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Selon les boulangistes, l’irruption populaire et électorale pourrait inaugurer une nouvelle phase révolutionnaire.

« Mais ceux qui parlent ainsi, en me désignant comme un croquemitaine dictatorial, calomnient plus encore le peuple français qu’ils ne me calomnient moi-même ; car si nous recommençons notre histoire, ce n’est pas pour en revenir en 1851, mais bien à 1789. »
Dans cet extrait issu d’un discours prononcé à Nevers le 2 décembre 1888, le général Boulanger se dresse face aux accusations des républicains radicaux et opportunistes qui mettent en cause son républicanisme et dénoncent des velléités césaristes. On comprend alors que la référence à 1789 réponde à deux enjeux principaux : d’une part, la volonté d’affirmer son identité politique en s’inscrivant dans l’héritage de la grande Révolution, d’autre part, et c’est le corollaire, parer les attaques de ses adversaires républicains qui remettent en cause cette identité.
Inscrire le boulangisme dans la geste révolutionnaire française du long XIXe siècle, comme si le cycle ouvert en 1789 se refermait en 1889 plutôt qu’en 1871, peut paraître saugrenu. En effet, au-delà d’une aventure électorale de moindre ampleur en comparaison des différentes révolutions, les « coulisses du boulangisme » sont désormais connues : les accords secrets avec les droites royalistes et l’origine des subsides nécessaires aux différentes campagnes, les contradictions ou les flous sur la réalité du programme révisionniste, le cynisme de l’état-major ainsi que celui de Boulanger lui-même, les possibles tentations du pronunciamiento chez certains boulangistes … Pourtant, l’étude attentive des sources et notamment de la très riche presse boulangiste fait ressortir l’ampleur de la référence aux différentes révolutions, 1789 en tête, mais également 1848 et 1871.
L’intérêt rhétorique et stratégique est évident. Les boulangistes sont en lutte avec les républicains qui occupent les chambres et le gouvernement, opportunistes comme radicaux, et nombreux sont ceux qui ont rompu les rangs. S’ils souhaitent s’affirmer comme les véritables républicains face à ceux qu’ils accusent d’avoir renié leurs principes, ils doivent également redoubler de marques de républicanisme afin de contre-attaquer les procès en bonapartisme ou les suspicions d’alliance avec les droites.

« Le boulangisme exprime une “peur de la révolution sociale” et se présente comme le canalisateur d’une potentielle révolution violente en lui offrant une sortie légale. »

Seulement, on ne peut limiter cela à une simple stratégie discursive. Si ce n’est avec certains bonapartistes qui intègrent le dispositif militant, les accords avec les monarchistes sont secrets et marqués par un double jeu constant. L’état-major boulangiste est donc principalement composé d’individus issus des courants avancés du républicanisme : d’anciens gambettistes (Alfred Naquet, Paul Déroulède), un bataillon de radicaux socialisants issu du groupe ouvrier (Georges Laguerre, Francis Laur, Charles-Ange Laisant …), des blanquistes et autres révolutionnaires cocardiers qui gravitent dans le socialisme parisien (Henri Rochefort, Ernest Roche …). Boulanger fut lui-même un ministre de la Guerre républicain, soutenu par les radicaux, Clemenceau en tête. De plus, le programme révisionniste s’inscrit dans une longue bataille des radicaux depuis les années 1870, celle pour la révision de la Constitution de 1875 jugée orléaniste (notamment à cause de l’existence du Sénat) : c’est le sens du triptyque « Dissolution, Révision, Constituante » qui sert de slogan aux boulangistes. Ils expriment donc une culture politique républicaine et souhaitent s’inscrire dans cette histoire : l’irruption populaire et électorale pourrait, selon eux, inaugurer une nouvelle phase révolutionnaire.
Nous souhaitons d’une part montrer comment se construit la rhétorique boulangiste quand il s’agit de faire référence aux différentes révolutions, comment ils tissent des liens avec leur programme, leur mouvement, le contexte politique et social, mais également comment, à travers l’évocation de cette geste, s’expriment une culture politique républicaine, avec toutes ses ambivalences, ainsi que des débats qui traversent ce camp. D’autre part, il convient de prendre en considération l’inscription de cette rhétorique au sein du champ politique, en l’occurrence, de la contestation boulangiste du terrain occupé par les radicaux et de la défense face aux attaques soulevées par les équivoques programmatiques et les alliances avec les droites.

1789 et la Première République

D’un siècle à l’autre
Quand s’ouvre l’année 1889, Paris s’apprête à vivre au rythme de l’exposition universelle en observant les ouvriers de la tour Eiffel qui commencent à monter le campanile, tandis que se prépare la célébration du centenaire de la Révolution française. C’est également une année électorale, avec des législatives à l’automne, succédant aux cantonales de l’été, sans oublier les élections partielles, véritables scansions de la vie politique, sur lesquelles le boulangisme a fondé sa stratégie politique. C’est ainsi que, le 27 janvier 1889, Boulanger succède à feu Hude en tant que député de la Seine. Son élection triomphale (plus de 60 % des voix au premier tour) apporte au boulangisme un brevet de républicanisme : qui peut accuser Boulanger d’avoir triomphé grâce aux voix conservatrices dans la ville la plus révolutionnaire et le département le plus radical de France ? Aucun doute, pour le sénateur Alfred Naquet, penseur du programme boulangiste, cette élection prouve aux adversaires républicains et à l’Europe que « le peuple de 1789 se ressaisit, qu’il rentre en possession de lui-même » (La Presse, 30 janvier 1889).
L’occasion du centenaire semble trop belle pour ne pas dresser des parallèles entre les deux années, et les cadres boulangistes ne s’en privent pas. Le député Laisant assume l’analogie dans son éditorial de La Presse le 28 mars 1889 :

« L’étude attentive des sources et notamment de la très riche presse boulangiste fait ressortir l’ampleur de la référence aux différentes révolutions, 1789 en tête, mais également 1848 et 1871. »

Remplacez « Parlement » par « Cour », « parlementaires » par « courtisans », Rouvier par de Calonne, Tirard par Fleury, Carnot par d’Ormesson, et vous avez dans le passage qui précède, une citation textuelle de Louis Blanc (Histoire de la Révolution, t.II, p. 162). C’est qu’en effet l’analogie est frappante entre la situation actuelle de la France et celle où elle se trouvait il y a un siècle. […] La bourgeoisie a remplacé la noblesse. Au lieu d’un monarque héréditaire, elle a institué, sous le nom de président de la République, un roi constitutionnel temporaire dont les prérogatives apparentes sont considérables, mais qui n’est en fait que l’esclave de la classe dirigeante. […] C’est le parlement bourgeois qui mène les affaires du pays et qui lutte contre le peuple pour la conservation de ses privilèges, comme luttaient la noblesse et le clergé contre le tiers état. […]

Il dénonce plus loin les « accapareurs », non ceux du blé mais des matières premières, des financiers qui ruinent l’industrie et mettent en péril les emplois, au moment où son collègue Francis Laur agite à la Chambre la menace d’un « syndicat du cuivre » spéculateur. Loin d’être isolé, ce type de parallèle illustre une rhétorique bien huilée chez les orateurs boulangistes. Ainsi, dans une réunion du comité du VIIe arrondissement de Paris, Maurice Vergoin « fait un éloquent parallèle entre la situation sociale et gouvernementale de 1789 et celle de 1888 » (La Presse, 30 septembre 1888). Dans L’Intransigeant, qui utilise toujours le calendrier révolutionnaire pour dater ses numéros, Rochefort accumule les références à la période.
Ce type de comparaison n’est pas l’apanage des boulangistes. Le bonapartiste Émile Ollivier fit même paraître en 1889 un ouvrage intitulé 1789 et 1889. La révolution et son œuvre sociale, politique et religieuse, tandis que le socialiste Lissagaray distribuait le 2 décembre 1888 un tract qui espérait une année 1889 à l’image de 1789 plutôt que d’un 1851 boulangiste. L’enjeu est de savoir comment, une fois les deux contextes mis en perspective, ils inscrivent leur mouvement au sein de la geste révolutionnaire et comparent le phénomène boulangiste avec la Révolution.

Le boulangisme comme réactualisation du projet révolutionnaire
Le programme boulangiste, ou ce que l’on pourrait avec des réserves qualifier comme tel, est marqué par un fort constitutionalisme. Les questions diplomatiques et sociales prennent une place importante, mais les solutions qu’il propose sont avant tout d’ordre institutionnel et politique. Puisque selon eux, les problèmes découlent contextuellement des décisions ou de l’absence de décision de la part des hommes au pouvoir, et structurellement de la forme constitutionnelle, il convient de les régler en changeant le personnel politique, en révisant la Constitution et en démocratisant les institutions afin de restaurer la « souveraineté du peuple » (selon une expression récurrente de leur discours). Ainsi, la Ligue d’action républicaine, fondée par les députés boulangistes, affirme dans un manifeste que « la révision est la porte derrière laquelle se cachent toutes les réformes ; elle professe que depuis 1789, jamais mouvement plus fort ne s’est produit pour une réorganisation radicale de tous nos rouages administratifs et sociaux » (La Presse, 6 décembre 1888).
Les boulangistes se pensent comme continuateurs des hommes de la Révolution en tant qu’ils fondent leur programme sur l’actualisation de la « vraie République » (selon les mots d’une délégation d’étudiants, L’Intransigeant 26 mai 1888) tels les révolutionnaires du XVIIIe siècle. Le discours attribué à Boulanger et lu par Laguerre lors d’un banquet à Versailles en avril 1889 résume bien cela :

En 1789, nos pères ont brisé le vieux droit féodal, les vieilles lois oppressives de la conscience et de la dignité humaine : ils ont conquis un droit nouveau. […] Les résistances opposées par la royauté à la Constitution de 1791, et aux réformes dont cette Constitution était à la fois le résumé et le prélude, amenèrent les révolutionnaires à proclamer la République. […] Chez nous, depuis 1789, c’est toujours d’une révolution qu’il s’est agi, jamais d’une simple modification constitutionnelle. […] Ce que 1789 a commencé, il faut que 1889 l’achève : 1789 nous a donné des conquêtes civiles sur lesquelles nous vivions depuis un siècle. Il appartient à 1889 de nous donner la forme de gouvernement incontestée que depuis un siècle nous cherchons. […]

« Selon les boulangistes, il convient de changer le personnel politique, de réviser la Constitution et de démocratiser les institutions afin de restaurer la « souveraineté du peuple ».

Ce cycle a notamment été interrompu par les républicains au pouvoir, opportunistes comme radicaux, qu’ils dénoncent pour avoir renié l’héritage de la Révolution en refusant les réformes démocratiques (comme l’introduction du référendum) ou en acceptant les institutions issues de 1875, notamment le Sénat, d’inspiration orléaniste. Rochefort accable les « parodistes de 1789 » (L’Intransigeant, 8 mai 1889), Boulanger ceux qui « souill[ent] cette date de 1789 ». La Ligue des patriotes va plus loin en accusant : « Les parlementaires cherchent en vain à solidariser leur système oligarchique avec les principes démocratiques de 1789 […] [ils] ont véritablement substitué au bon plaisir du roi le bon plaisir du Parlement » (La Presse, 24 janvier 1889, passage surligné dans le texte).
Ils présentent alors la révision constitutionnelle comme une réactualisation et un prolongement du projet révolutionnaire. Le parlementarisme qu’ils honnissent a détourné cet héritage et usurpé le pouvoir au peuple ainsi : « la Souveraineté du peuple doit être inscrite tout d’abord en tête de notre future Constitution, ainsi qu’elle figurait dans les Constitutions de 1789, 1791, 1793 et 1848 » (La Presse, 10 février 1889). L’expression « souveraineté du peuple » (et ses déclinaisons) est un leitmotiv boulangiste ; le flou qui l’entoure la rend bien utile, mais elle recouvre parfois des réalités pratiques, notamment l’introduction de mécanismes de démocratie directe. Naquet théorise l’adoption du référendum et de l’initiative en évoquant aussi bien les modèles américain et suisse que la constitution de l’an I.
Cette volonté de prolonger la geste révolutionnaire peut passer par une forme d’imitation ; en témoigne la volonté de convoquer une Constituante souvent mise en parallèle avec celle de 1789-1791. On aperçoit ce phénomène au niveau de la base militante. En juin 1889, la Fédération des comités républicains révisionnistes organise une fête commémorative du serment du Jeu de paume durant laquelle est lu un rapport synthétisant les réclamations des « cahiers de 1889 » sur le modèle des cahiers de doléances. Néanmoins, étant donné la teneur des demandes, il semble que cette enquête se soit limitée aux comités, tant on retrouve les éléments défendus par la fédération : révision par une Constituante, mandat impératif, élection des fonctionnaires, suppression du Sénat et de la présidence, décentralisation administrative, service militaire de trois ans pour tous …

Terminer la révolution : la question sociale

Au-delà de la révision constitutionnelle, le boulangisme appelle à des réformes sociales, dans la lignée d’un ouvriérisme, ou plus généralement de la défense des « petits », propre à celui des radicaux intransigeants et des blanquistes qui le composent. À ce titre, l’image de Boulanger refusant de réprimer la grève de Decazeville quand il était ministre est régulièrement agitée pour une propagande à destination du prolétariat (les campagnes électorales dans le Nord et dans la Seine offrent de nombreux exemples de ce discours ouvriériste).
Si, sur le terrain politique, il s’agit de réinstaurer ou de prolonger le projet révolutionnaire, sur le terrain social, il s’agit de le dépasser, d’aller là où 1789 s’était arrêtée. Francis Laur, attentif à cette question, notamment quand il s’agit des mineurs (il est député de la Loire), s’exprime ainsi :

Les victoires de 1789 ont été des victoires que j’appellerai platoniques, des victoires de la pensée. Nous avons conquis la liberté sans laquelle aujourd’hui nous ne pourrions plus vivre et qui, plus que la volonté de nos piètres hommes politiques, nous assure le régime républicain. Nous avons l’égalité dans une très large mesure, c’est-à-dire qu’aucun citoyen n’est en réalité le supérieur né d’un autre. […] Alors nos générations aspirent à quelque chose de plus tangible, à une amélioration du sort matériel et des conditions de la vie » (La Presse, 13 août 1888).
Vergoin ne dit pas autre chose lors d’une réunion du comité du 7e arrondissement, en déclarant que « plus que jamais la Révolution sociale s’impose : nous ne sommes plus en présence des privilèges de la noblesse, mais nous avons à lutter contre de nouveaux privilèges créés par la classe des exploiteurs » (L’Intransigeant, 30 septembre 1888).

Ainsi, la prise en compte des enjeux sociaux propres au contexte (en partie liés aux effets de la grande stagnation de la fin du siècle) est également reliée à la Révolution.

Boulangisme et Révolution, un rapport ambivalent

Pour autant, faire du boulangisme un mouvement insurrectionnel, notamment dans un contexte où la question sociale agite un certain nombre de craintes, serait négliger son ambivalence. Si l’historien Bertrand Joly souligne que sa base parisienne composée d’ouvriers et de basses classes moyennes commerçantes et artisanes rappelle « par bien des aspects […] les sans-culottes », le boulangisme exprime également une « peur de la révolution sociale » et se présente comme le canalisateur d’une potentielle révolution violente en lui offrant une sortie légale. Ainsi, son inscription dans la suite de la Grande Révolution s’accompagne d’un rejet de la violence politique pourtant propre à celle-ci : en 1889, les révolutions se font « par les urnes » - autant dire qu’elles ne se font plus.
En outre, la violence est toujours rejetée du côté du gouvernement : la répression du boulangisme (ou des manifestations ouvrières) est une nouvelle Terreur, mais rabougrie, puisqu’il est hors de placer leurs adversaires à la hauteur des révolutionnaires. Laur s’exprime ainsi contre les attaques subies par le mouvement : « Ce n’est plus la Terreur rouge, les Girondins guillotinés par les Jacobins ; Danton guillotiné par Robespierre, Robespierre par les Thermidoriens, etc. ; c’est la Terreur boueuse et putride. On ne guillotine plus, on déshonore, on salit ; on tue son adversaire par la cour d’assises » (La Presse, 17 novembre 1888)
Rochefort, fidèle à son registre boulevardier, brocarde les « robespierrots » incapables d’égaler l’Incorruptible, des « Fouquier-Tinville de peau de lapin qui rappellent les hommes de la Révolution comme une descente de lit rappelle un tigre du Bengale » (L’Intransigeant, 21 mars 1889).
Ainsi, évoquer la Grande Révolution permet aux boulangistes de s’en prendre à leurs adversaires et d’affirmer leur républicanisme en les contestant sur ce terrain : nous verrons qu’à ce titre, la référence à 1848 trouve un rôle essentiel en contestation des procès en césarisme.

François Robinet est historien. Il est agrégé d’histoire et doctorant à l’université Clermont-Auvergne.

Cause commune • mars/avril 2022