C’est vrai qu’on l’aimait bien, tante Jeanne. Elle faisait partie de mes tout premiers souvenirs, au même titre que mes parents, et même plus présente peut-être, à certains égards. Je me vois encore, j’avais quoi ? deux, trois ans, une balle multicolore à la main, et devant moi son sourire, discret, figé, sous le visage lisse. Assise, évidemment, statique, toujours le même chignon que j’avais vu à peine blanchir au cours de ces années, et porté un peu sur l’arrière du crâne, un fin sourire sur des lèvres invisibles qu’elle n’entrouvrait que pour manger, juste ce qu’il fallait pour laisser passer la fourchetée et hop, la bouche se refermait pudiquement.
Jeanne Fourmaut, 1937-2021, c’était écrit là déjà, sur le carré de marbre qui marquait l’entrée de sa dernière demeure dans le mausolée familial.
J’avais mis du temps pour prendre conscience qu’elle et mon père étaient frère et sœur. Vers mes 8 ans je lui avais demandé : mais tu n’as pas de mari, tante ? Sourire peiné en guise de réponse. Tu n’as pas de famille alors ? « Si mon poussin, j’ai toi, ta maman et ton papa, mon frère chéri. » Je m’étais interrogé, dans mon esprit d’enfant, existait-il deux sortes de fratries, tant ces deux êtres me semblaient éloignés, étrangers l’un à l’autre.
Mon père achevait de serrer les mains de celles et ceux qui avaient fait le déplacement jusqu’au cimetière, et je restais un moment à contempler la façade du monument funéraire, l’un des plus prétentieux de l’allée. Hormis mes grands-parents, qui occupaient le centre de la construction, voisins des arrière-grands-parents dont on m’avait parlé parfois, je ne connaissais pas grand monde. J’étais souvent exempt de corvée de Toussaint, généralement confiée au fleuriste du quartier. Certains noms faisaient écho à des anecdotes que mes parents narraient lors des repas de famille ou avec des amis qui se voulaient proches. Cet Ernest, par exemple, deuxième étage un peu vers la droite, celui qui s’était retrouvé dans le même lit qu’un officier allemand lors de la débâcle (fromage, ou gâteau, juste avant les digestifs). Je demandais :
– C’est quoi la débâcle, papa ?
– Tu le verras à l’école, me disait mon père.
Tout à droite du caveau, une plaque ne portait pas de nom. Elle était pourtant scellée comme celles qui abritaient Ernest (1910-1963), ou cet autre René (1899-1969), ou Hortense (1919-2000).
Mon père me tira à cet instant de ma réflexion en posant sa lourde main sur mon épaule. Les condoléances étaient terminées.
– Allons, François, on part. Sois tranquille : Jeanne a eu une belle vie.
Nous n’avions sans doute pas la même conception des « belles vies », mon père et moi. Tante Jeanne avait passé son existence le cul rivé à sa chaise, toujours la même, je ne lui avais jamais connu la moindre aventure, et lors des vacances estivales sur l’île de Ré elle retrouvait une autre compagnie : une caquetoire de rotin, cela faisait toute la différence à son été.
La poigne de mon paternel s’est faite plus pressante, malgré ma solide stature de gamin de 20 ans. J’ai ignoré l’injonction :
– Dis-moi… qui est enterré là ?
Du doigt j’ai indiqué le carreau anonyme en marbre gris.
Mon père a toisé la plaque, soufflé son dédain par le nez, comme un cheval qui renâcle à un ultime effort, avant de concéder :
– C’est vieux, ça n’a pas d’importance.
De retour à la maison, rue Vaugirard, j’ai fini de recopier ma disserte de philo, à rendre pour le lendemain, même si le directeur de Saint-Benoît m’avait laissé entendre que quelques jours de retard, ce ne serait pas grave, de la part d’un brillant étudiant de prépa, au vu des circonstances.
J’ai glissé les pensées de Kant et mes huit pages de réflexion dans la pochette cartonnée avant de descendre à la bibliothèque du salon. Désormais ce serait pour moi la bibliothèque tante Jeanne.
L’arbre généalogique et la biographie familiale reliée plein cuir étaient serrés entre les Mémoires d’un capitaine d’industrie, dictées et signées par mon grand-père, et les fables de La Fontaine. J’ai espacé les volumes voisins pour qu’on ne remarque pas trop vite l’absence de l’historique familial.
Retour dans la chambre. J’ai déplié la carte centrale de l’arbre et entrepris d’en escalader les ramifications. Au commencement était l’arrière-arrière-grand-père, ses huit frères et sœurs, et leurs parfois courtes existences. En particulier celle-ci : Eugène-Antoine Fourmaut, 1851-1871. Je me suis attardé sur le petit carré doré qui délimitait l’inscription et dont on avait tenté de gommer le tiret horizontal qui le reliait au reste de la tribu Fourmaut. Ni une ni deux, ni trois, j’ai connecté l’ordi à mon site de recherches historiques favori.
Eugène-Antoine n’avait dormi que deux heures. Comme chaque matin, depuis un mois qu’il avait choisi cette mansarde et sa nouvelle vie après un ultime conflit avec son père, c’étaient les roues ferrées de la carriole du ferrailleur sur les pavés de la Goutte d’Or qui l’avaient éveillé. Lève-toi, Eugène, lève-toi, les quartiers de bœuf t’attendent. Il aurait pu entendre les mots du chef de famille : tu choisis le parti du peuple, prends la vie qui va avec, jeune ingrat.
Il se passa le visage à l’eau, relut les quelques alexandrins qu’il avait su arracher à son cerveau enflammé par la révolte populaire qu’il avait fait sienne, et se mit en route. La Lili était déjà partie, l’atelier de la boulangerie était plus précoce encore que la distribution des quartiers de viande chez les bouchers.
L’entrée des abattoirs était bloquée : les ouvriers, dans leur uniforme de grisaille, foulard au cou, étaient rassemblés devant le portail de bois duquel s’échappaient des relents de sang et d’agonie. Aujourd’hui pourtant on n’entendait aucun cri d’animal, ni les coups des massues sur les crânes. La chaîne de la mort était à l’arrêt.
Eugène avisa André, un ancien qui lui avait offert sa solidarité ; il se tenait un peu à l’écart des plus agités.
– Ce qui se passe ? Les versaillais ont tiré, des dizaines de morts, mon camarade. Ils ont décidé de nous reprendre la ville. La semaine sera sanglante.
Comme pour souligner ces propos, à quelques rues de là, une fusillade monta. D’une seule clameur la troupe des ouvriers prit la direction du boulevard, emportant André et Eugène dans ses rangs.
Saint-Michel. La foule qui avait grossi s’arrêta d’un coup. André saisit le bras de son jeune compagnon de travail.
– C’est pas loin de chez toi ici, tu devrais rentrer. Rue Vaugirard, hein ? Vas-y, ils te laisseront passer. Pars, Eugène !
Le jeune homme mit une main sur l’épaule du vieil ouvrier.
– Chez moi, c’est ici maintenant. Vive la République. Vive la Commune !
À cet instant un déluge d’acier et de mitraille faucha les rangs du peuple de Paris. La fumée submergea la colonne improvisée qui pourtant se rua sur l’agresseur. Eugène se sentit soulevé, porté vers la barricade que les versaillais venaient de percer. Il y eut des coups sourds, des cris, puis l’obscurité.
Il avait mal à la tête, c’était indéniable, donc il était vivant. Il échoua plusieurs fois à ouvrir les yeux, et quand il y parvint, il vit qu’il se trouvait dans une grande salle dont le sol était jonché de blessés. Des gémissements montaient dans les rayons de soleil qui passaient par les ouvertures pratiquées en haut des murs. C’est vrai, on était le 28 mai.
– Monsieur, Monsieur Eugène-Antoine, enfin, vous vous réveillez ! Levez-vous, venez ! Bientôt il sera trop tard.
Gilbert, le fidèle majordome de la maison de Vaugirard.
– Qu’est-ce que vous faites là, Gilbert ? Vous aussi vous êtes un communard ? C’est mon père qui…
– Non, non, Monsieur, je suis venu vous sauver. Toute la maisonnée vous cherche, parmi les blessés et les morts. Dieu merci, vous êtes en vie. Allez, venez, c’est fini. Monsieur votre père a négocié votre liberté.
Le fidèle employé écarta le pan de sa veste et laissa entrevoir une bourse qui devait contenir plusieurs dizaines d’écus. Il saisit le bras du jeune homme pour l’entraîner avec lui.
– Non, je vous remercie, Gilbert. Vous êtes un homme… bienfaisant. Saisissez votre chance, partez, jouez un bon tour à mon père.
– Monsieur Eugène, vous n’y pensez pas.
– Si, allez, il va être trop tard.
À la porte de la salle, des versaillais en uniforme taché de sang exhortaient des hommes et des femmes, parfois mourants, à se lever. Dehors, les salves se succédaient à un rythme régulier. On fusillait à tour de bras.
– Monsieur…
Eugène se tourna vers la sortie.
– Vous direz que vous avez trouvé mon corps. Ils vous croiront. Et c’est mieux ainsi.
Quelques ombres, qui avaient emboîté le pas à Eugène, bousculèrent le majordome qui se trouva refoulé vers le fond de la pièce gardée par un cordon de soldats qui avançaient, baïonnette au canon. Il lui sembla entrevoir le haut de la tête de son jeune maître lorsqu’il entra dans la lumière du lieu d’exécution.
Je reposai le stylo-bille, un ordinaire. Je ne me voyais pas écrire l’histoire de mon ancêtre révolutionnaire avec l’autre, en or 24 carats. Je le revendrai pour nourrir un SDF.
Voilà, je n’avais plus qu’à saisir le texte et le coller dans la bio familiale. J’avais retrouvé le nom d’Eugène dans plusieurs registres, cela avait dû se passer à peu près comme ça. Peu importe qu’il fût maçon, charpentier ou employé aux abattoirs , il avait tourné le dos à l’auguste famille Fourmaut, et avait vécu ses convictions. Un anti tante Jeanne, en quelque sorte.
J’ai relu mon texte. Et si… ? L’idée m’a fait sourire. Voilà qui secouerait un peu la maisonnée. J’ai saisi mon portable, fait défiler les contacts pour m’arrêter sur Gérôme, le pote viré de Saint-Benoît en milieu de seconde, et qui « n’avait plus sa place à la maison, tu m’entends François ».
– Gé, ça va ? Oui, surprise… Oui, je te raconterai. Dis, comment on fait pour adhérer au PCF ?
Cause commune n° 23 • mai/juin 2021