Entretien avec Benoît Collombat
Le choix du chômage s’inscrit dans le cadre d’une idéologie, le néolibéralisme, qui ne prône pas l’absence d’État, mais au contraire un rôle actif de ce dernier au service du marché.
CC : Dans le chapitre I de votre ouvrage Le Choix du chômage, vous représentez une rencontre ayant eu lieu lors du festival Quai des Bulles de Saint-Malo entre Claude Gendrot, éditeur chez Futuropolis, le dessinateur Damien Cuvillier et vous-même. Comment en vient-on à réaliser une enquête sur les politiques néolibérales, qui privilégie l’interview d’acteurs politiques mais surtout de conseillers de l’ombre ? S’agit-il de rendre visibles et compréhensibles des choix politiques qui ont été réalisés hors des voies démocratiques ?
En me lançant dans ce projet, mon intention était double. Il s’agissait de prolonger le travail déjà effectué avec Étienne Davodeau avec l’enquête en bande dessinée Cher pays de notre enfance (Futuropolis, 2015) où nous explorions la violence politique liée au pouvoir gaulliste, pompidolien et giscardien dans les années 1960-1970, en racontant la suite de l’histoire : les effets dévastateurs des politiques néolibérales. Une autre forme de violence engendrée par une orientation économique que je souhaitais documenter le plus précisément possible, à travers témoignages et archives, avec l’idée de mettre des visages et des mots sur des choix politiques souvent présentés comme inéluctables.
« Le choix du chômage est d’abord celui du choix du démantèlement des outils qui permettaient à l’État de contrôler les flux monétaires, le crédit et les taux d’intérêt, à travers notamment le circuit du Trésor. »
CC : Votre thèse principale est que la rigueur budgétaire, la stabilité monétaire (monnaie forte) et la lutte contre l’inflation ont été volontairement choisies au détriment d’une quatrième variable, la lutte contre le chômage. En quoi y a-t-il eu un choix du chômage ?
Le choix du chômage est d’abord celui du choix du démantèlement des outils qui permettaient à l’État de contrôler les flux monétaires, le crédit et les taux d’intérêt, à travers notamment le circuit du Trésor. Il s’inscrit dans le cadre d’une idéologie, le néolibéralisme, qui ne prône pas l’absence d’État, mais au contraire un rôle actif de ce dernier au service du marché. C’est ensuite le choix du capital contre le travail. La financiarisation de l’économie, le placement de la dette sur les marchés, a pour conséquence de subordonner l’emploi à d’autres priorités qui favorisent les épargnants et les détenteurs d’actifs. En 1987, la banque d’affaires américaine JP Morgan peut ainsi se réjouir d’un taux de chômage élevé en France (11 %) qui permet d’éteindre toute contestation sur les salaires et d’empêcher toute remise en cause des choix économiques opérés tant par « la gauche » que par « la droite ». La petite phrase du président de la Fed (Banque centrale américaine), Jerome Powell, en septembre 2022, expliquant que « nous avons besoin d’une augmentation du chômage » pour lutter contre l’inflation montre bien que cette idéologie est toujours à l’œuvre.
CC : Vous montrez de façon très convaincante qu’il y a une continuité politique depuis les années 1980, avec notamment trois hommes clés de l’adaptation de la gauche française aux politiques dites « néolibérales » : Pierre Mauroy, Jacques Delors, Pierre Bérégovoy. Pourtant François Mitterrand a été élu notamment avec un slogan, « D’abord l’emploi ». Comment expliquez-vous cette « conversion » au néolibéralisme de la part d’une partie de la gauche française ?
Plutôt qu’une conversion, je parlerais plutôt de continuité silencieuse. Avant même l’élection de François Mitterrand à l’Élysée, des hommes comme Jacques Delors ou Jacques Attali ont pesé au sein du Parti socialiste pour se mettre dans les pas de la politique économique de Raymond Barre, présentée comme un gage de « sérieux » et de « crédibilité » pour les marchés. François Mitterrand a habillé politiquement la rigueur (qui a débuté en réalité dès la fin 1981) par la construction européenne. Or cette dernière s’inscrit en fait dans un logiciel ordolibéral, une version allemande du néolibéralisme pour qui la monnaie est une chose trop sérieuse pour être laissée aux États et le libre marché est censé régler tous les problèmes. En janvier 1986, une publicité électorale du PS publiée dans le journal Le Matin s’enorgueillit même du fait que « le chômage augmente moins vite à gauche qu’à droite », abandonnant ainsi tout objectif de plein-emploi. Comme l’a montré le chercheur états-unien Rawi Abdelal, les Français n’ont pas subi ce mouvement mondial de dérégulation, ils en ont été les acteurs actifs. Ce choix du chômage a pu aussi être un moyen de faire carrière au sein du PS : hors de cette doctrine, point de salut. Ainsi, Pierre Bérégovoy n’était pas forcément favorable à ces orientations avant d’en devenir un serviteur zélé, ce qui lui a permis d’être nommé Premier ministre en 1992.
« La financiarisation de l’économie, le placement de la dette sur les marchés, a pour conséquence de subordonner l’emploi à d’autres priorités qui favorisent les épargnants et les détenteurs d’actifs. »
CC : Certains lecteurs découvriront dans votre livre le rapport Eisner, du nom de ce professeur d’économie américain, à qui le commissariat au Plan demande en 1982 de proposer une évaluation des politiques économiques françaises. Pouvez-vous rappeler quelles sont ses étonnantes conclusions, notamment en matière de plein-emploi et de lutte contre le chômage structurel ?
Robert Eisner était un professeur d’économie états-unien réputé. En 1982, le ministère du Plan dirigé par Michel Rocard lui commande un rapport pour justifier le changement de politique économique mené à l’époque. Mais l’économiste ne joue pas le jeu qu’on attend de lui : il considère que le pouvoir socialiste a tous les atouts en main pour mener une politique de plein-emploi, quitte à sortir du système monétaire européen. Il dédramatise également le déficit extérieur, qui s’explique largement par les importations de pétrole. Son rapport finira donc à la poubelle.
CC : Dans le post-scriptum du Choix du chômage, vous interrogez Romaric Godin, journaliste à Mediapart. Celui-ci déclare qu’il faut « arrêter de sous-traiter l’emploi au secteur privé et créer une garantie de l’emploi pour permettre à ceux qui veulent travailler de vivre dignement ». Selon vous, faut-il sortir le travail de la logique du marché ?
Je pense qu’il faut se garder des fausses évidences comme : « Ce sont les entreprises qui créent l’emploi » ou : « Il suffit de traverser la rue pour trouver un travail ». Sachant que le plein-emploi n’est pas un objectif en soi : la notion de métier, la qualité du travail accompli, le sens qu’il représente pour la société, le fait de faire sortir des pans d’activité du secteur marchand capitaliste, doit faire partie intégrante de la réflexion. De nombreuses propositions existent aujourd’hui allant du salaire à la qualification de Bernard Friot à la garantie d’emploi de Pavlina Tcherneva pour qui « soit vous garantissez le plein-emploi, soit vous garantissez le chômage. » Selon des chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), il y aurait 14 000 morts par an liés au chômage, en France. On voit bien qu’on arrive au bout de ce système. Mais le capitalisme néolibéral n’en rendra pas les clés sans mobilisation populaire. Comprendre ce qui se passe peut aider à s’en défaire.
Benoît Collombat est journaliste.
Propos recueillis par Hoël Le Moal.
Cause commune n° 32 • janvier/février 2023