Ce texte est tiré d’un article de 1961 : « Problématique de l’étude des rapports entre islam et communisme », reproduit in Marxisme et monde musulman (Seuil, 1972). L’auteur essaie de dresser une sorte de typologie des différentes relations qu’ont pu nouer islam et communisme au cours de l’histoire. Loin des caricatures simplificatrices, Maxime Rodinson explore cette multiplicité faite de combats, de conciliations et de coexistence pacifique.
par Maxime Rodinson
C’est strictement à l’aspect idéologique des rapports que nous nous limiterons ici […].
Le choc
Le choc est un effet propre à cette fameuse incompatibilité doctrinale des idéologies dont parle tant la littérature, et qui est d’ailleurs indéniable. Il est la première réaction, normale, naturelle, avant toute connaissance approfondie de l’autre, un cas particulier de la propagande générale, normale des organisations idéologiques des deux bords. Il se présente sous deux aspects.
Il y a d’abord la lutte du communisme contre l’islam. C’est là un simple cas particulier de la lutte antireligieuse du communisme en général. Les organisations communistes se croient tenues, de par leur doctrine, à une lutte constante contre toutes les religions. La religion en tant qu’idéologie fausse au service des classes dirigeantes endort ou mystifie la conscience révolutionnaire potentielle des classes opprimées. […] Mais la doctrine peut aussi fournir une autre thèse dont les conséquences pratiques peuvent être diamétralement opposées. La religion n’est qu’une idéologie, un phénomène superstructurel. Elle dépend par conséquent de l’infrastructure. Dès lors, lutter contre elle sur le terrain idéologique (ou même administratif) serait une méthode idéaliste, digne des petits bourgeois rationalistes, fondamentalement non marxiste. La seule méthode valable consiste à détruire les bases infrastructurelles de la religion en démolissant la société de classes. Ce n’est qu’ensuite que la propagande et les autres méthodes superstructurelles, n’ayant plus qu’à s’attaquer à des survivances, peuvent avoir quelque chance d’être efficaces […]. Ces deux positions, mettant en relief ou au contraire à l’arrière-plan la lutte antireligieuse, peuvent également s’appuyer sur des textes classiques […].
« Un exemple célèbre est celui de l’idée d’impérialisme-colonialisme (isti’mâr) acceptée avec ses connotations léninistes par des milieux souvent très éloignés du communisme. »
Dans l’autre sens, il y a eu aussi lutte de l’islam contre le communisme. Là aussi, c’était la première réaction avant toute connaissance approfondie. C’est la poursuite tout à fait normale de la lutte séculaire des cadres religieux musulmans contre les hérésies médiévales, l’irréligion, le « libertinage », la zandaqa [terme médiéval utilisé pour désigner les hérétiques], puis contre l’indifférentisme religieux et le laïcisme diffusé par l’Europe. Le passé de l’islam fournit une masse de précédents justifiant un combat à mort contre une idéologie de ce type. Certains esprits voient clairement la continuité malgré les imperfections de leur vision historique. Ainsi en août 1953, le cheikh Hasanayn Makhloûf, grand muftî d’égypte, déposant devant un tribunal où comparaissaient des communistes, y expose que la doctrine communiste ne fait que continuer les idées de l’ismâ’ilisme médiéval, elles-mêmes tirées « du prétendu philosophe grec Platon, partisan de la mise en commun des femmes ». De même, dans sa thèse de Sorbonne, le cheikh ‘Abdar-rahmân Tâg (Tâj) dénonce dans l’hérésie bâbiste [mouvement réformateur et millénariste fondé en Iran en 1844] un précurseur déplorable du communisme, essayant « sous le couvert d’un mouvement prétendu religieux d’atteindre des buts purement matériels : […] l’établissement d’un état de choses anarchique, aussi bien dans la morale et les mœurs que dans le domaine de la propriété des biens ». […] L’argumentation développée est l’argumentation théorique classique des religions […]. L’athéisme est une thèse qui sert de justification à une conduite débauchée, qui permet de se dégager de toute contrainte morale [...].
La conciliation idéologique
L’incompatibilité doctrinale incontestable des idéologies le cède à divers procédés de conciliation quand les considérations de stratégie internationale et intérieure font pencher vers une attitude amicale entre les deux mouvements, et même quelquefois en dehors de ce cas. Il y a emprunt d’idées à l’idéologie communiste par les musulmans quand ces idées correspondent à ce que réclame leur idéologie implicite, même en dehors de cette attitude amicale. Un exemple célèbre est celui de l’idée d’impérialisme-colonialisme (isti’mâr) acceptée avec ses connotations léninistes par des milieux souvent très éloignés du communisme. La théorie léniniste, exposée dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, est en effet la seule à fournir actuellement aux peuples anciennement colonisés par l’Europe une explication cohérente du problème principal auquel ils sont confrontés.
« Il s’agit, pour les communistes des pays musulmans (et pour les musulmans de l’URSS ralliés au communisme), de se trouver une tradition en l’islam, pour d’autres de montrer que l’islam n’est pas réfractaire par essence à une pensée de nature analogue à la pensée communiste. »
Quand on va plus loin il y a normalement réinterprétation des notions, des idées, des symboles musulmans par les musulmans comme équivalents d’idées ou de thèmes communistes qui veulent pousser à l’alliance. Quand l’effort de réinterprétation est particulièrement forcé, on obtient ce qu’on a appelé du concordisme […].
Des éléments religieux musulmans, sympathisants soit du système social communiste, soit de la politique étrangère des États communistes, ont fait du concordisme islamo-communiste, réinterprétant des idées classiques de l’islam comme équivalents de thèmes de propagande communiste. Il y a eu ainsi un certain nombre de déclarations de cheikhs syriens, irakiens, égyptiens, etc. L’islam veut le bien du peuple, ne tolère pas les monopoles, condamne le prêt à intérêt, donc le capitalisme, etc. Mais ce sont surtout les thèmes de politique extérieure mis en avant par les États communistes qui éveillent le plus d’échos. L’islam est pour la paix, contre les expériences atomiques, les bases étrangères, le racisme, le colonialisme, etc. Il s’agit en somme de montrer que l’islam n’est pas hostile aux valeurs défendues par les communistes, qui justement évoquent le plus de sympathie dans le monde musulman comme répondant le mieux à son idéologie implicite. Les musulmans qui développent de telles réinterprétations sont en général des esprits religieux, souvent fervents, qui n’entendent nullement adhérer à l’athéisme de principe des communistes. La façon dont ils considèrent cet athéisme et dont ils l’excusent varie suivant les cas. Ils peuvent n’y pas croire vraiment ou y voir (comme souvent les chrétiens) une apparence cachant une adhésion profonde aux desseins de Dieu, une appréhension déformée, mais profonde du divin.
Les communistes eux aussi se livrent à un effort de concordisme dans le même sens, quoique sur des thèmes légèrement différents. Il s’agit, pour les communistes des pays musulmans (et pour les musulmans de l’URSS ralliés au communisme), de se trouver une tradition en l’islam, pour d’autres de montrer que l’islam n’est pas réfractaire par essence à une pensée de nature analogue à la pensée communiste ou encore de défendre les peuples musulmans contre les accusations de la droite (et parfois de la gauche) idéologique européenne : l’islam immobiliste, fataliste, réfractaire au progrès, etc. Un procédé habituel est d’exalter des grands hommes musulmans du passé.
La coexistence pacifique
C’est la solution préférée en principe par les communistes et aussi sans doute par les croyants musulmans. Les idéologies restent intangibles, on n’essaie aucun syncrétisme, il y a entre elles coexistence et concurrence pacifiques. Les organisations, sans soulever la question de la valeur intrinsèque de leurs idées et de leurs principes, s’allient pour réaliser des objectifs communs. C’est la solution particulièrement prônée par les communistes français au moment du Front populaire, puis sous la Résistance et les gouvernements tripartites de la Libération, théorisée par eux (Thorez, Garaudy) sous le nom de « politique de la main tendue » et chantée en beaux vers français par Aragon (« Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas… »).
« Des éléments religieux musulmans, sympathisants soit du système social communiste, soit de la politique étrangère des États communistes, ont fait du concordisme islamo-communiste, réinterprétant des idées classiques de l’Islam comme équivalents de thèmes de propagande communiste. »
Cette solution naturellement suppose un certain nombre d’objectifs communs, au moins négatifs : lutte contre le fascisme, la domination étrangère, le colonialisme, etc. Malgré toutes les précautions de principe, chez certains adhérents au moins, une fois la politique d’alliance acceptée, la tentation est grande d’en augmenter le nombre au moyen du concordisme [...].
La concurrence pacifique des idéologies demanderait en principe que les deux concurrents soient placés sur un pied d’égalité, disposant des mêmes moyens de propagande […] Mais il est clair qu’il y a là […] une impossibilité pratique, même avec la meilleure volonté des deux côtés (ce qui est loin d’être toujours le cas). L’une trouve toujours plus de militants, de propagandistes que l’autre, est favorisée par la situation historique et sociologique.
Maxime Rodinson (1915-2004) était un spécialiste de l'islam et du monde arabe. Il était professeur à l'Ecole pratique des hautes études.
Ce texte est reproduit avec l'aimable autorisation des éditions du Seuil.
Maxime Rodinson a été membre du PCF pendant vingt ans, de 1937 à 1958, année de son exclusion. On lui doit entre autres ouvrages : Mahomet (1961), Islam et capitalisme (1966), Marxisme et monde musulman (1972), La Fascination de l’islam (1980) et Peuple juif ou problème juif ? (1981).
Cause commune n° 24 • juillet/août 2021