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Nous vivons aujourd’hui une crise de la politique et de la démocratie. Comment en est-on arrivé là ? Cherchons à en comprendre les causes, à savoir pourquoi et comment, malgré cette crise, nos concitoyens continuent à s’intéresser à la politique, à en faire. Peut-elle encore être utile à un changement transformateur, progressiste, de gauche, révolutionnaire. Et si oui, à quelles conditions ?

La politique a été longtemps définie comme une science du gouvernement de la cité, en quelque sorte une administration des hommes. Mais l’histoire nous a enseigné qu’elle peut mener au pire au nom d’une conception autoritaire, despotique de son exercice ou tout simplement par la volonté de gouvernants qui veulent rester coûte que coûte au pouvoir. Il est ainsi apparu de plus en plus nécessaire de faire de la démocratie le cadre indépassable de la pensée politique.

Quelle crise de la politique ?
Tout le monde constate la crise de la politique comme une évidence et en décrit les symptômes : de la crise de la représentation à celle des partis, de l’impuissance des États-nations au déplacement des pouvoirs du politique vers l’économique, de la défiance envers tous les politiciens et toutes les institutions, au repli sur soi, sur la famille ou la communauté... Au-delà de cette accumulation de poncifs que reste-t-il ? Peu d’analyses de ses causes et de ses origines.

« Une défiance populaire grandissante vis-à-vis de la politique spectacle et une envie toute aussi grandissante de se mêler de la chose publique de la part d’un peuple français cultivé et qui aime la controverse. »

Cette crise vient pourtant de loin, de la révolution conservatrice ultralibérale des années 1970. La révolution informationnelle naissante donnait au capitalisme les moyens technologiques d’une mondialisation financière et, par là même, elle lui permettait une extension de la loi du marché à l’ensemble de la planète, l’ouverture de nouveaux débouchés et la mise en concurrence des travailleurs du monde entier.

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1968 et ses aspirations aux changements de société avaient inquiété les puissants. Il leur fallait réagir. Ils l’ont fait au nom de la liberté individuelle contre le collectif. Il fallait opposer l’épanouissement de chacun et l’épanouissement de tous, organiser le chacun pour soi, promouvoir l’argent-roi, l’individu-roi, le tous contre tous, les gagneurs.
La France étant considérée par eux comme « le maillon faible du capitalisme en Europe », il fallait revenir sur ses conquêtes sociales et démocratiques, éloigner les citoyens des centres de décisions, supprimer les échelons institutionnels de proximité, la commune et le département, réduire les pouvoirs et les moyens des services publics, de la puissance publique au profit des puissances privées. Il fallait affaiblir durablement les contre-pouvoirs, les partis, les syndicats et singulièrement le Parti communiste et la CGT. Cela, malgré les résistances, a été fait et continue d’être un objectif de nos gouvernants. La réduction du nombre d’élus, la technocratisation des décisions restent à l’ordre du jour des politiques macroniennes.
Voilà les causes premières de cette crise. Une crise recherchée, construite, la politique et surtout la démocratie étant ressenties par les puissants de ce monde comme un pouvoir trop grand, trop dangereux laissé dans les mains du grand nombre, un obstacle sur la route du néolibéralisme.
Cette adhésion à la doxa néolibérale a commencé à droite en particulier avec Giscard d’Estaing. Elle a gagné les rangs de la gauche socialiste devenue social-libérale et écologiste de plus en plus libérale-libertaire. Dans les années 1980, ces évolutions politiques s’accompagnaient d’une évolution des consciences qui allait, jusque dans une partie du peuple de gauche, dans le même sens. Au nom de la modernité.
Dès le milieu des années 1990, la donne s’inverse, les idées de solidarité, d’égalité, la critique du capitalisme reprennent de la vigueur jusqu’à devenir, sur beaucoup de sujets, majoritaires. Et pourtant, la gauche socialiste de gouvernement ne change pas, elle, de logiciel. Aux promesses de changements sociaux succède le temps des désillusions. Le Pen devient un instrument du pouvoir pour dévoyer les mécontentements vers un repoussoir facile. Mais on ne joue pas impunément avec le diable. À ce jeu dangereux le Front national prospère jusqu’à faire de l’immigration le problème de la France et à inspirer les pouvoirs en place.
Comment ne pas voir dans cette faillite de la pensée de la gauche au pouvoir, de cette pratique immorale de la politique, jusqu’au refus d’entendre le Non au référendum de 2005, le terreau dont se sont nourris l’approfondissement de la crise, la défiance grandissante vis-à-vis des politiciens. Puisqu’on ne nous écoute pas, à quoi bon s’engager en politique, à quoi bon voter ? Comment ne pas comprendre ce dégoût populaire ? S’installe alors une « dépolitisation contradictoire ». Nos concitoyens, de plus en plus au fait des enjeux, ne croient plus en ceux qui nous gouvernent et plus profondément doutent qu’on puisse y faire quelque chose.
Cette crise alimente une mise en cause de plus en plus consciente du système mais qui s’accompagne d’un fatalisme préoccupant. Aujourd’hui, chacun sait que l’argent il y en a, que les marchés financiers sont des prédateurs, que les inégalités grandissent et que les droits reculent. Le débat se déplace sur le type de réponses à proposer, sur les solutions à apporter. Fédérer les mécontentements, les résistances, si utiles soient-elles, ne suffit pas.
L’éclatement de la société ne mène pas spontanément à la solidarité. Les misères et les inégalités mondiales n’entraînent pas à la coopération et à la paix. Les catastrophes naturelles avivent le chacun pour soi. Partout dans le monde, la montée des nationalismes, les dérives autoritaires voire dictatoriales sont à l’œuvre. Certains veulent nous entraîner vers des sociétés post-démocratiques et cherchent « l’hom­me fort ». D’autres, solutionnistes ou néotechnocrates, plus sournois, nous expliquent qu’il n’y a plus de problèmes de société et qu’en toute chose la solution est affaire individuelle.
Faute d’alternative crédible à gauche, ces dérives ne peuvent que s’amplifier. Et pourtant les envies de changement, les résistances sont de plus en plus fortes. Deux tiers des Français ont une mauvaise opinion du capitalisme. La conscience grandit d’une opposition d’intérêt entre les 1 % des ultra-riches et les 99 % autres. Trois Français sur quatre croient au retour de la lutte des classes. Les valeurs de solidarité sont en hausse. Les notions d’intérêt général et de service public, de biens communs reviennent sur le devant de la scène. Et peut-être encore plus dangereux pour les puissants le besoin de réfléchir ensemble pour faire société réactive le désir de politique, d’une politique citoyenne. Huit Français sur dix pensent que si on les écoutait « les choses iraient mieux ».

« Le pouvoir d’un homme ou d’un clan ne peut pas résoudre nos problèmes. Face à la complexité du monde et aux urgences sociales et environnementales, seule la saisine du grand nombre, du local au mondial, peut nous permettre d’inventer des solutions humaines, de faire société. »

Les lieux de politisation se transforment, évoluent. Les réseaux sociaux s’invitent dans le débat politique aux côtés de ceux dans la famille et au travail. Travail qui, lui-même, ne se résume plus aux seules entreprises et administrations mais conquiert des tiers lieux du commun et du partage.
Nous sommes devant ce paradoxe apparent. Une défiance populaire grandissante vis-à-vis de la politique spectacle et une envie tout aussi grandissante de se mêler de la chose publique de la part d’un peuple français cultivé et qui aime la controverse.

Une autre envie de politique
Apparent en effet ce paradoxe : la politique politicienne, les décisions au sommet, le service exclusif des 1 % sont aujourd’hui rejetés par nos concitoyens, même s’ils sont prêts, par défaut, à suivre encore et encore, toujours un peu plus déçus et dégoûtés, tel ou tel sauveur suprême, fût-il de gauche. Pour mieux l’abandonner plus tard. Cette politique, cette façon d’en faire est morte ! Nous vivons les soubresauts convulsifs de son agonie. Une majorité de Français aspirent à autre chose, à participer, à être écoutés et respectés. Leur seul doute est de taille : cela peut-il réellement exister ?
Ils le savent, la main invisible du marché n’existe pas ou alors pour le pire. L’argent roi, le profit comme finalité, la cupidité sans limite de ceux qui ont tout, le marché comme régulateur, tout cela conduit aux catastrophes sociales, écologiques et démocratiques de notre quotidien. Mais peut-on faire autrement ?
Dans un monde où tout est possible ou presque, la question des choix humains devient la question primordiale. Qui décide ? Et comment ? Comment penser ensemble l’épanouissement de chacun et l’intérêt général ? Comment donner une nouvelle figure à la politique ?
Le pouvoir d’un homme ou d’un clan ne peut pas résoudre nos problèmes. Face à la complexité du monde et aux urgences sociales et environnementales, seule la saisine du grand nombre, du local au mondial, peut nous permettre d’inventer des solutions humaines, de faire société.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les décisions peuvent être l’affaire de tous et de chacun. Le niveau de culture générale des humains, la mondialisation qui nous fait prendre cons­cience de notre interdépendance, des richesses et des folies du monde, la révolution numérique qui fournit des outils jamais connus de mise en commun en ouvrent la perspective. Pas une perspective d’avance écrite, les forces contraires sont à l’œuvre et elles ont aujourd’hui le pouvoir, mais une perspective de confrontations, d’affrontements des intérêts dominants, une perspective de mise en valeur des forces du travail et de la création, une perspective humaine, démocratique.
Ce choix appelle un peuple mobilisé, conscient de lui-même et de ce qu’il veut, qui a envie de se battre pour ne pas être dépossédé de ses désirs. C’est là que la politique peut reprendre ses droits. À condition de convaincre et surtout de produire des actes et des pratiques concrets qui démontrent à toutes et à tous que les décisions humaines peuvent avoir prise sur la réalité et la transformer.
Gérer les affaires de la cité, c’est donc saisir le peuple de tout ce qui le concerne. Plus les questions posées sont complexes, ouvertes, et plus les réponses collectives sont pertinentes. Donner du pouvoir d’intervention à celles et ceux qui n’en ont pas, tel est le défi démocratique de notre temps. Rendre, à tout moment, le peuple acteur du changement c’est répondre à une exigence, que les humains soient en mesure de juger des tenants et des aboutissants de leurs choix. Il s’agit là d’un véritable défi culturel à relever ensemble.

« Il s’agit alors de penser à une fonction et une organisation nouvelle du parti communiste lui-même. Un parti créateur de rassemblement, un parti d’analyses pour construire avec les gens, un parti qui trouve, avec eux, les solutions aux problèmes qu’ils rencontrent, aux aspirations qu’ils expriment, un parti qui leur propose d’être "vous et nous au pouvoir". "Vous et nous, pour un autre monde". »

La nouvelle démocratie, c’est le débat avant, pendant et après toute décision à prendre. Avant, pour l’instruire, pendant, pour faire société et, après, pour l’évaluer et éventuellement en changer. La nouvelle politique, c’est le contraire de la délégation du pouvoir à un seul homme ou de la dictature de la majorité, c’est le respect des minorités, la confrontation continue des points de vue, la mise en commun de la complexité des choix, la construction de décisions les plus communes possible.
C’est un processus contradictoire fait d’avancées et de reculs, où chaque conquête demande de rassembler des majorités contre des intérêts, des groupes de pression certes minoritaires mais puissants. Ce choix n’est pas celui d’un grand soir suivi de nouvelles mais aussi fatales délégations de pouvoir que les précédentes. C’est celui de l’exercice chaque jour de la souveraineté populaire.
Il s’agit d’apprendre ensemble des contradictions entre l’économique et le social, entre l’exploitation nécessaire des ressources de la nature, la recherche de leur valorisation et l’économie des moyens, entre la satisfaction des désirs de chacun et l’épanouissement de tous. Il s’agit de traiter chaque question pour ce qu’elle est, d’y réfléchir ensemble pour décider démocratiquement. Cette façon de gouverner répond à une aspiration universelle, montante sur tous les continents. Elle doit concerner aussi les lieux de travail, là où se créent, se conçoivent, se produisent les richesses, là où s’organisent et se modèlent leur distribution et leur consommation.
Dans ce monde interdépendant, inégalitaire, la nouvelle politique fait le pari de l’internationalisme et de l’égalité des droits. Devant la complexité des problèmes à résoudre et des solutions à y apporter, elle choisit le grand nombre. Face au pouvoir grandissant de la finance, elle vise à libérer le travail, à faire entrer la démocratie dans l’entreprise et lui donner un nouveau statut dans la société : le lieu de production des biens et des services utiles aux êtres humains et à la société. Les élus, les partis, les média doivent se mettre au service de ce nécessaire et vivifiant débat démocratique. C’est aussi là leur avenir.
Le congrès extraordinaire du PCF se déroulera dans moins d’un an. Il devrait s’emparer des enjeux posés par la crise de la politique pour sa propre activité. Sur quoi les communistes doivent-ils fonder leur utilité ? Comment peuvent-ils avoir prise sur les événements pour être politiquement efficaces ? Dans quelles conditions les décisions humaines peuvent-elles changer le cours des choses ?
Une nouvelle fonction de la politique émerge, celle d’une démocratie agissante de tous et de chacun. Il s’agit alors de penser à une fonction et une organisation nouvelle du parti communiste lui-même. Un parti créateur de rassemblement, un parti d’analyses pour construire avec les gens, un parti qui trouve, avec eux, les solutions aux problèmes qu’ils rencontrent, aux aspirations qu’ils expriment, un parti qui leur propose d’être « vous et nous au
pouvoir ». « Vous et nous, pour un autre monde. » l

Michel Laurent est membre du collectif Idées.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018