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Le boulangisme, aventure nationaliste qu'on peine à considérer comme héritière de 1848 ou de la Commune de Paris, reçut pourtant le soutien d'une partie des acteurs du mouvement révolutionnaire.

1848, la Deuxième République et le coup d’État
Si la mémoire de 1789 est mobilisée avec intensité par les boulangistes, c’est également un terrain de lutte entre ceux-ci et les opportunistes ou les radicaux ; au pouvoir, ces derniers surent profiter de la célébration du centenaire pour s’imposer comme les héritiers légitimes des premiers républicains. À ce titre, la multiplication des commémorations ou la fièvre statuaire soulignée par l’historien Bertrand Joly ne sont que les manifestations les plus visibles.
Néanmoins, les républicains utilisent davantage encore la mémoire de 1848, de la Deuxième République et de la résistance républicaine au Second Empire : dans le cadre d’une propagande antiboulangiste fondée sur la dénonciation du césarisme, la concentration républicaine rejoue les événements en se plaçant face au nouveau péril bonapartiste. La propagande électorale des radicaux lors des élections du 27 janvier 1889 est éloquente : certaines affiches en faveur du candidat édouard Jacques agitent le péril césariste avec la solennité des proclamations du Comité de résistance, telles que décrites par Hugo dans Histoire d’un crime.
Sur ce terrain, ils n’hésitent pas à tendre un piège aux boulangistes. Afin de commémorer le 2 Décembre [2 décembre 1851 : coup état de Louis-Napoléon Bonaparte], les républicains décident d’une cérémonie en hommage à Alphonse Baudin, député martyr tombé sur les barricades. Les boulangistes sont alors confrontés à un choix dont le résultat ne peut être qu’en leur défaveur : y participer reviendrait à valider la stratégie radicalo-opportuniste, ne pas s’y rendre ajouterait de l’eau au moulin des accusations de bonapartisme. Ils essaient en vain de désamorcer cette initiative ; en novembre 1888, Charles-Ange Laisant dépose un texte à la Chambre pour transférer les cendres de Baudin au Panthéon le 2 décembre plutôt que le 14 juillet comme Désiré Barodet le proposait, ce qui donne lieu à des échanges musclés. Au sein des comités parisiens, le débat fait rage entre ceux qui alertent sur le piège tendu dans lequel il ne faut pas tomber, et ceux qui, à l’image des ligueurs du IVe arrondissement ou du conseiller municipal Eugène de Ménorval, souhaitent s’y rendre. La Ligue d’action républicaine décide de produire une affiche pour expliquer leur absence et dénoncer « l’ombre insultée de Baudin », et la Ligue des patriotes trouve une alternative en la célébration de la bataille de Champigny (29 novembre-3 décembre 1870).

« Tout en voulant prévenir la Révolution violente à venir, le boulangisme mobilise la mémoire et le vocabulaire révolutionnaires pour appeler à un changement radical grâce au bulletin de vote. »

En effet, l’union ouverte avec les bonapartistes, notamment jérômistes (partisans du prince Jérôme Napoléon), qui se disent « républicains » ou de gauche, rend difficile l’intégration de la Deuxième République et de la résistance au coup d’État dans la généalogie boulangiste. D’autant plus qu’au sein de l’électorat parisien et des militants de la Fédération des groupes républicains socialistes de la Seine, cette mémoire est encore vive, comme l’illustrent les réactions lorsque Boulanger cultive une ambivalence pour satisfaire ses alliés. Les justifications fondées sur la Révolution française sont assez fragiles : peut-on croire au retour des bonapartistes dans le giron républicain interprété comme l’ « union des bleus », « de tous les fils de la Révolution » (La Presse, 28 juillet 1888) ?
Ainsi, dans la rhétorique boulangiste, la référence à 1848 est limitée à un élément central, l’adoption du suffrage universel, principe démocratique sacralisé par le mouvement. Lors d’un banquet à Belleville en février 1889, organisé en référence au programme de Belleville de 1869 (discours prononcé par Gambetta) et intitulé « banquet du suffrage universel », Alfred Naquet rend hommage à la Révolution de 1848 qui a permis de mettre fin au parlementarisme et d’instaurer le suffrage universel. Néanmoins, il articule son discours avec une approche critique de la Deuxième République, dénonçant son tournant conservateur, qui est rappelé quand le pouvoir décide d’user d’une loi contre les sociétés secrètes produite après les journées de juin 1848 afin de réprimer la Ligue des patriotes. Si l’on trouve çà et là des mentions d’une grande geste révolutionnaire allant de 1789 à 1889 et intégrant 1848, nous voyons que cette référence est limitée et son usage rendu difficile par le conflit qui les oppose aux opportunistes et aux radicaux.

1871 et la Commune
Il en va autrement de la Commune. Avec cet événement, les liens sont moins rhétoriques qu’humains, puisque l’on trouve un certain nombre d’anciens communards dans les rangs boulangistes. Parmi les plus prestigieux, l’ancien proscrit et bagnard Henri Rochefort use de sa plume éruptive dans l’un des organes principaux du boulangisme, L’Intransigeant, et fut candidat dans la première circonscription du XXe arrondissement. Membre du comité républicain national, bien qu’il tienne à son indépendance, il jouit d’une certaine influence dans le Paris blanquiste ou intransigeant et n’hésite pas à utiliser sa fortune pour financer son entreprise politique. Le blanquiste Ernest Granger parvient à être élu député en 1889, contrairement à l’ancien guesdiste émile Massard qui est candidat malheureux dans le XIe arrondissement : ce dernier était fils de quarante-huitard et avait participé à la Commune alors qu’il était encore adolescent. Enfin, Pierre Denis intègre le journal La Cocarde et demeura le compagnon des derniers jours du général qu’il crut converti au socialisme et qu’il célébra dans une pièce de théâtre hagiographique. On pourrait imaginer de potentiels anciens communards anonymes dans le mouvement boulangiste, et évoquer ceux qui, n’ayant pas participé au soulèvement, n’en revendiquent pas moins l’héritage : Séverine qui s’était formée auprès de Jules Vallès au Cri du peuple, le blanquiste Frédéric Boulé, Clovis Hugues qui avait été condamné pour avoir célébré la Commune de Marseille, Mermeix…

« À la lecture des lettres de sympathisants boulangistes conservées dans les archives du Sénat, on ne peut qu’être sensible à la détestation des institutions issues de 1875, du personnel parlementaire et de ce qu’ils estiment être une trahison radicale. »

L’analyse de la géographie militante du boulangisme parisien, ainsi que celle du boulangisme électoral dans la capitale, permet de dresser des parallèles entre le Paris communard et le Paris boulangiste, même si ce dernier domine presque l’ensemble de la ville en janvier 1889 et s’impose aux législatives dans certains quartiers plus centraux (notamment les VIIe et VIIIe arrondissements). Le Paris populaire et anciennement communard se montre amplement favorable au boulangisme : le XIIIe arrondissement offre presque 60% des voix en janvier 1889 et la seconde circonscription de la Butte-aux-Cailles élit Paulin-Méry, le XVe arrondissement apporte 65% des voix en janvier 1889 et élit deux députés boulangistes dès le premier tour, le très populaire XIVe arrondissement est également un haut-lieu du boulangisme (plus de 60 % des voix en janvier 1889, deux députés élus), et seul le XXe arrondissement semble relativement moins touché. En outre, puisqu’il s’agit de mettre en relief une possible continuité entre la Commune et le boulangisme, il convient d’insister un peu sur le XVIIIe arrondissement. Si, en janvier 1889, la candidature Boulanger est plébiscitée avec 58-60% des voix, les législatives de l’automne confirment cette dynamique : Charles-Ange Laisant obtient plus de 46 % des voix dans la première circonscription avant d’être élu au second tour et Jean-Baptiste Saint-Martin devient député de la troisième circonscription dès le premier tour. Surtout, Boulanger avait choisi de se présenter dans la seconde circonscription, c’est-à-dire de partir à la conquête de Montmartre, où il fut plébiscité : puisque sa candidature par contumace est illégale, il fut invalidé et il est difficile de déterminer le nombre de voix obtenu (les bulletins à son nom sont parfois comptés comme tels ou sont mêlés aux bulletins nuls), qui semble se situer entre 55% et 60% des voix dès le premier tour. De plus, c’est également dans cet arrondissement que la création de comités est la plus intense. Bertrand Joly en relève huit sur la période, dont, entre autres, le comité de la Ligue des patriotes, le comité républicain national révisionniste, le comité révisionniste républicain socialiste, le comité révisionniste constituant, sans compter les comités corporatistes (cheminots, épiciers …).

« Il en va autrement de la Commune. Avec cet événement, les liens sont moins rhétoriques qu’humains, puisque l’on trouve un certain nombre d’anciens communards dans les rangs boulangistes. »

Cette implantation peut étonner quand on sait que le général Boulanger participa, non sans zèle, à la répression de la Commune, même s’il semblait davantage guidé par son ambition professionnelle que par idéologie. D’ailleurs, ses adversaires n’hésiteront pas à instrumentaliser sa période versaillaise à travers des campagnes de presse ou des affiches électorales. Tandis que la presse républicaine publie des pièces relatives à ses services en 1871, on lit sur un placard en faveur d’édouard Jacques en janvier 1889 : « Vous, les fils des héroïques combattants de 1793, de 1830, de 1848, de mars 1871, ne sauriez voter pour le fusilleur des républicains de 1871 ! » Au regard des résultats des élections partielles à Paris, cette propagande ne semble pas avoir eu l’effet escompté ; on trouve même, dans une réunion de la Ligue des patriotes du IIe arrondissement, un citoyen se disant ancien communard qui prend sa défense.

Comment expliquer l’engagement d’anciens communards dans les rangs boulangistes et le vote parisien ?
L’historien Jacques Néré avait insisté sur les frustrations que la République avait causées à la capitale : la méfiance du pouvoir qui justifie un régime administratif spécial (un large pouvoir dans les mains du préfet de police plutôt que l’élection d’un maire), les conflits entre le conseil municipal et le Parlement, l’échec du projet de métropolitain… À côté des revendications communalistes déçues, le bastion du radicalisme n’obtint pas non plus satisfaction de la part de ses élus ni dans le domaine politique – c’est-à-dire la révision des institutions d’une République dont la forme et le personnel sont honnis – ni dans le domaine social, alors que la crise économique fait ressentir ses effets. Ce sentiment est entretenu tout au long des années 1880 par l’extrême gauche et par les intransigeants, dans une hostilité exacerbée contre la figure de Jules Ferry. À la lecture des lettres de sympathisants boulangistes conservées dans les archives du Sénat, on ne peut qu’être sensible à la détestation des institutions issues de 1875, du personnel parlementaire et de ce qu’ils estiment être une trahison radicale.

« Dans la rhétorique boulangiste, la référence à 1848 est limitée à un élément central, l’adoption du suffrage universel, principe démocratique sacralisé par le mouvement. »

La déception de la base parisienne du radicalisme intransigeant prend forme avec le départ de la Fédération des groupes républicains socialistes vers le boulangisme, qui constitua la base militante du boulangisme aux côtés de la Ligue des patriotes. Les propos d’Henri Rochefort, bien que souvent excessifs, expriment ce sentiment : « L’obstination du gouvernement [de Défense nationale] dont je m’étais retiré après deux mois de dégoûts et d’inquiétudes, avait provoqué l’insurrection du Dix-Huit Mars, dont la répression sans précédent dans l’histoire des peuples servit de départ à la réaction clérico-opportuniste d’où est sortie l’intolérable Constitution de 1875. […] Ce Sénat, dont nous réclamons la suppression […] c’est à la fusion des opportunistes et des monarchistes que la France le doit. […] Et, depuis le Quatre-Septembre, nous tournons sur place ; et le pouvoir est devenu une espèce de partie de baccara où les cartes repassent continuellement dans les mêmes mains, tandis que les contribuables dévalisés par ces Grecs n’ont d’autre droit que celui d’engraisser la cagnotte » (L’Intransigeant, 05 septembre 1888).

« L’analyse de la géographie militante du boulangisme parisien, ainsi que celle du boulangisme électoral dans la capitale, permet de dresser des parallèles entre le Paris communard et le Paris boulangiste. »

Il ironise d’ailleurs sur le silence des radicaux au sujet de la répression de la Commune quand Boulanger était leur ministre de la Guerre, et accuse certains d’y avoir participé (notamment Sigismond Lacroix). Rochefort agite la mémoire de la Sociale contre la Bourgeoise, et s’engage dans des événements pouvant susciter des démonstrations mémorielles : une délégation de L’Intransigeant menée par Ernest Roche participa aux obsèques d’Emile Eudes (leader blanquiste et ancien général communard), et le périodique dénonça le dispositif d’encadrement policier musclé.
L’envie de revanche contre une République jugée versaillaise et orléaniste, entretenue par les discours et les postures intransigeants, l’ouvriérisme affiché du boulangisme qui se dit parfois « socialiste » (le terme est encore vague à l’époque) et qui produit une propagande ciblée (à des catégories sociales, professionnelles ou géographiques), le patriotisme chauvin encore fort dans ces milieux sociopolitiques ayant mal vécu le siège de Paris puis la défaite… Tout cela semble plus déterminant que les actes de Boulanger durant la Semaine sanglante ; l’usage politique de la mémoire est à géométrie variable quand les enjeux du présent l’exigent. D’autant plus qu’en acceptant de soutenir un général équivoque et une campagne plébiscitaire, les comités comme les anciens communards n’estiment pas avoir trahi leur programme. Nombreux sont ceux qui continuent de revendiquer leur indépendance, qui maintiennent voire exacerbent la radicalité de leur programme, qui rappellent à l’ordre leurs leaders et souhaitent désigner leurs propres candidats pour les élections. Ainsi, un certain Monnier, ancien communard, explique, lors d’une réunion de la Ligue antiplébiscitaire des Ve et XIIe arrondissements, son soutien à Boulanger pour poursuivre la lutte contre le parlementarisme, alors que d’autres anciens insurgés tel un nommé Chevillard en juin 1889 dans le XVe arrondissement, appellent à se soulever derechef en cas d’échec de la stratégie électorale. En bref, ils semblent avoir trouvé en Boulanger un outil susceptible de leur offrir une revanche.

La place du boulangisme dans l’histoire républicaine
Elle est celle d’une menace, d’un péril césariste, une interprétation qui reprend finalement les jugements des opportunistes et des radicaux au fil de la presse, des discours et des affiches électorales. Nul ne peut dire ce qu’il serait advenu à la Troisième République si le mouvement avait triomphé en 1889, et il est vrai que l’aventure boulangiste s’accompagne de cynisme et de compromissions qui prennent la forme d’une alliance avec les monarchistes. Il ne faudrait pas se limiter à une explication fondée sur le manque de vergogne et souligner certains effets du champ politique : mener des campagnes électorales massives coûte cher, et pour remplacer les républicains au pouvoir, les boulangistes ont besoin de subsides que les monarchistes sont disposés à leur fournir dans un calcul politique qui tient beaucoup du jeu de dupes. On pourrait d’ailleurs retourner le questionnement : comment les monarchistes ont-ils pu accepter de financer un mouvement sans demander de comptes sur le discours boulangiste qui reste, si ce n’est sur la question religieuse, largement marqué par le radicalisme intransigeant ? En outre, les opportunistes n’avaient pas fait preuve d’un grand sens moral en négociant avec les droites la mise en place du ministère Rouvier en 1887, tandis que les radicaux ont accepté de renier leurs engagements (révision, communalisme parisien).
Ainsi, en s’attachant aux sources et à l’origine de son personnel, on comprend que le boulangisme s’intègre dans l’histoire du républicanisme comme une modalité d’incarnation du républicanisme radical, dernier sursaut du révisionnisme qui fait passer la question politico-institutionnelle au sommet de ses objectifs. Tout en voulant prévenir la révolution violente à venir, il mobilise la mémoire et le vocabulaire révolutionnaires pour appeler à un changement radical grâce au bulletin de vote. À ce titre, il entretient une culture républicaine fondée sur la geste révolutionnaire du XIXe siècle, dans laquelle il compte s’inscrire pour obtenir une légitimité au sein d’un combat aussi bien politique que mémoriel l’opposant au reste du courant républicain.

François Robinet est historien. Il est agrégé d’histoire et doctorant à l’université Clermont-Auvergne.

Cause commune30 • septembre/octobre 2022