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Une étude du stade de prise en charge du cancer du sein, menée en Seine-Saint-Denis, montre comment les inégalités territoriales et sociales se façonnent.

Depuis 2004, le cancer est la première cause de mortalité en France, et ce quelle que soit la région. Au début du XXe siècle pourtant, ce n’était que la huitième cause de mortalité. L’augmentation de la mortalité due au cancer est due à différents phénomènes : allongement de la durée de l’espérance de vie, baisse des maladies infectieuses qui a causé une augmentation des maladies chroniques (c’est ce qui fut appelé la transition épidémiologique) mais aussi problèmes environnementaux ou mauvaise alimentation…
Toutefois, tout au long du XXe siècle, le cancer fut vu comme la maladie de l’égalité. Robert Le Bret, fondateur de la Ligue contre le cancer, disait après la Première Guerre mondiale : « Le cancer est un fléau universel, il est grand pourvoyeur de morts, à toutes les latitudes, dans tous les milieux », soit la maladie totalement égalitaire. Depuis le début du XXIe siècle, cette perception commence à changer. Différents travaux ont montré que la prise en charge pour une maladie du cancer n’était pas la même selon la classe sociale du patient.
Très rapidement, à partir d’un exemple concret, celui de la Seine-Saint-Denis, et d’une maladie du cancer particulière (le cancer du sein, première cause de mortalité féminine), nous voulons ici essayer d’expliquer comment ces inégalités territoriales et sociales se façonnent.
Une étude a été menée auprès de femmes vivant en Seine-Saint-Denis et ayant été traitées pour un cancer du sein, soit à l’Institut Curie, centre de lutte contre le cancer à Paris, soit à l’hôpital public Delafontaine, situé à Saint-Denis, en étudiant le stade auquel leur maladie a été prise en charge. Deux facteurs expliquent le stade de prise en charge : le facteur géographique et le facteur social.


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Les villes où les femmes sont prises en charge à un stade plus avancé dans notre étude sont, sur cette carte, en rose et en jaune. Celles où les femmes sont prises à un stade plus précoce sont représentées en bleu et en vert. La césure entre l’est et l’ouest du département est visible : sur les treize villes en jaune ou en rose, neuf sont à l’ouest de la ligne que l’on peut imaginer entre Le Blanc-Mesnil et Montreuil. Ce sont toutes les villes autour de Saint-Denis : Saint-Ouen, La Courneuve, Pierrefitte, Stains mais aussi quelques villes au sud-ouest du département : Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin.
Si l’on regarde spécifiquement les villes en rose : Saint-Denis, Dugny, La Courneuve, Clichy-sous-Bois et Neuilly-sur-Marne, on peut noter que l’ensemble de ces villes ont une densité médicale bien plus faible que la moyenne départementale: en moyenne 0,54 médecin pour 1 000 habitants quand la moyenne départementale est à 0,70.
De manière plus générale, si on calcule la densité médicale par chaque groupe de villes selon le stade de prises en charge des patientes atteintes de cancer du sein, on trouve les résultats du tableau ci-dessous.
L’intérêt de la présence d’une offre de soins de premier recours forte sur un territoire pour que les femmes soient prises en charge à un stade plus précoce est alors démontré. En effet, on voit bien que dans les groupes de villes où les femmes sont prises en charge le plus tardivement, la densité médicale est inférieure à 0,60 médecin pour 1 000 habitants, ce qui n’est pas le cas pour les trois autres groupes. Cela nous montre l’importance d’un maillage territorial important en offre de premier recours, afin que les patientes soient suivies régulièrement et donc prises en charge rapidement.

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Dans le tableau ci-dessus, les pourcentages ont été calculés par ligne. Cela nous permet de voir qu’un lien peut être établi entre le milieu social d’appartenance et le stade de prise en charge. Plus d’une patiente sur deux prises en charge à un stade 4 est ainsi sans activité, alors que ce n’est le cas que pour une patiente sur dix ayant une profession intellectuelle ou étant cadre. Toutefois, nous pouvons noter que le lien ne peut pas être établi de la même façon par rapport aux milieux les plus aisés : mis à part pour les membres de l’exécutif – mais l’effectif est alors très réduit –, pour les cadres et professions intellectuelles, la répartition entre les différents stades de prises en charge est assez partagée. Par contre, il est clairement établi pour les milieux les plus défavorisés, sans activité ou ouvriers et employés. Dit autrement, les personnes de classes sociales favorisées ne semblent pas protégées d’un diagnostic tardif mais les risques semblent beaucoup plus forts pour les personnes issues de classes sociales défavorisées. Alors qu’elles ne représentent que 5,7 % de notre effectif total, les femmes sans emploi prises en charge à un stade 4 équivalent au tiers des femmes prises en charge à ce stade de la maladie.

LE FACTEUR SOCIAL

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Nous sommes certainement à un tournant dans la lutte contre la maladie du cancer, ce « fléau universel ». À l’heure actuelle, les taux de mortalité baissent moins sur les territoires les plus pauvres que sur les territoires plus aisés ; la fin de la transition épidémiologique fait que l’espérance de vie augmente aussi dans les milieux plus populaires et le nombre de cas de cancer dans ces milieux croît donc également. La prise en charge, nous l’avons vu, n’est pas la même selon les classes sociales, et les classes défavorisées sont prises en charge plus tardivement. Les classes sociales les plus pauvres ne sont pas celles qui se font suivre le plus attentivement. Ce sont donc aussi celles qui risquent de se faire diagnostiquer le plus tardivement. Les médecins généralistes reconnaissent ne pas avoir le même contrôle selon la classe sociale d’appartenance du patient qu’ils ont en face d’eux. Tout cela nous fait dire que, si le cancer n’est pas aujourd’hui une maladie sociale ou territoriale, elle pourrait le devenir.
Elle risque d’abord de se transformer en une maladie territoriale par le manque d’organisation de l’offre de soins de premier recours et en cancérologie sur certains territoires. Par la force des choses, une fois qu’elle sera devenue une maladie territoriale, elle deviendra, très rapidement, une maladie sociale. Pour éviter cela, repenser l’offre de soins en cancérologie et beaucoup plus l’orienter vers certains territoires est évidemment une nécessité. Cela ne suffira pas, et sera même inefficace si, dans le même temps, il n’y a pas une vraie prise de conscience de la population et des élus de ces territoires des dangers de cette maladie. Le malade, au XXIe siècle, est devenu acteur à part entière de son itinéraire de soins. Il faut aussi que l’État dans sa lutte contre le cancer l’intègre et ait une politique vis-à-vis de ces populations. Il ne s’agit pas ici de faire peur ou de dramatiser mais de ne plus avoir une politique de prévention uniquement tournée vers certaines classes de la population. Par exemple, il faut repenser le programme de dépistage organisé du cancer du sein. Non pas pour le supprimer, ce qui pourrait arranger certaines franges de la population qui ont aujourd’hui compris les dangers et peuvent trouver cela anxiogène, mais bien plutôt pour le rendre obligatoire, afin de faire comprendre à toutes les femmes, sur tous les territoires, qu’elles doivent se faire dépister.

Élie Joussellin est géographe. Il est doctorant à l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018