle différence entre la grande distribution et la distribution coopérative ? La répartition de la richesse ! Qu’il s’agisse de produits locaux ou bio, les échanges entre producteurs et consommateurs se font sur la base d’un contrat équitable, négligeant de fait la rémunération des actionnaires, comme chez Artisans du monde, Biocoop, les Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne (AMAP), la Louve, les coopératives alimentaires participatives…
Quelle différence entre les sociétés ubérisées et les plateformes coopératives (Citiz, Coop cycle) ? Entre les entreprises de portage salarial et les CAE ? L’émancipation des travailleurs autonomes dans leurs décisions de gestion et d’organisation ! Quelle différence entre l’euro et les monnaies locales citoyennes ? Monnaie citoyenne non capitalisable et non épargnable, elle circule plus vite et peut créer de la richesse sur un territoire avec une dimension éthique et citoyenne.
En résumé, l’ESS conteste la seule valeur monétaire de l’échange comme référentiel pour promouvoir la valeur d’usage, la priorité du travail sur le capital, et valoriser le bénévolat et le don de temps. L’ESS permet de montrer que l’entreprise n’est pas nécessairement aux mains de patrons, eux-mêmes au service d’actionnaires. Au cœur de l’ESS, dans sa dimension combattante, se niche une réelle convergence avec le projet communiste de société. Marx déclarait dans La Guerre civile en France : « Ceux des membres des classes dominantes qui sont assez intelligents pour comprendre l’impossibilité de perpétuer le système actuel – et ils sont nombreux – sont devenus les apôtres importuns et bruyants de la production coopérative. Mais si la production coopérative ne doit pas rester un leurre et un piège, si elle doit évincer le système capitaliste, si l’ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous leur propre direction et mettant fin à l’anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inéluctable de la production capitaliste, que serait-ce, Messieurs, sinon du communisme, du très “possible” communisme ? »

Des tentatives de récupération
Les « entreprises contributives » – la responsabilité sociétale et environnementale (RSE) réincarnée de Martin Richer (Terra Nova) – ou la « société à but social » d’Emmanuel Macron ne sont-elles pas des tentatives de récupération ?
Nous sommes inquiets et nous ne sommes pas les seuls. Selon les acteurs de l’ESS consultés, la mission confiée à Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard sur « Entreprise et intérêt général » semble déboucher sur un affaiblissement de l’ESS. Il s’agit notamment de créer une « entreprise à missions » ou « société à objet social élargi » (SOSE). Si elle recueille les suffrages de grands patrons (Danone, Veolia…), elle interroge pour le moins les acteurs de l’ESS, l’Union des employeurs de l’ESS (UDES), les chercheurs du Centre international de recherche et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC), le mouvement associatif… En effet, pourquoi ne pas s’en tenir aux « entreprises solidaires d’utilité sociale (ESUS) » dont le cadre a été fixé par la loi du 31 juillet 2014 et qui élargissait déjà l’ESS au-delà les entreprises à statut (une personne = une voix, pas d’actionnariat, etc.) ? Par ailleurs, les modifications de statut de la Caisse des dépôts, pilier de financement de l’ESS, ne sont-elles pas une sérieuse menace pour l’ESS ?
« French impact » pour remplacer « intérêt général », « contrat à impact social » qui ressemble fort aux partenariats public-privé, cause de nombreux gâchis et scandales financiers, la dérive vers l’ultralibéralisme risque aussi d’atteindre l’ESS. Christophe Itier, haut-commissaire à l’ESS proclame que « peu importe le statut de ceux qui innovent ». l

Sylvie Mayer est responsable du groupe Économie sociale et solidaire du conseil national du PCF.


Quelques chiffres de l’ESS

Selon l’observatoire du Conseil national des chambres régionales de l’économie sociale et solidaire (CRESS), l’ESS, c’est 10 % du PIB réalisés par 200 000 entreprises, 2 380 000 salariés représentant une masse de 54 milliards d’euros, 12,7 % des emplois privés en métropole et en outre-mer, une progression de 24 % de l’emploi privé depuis 2000, avec une perspective de 600 000 recrutements d’ici 2020 en raison des départs à la retraite. Ces chiffres ne rendent pas compte de la totalité de ce que représente l’ESS : les associations en font partie et elles rassemblent des bénévoles qui représentent plus d’un million et demi de salariés à plein temps !

Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC)

136 en 2012, 407 en 2014, 627 en 2016, elles sont présentes dans des dizaines de domaines – petite enfance, énergies renouvelables, filière bois, éco-construction, habitat coopératif, rénovation thermique des logements, approvisionnement des restaurants collectifs en produits bio et régionaux, services à la personne, santé, et culture… L’intérêt, c’est le fait que différentes catégories d’associés, appelées les « parties prenantes », salariés, usagers, personnes morales et collectivités peuvent en être et participer aux décisions. Les collectivités peuvent les financer à 50 %. Imaginons la transformation des entreprises, voire des régies de la distribution et de la potabilisation de l’eau en SCIC, la création sur le territoire de SCIC d’énergies renouvelables ayant délégation de service public. Il y a via les SCIC une continuité possible, et un modèle de gestion qui s’expérimente et devra contribuer à la réflexion et à la construction d’un nouveau modèle de services publics, voire à de futures nationalisations.

Les coopératives d’activité et d’emploi (CAE)

Coopératives qui accueillent des autoentrepreneurs qui deviennent salariés associés, participent à la bonne marche de la coopérative, et bénéficient d’un accompagnement comptable, juridique, de formations. Ils peuvent coopérer avec d’autres coopérateurs sociétaires dans leur travail (locaux, bureaux, laboratoires de photographie en commun, etc.). Elles remplacent avec efficacité l’autoentrepreneuriat (Coopaname, c'est huit cents salariés sociétaires). C’est véritablement un des modèles d’emploi pour le XXIe siècle, et le concept de sécurité emploi-formation devrait prendre en compte ces nouvelles formes.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018