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Incarnation d’un style particulier de gouvernement d’extrême droite, Jair Bolsonaro a réussi en seulement quatre ans de mandat à mettre le Brésil à feu et à sang. Pour autant, il jouit encore d’une popularité importante qui ne peut se comprendre qu’au regard de l’histoire particulière de la formation d’une société toujours traversée par de nombreuses inégalités.

Sitôt après son élection à la présidence du Brésil en octobre 2018, certains commentateurs médiatiques se sont empressés de qualifier Jair Bolsonaro de « Trump tropical ». Un sobriquet incontestablement injuste, non seulement parce que l’hôte du palais de l’Alvorada surpasse en bêtise et en ignominie son ex-homologue états-unien, qui pourtant avait placé la barre bien haut, mais aussi et surtout parce que le phénomène qu’il incarne diffère en bien des aspects de celui qui a conduit le milliardaire aux cheveux orange à la Maison-Blanche. Pour le comprendre, il importe d’adopter un peu de recul sur la société brésilienne et son histoire. Le pays, qui a fêté en grandes pompes, et non sans tensions, le bicentenaire de son indépendance le 7 septembre dernier, charrie en effet un lourd bagage d’inégalités et de violences sociales, racistes et sexistes. Derrière les clichés des plages paradisiaques, du carnaval de Rio, de la samba et du football, le Brésil affiche l’un des taux d’homicides et d’inégalités économiques parmi les plus élevés de la planète, mais est aussi le théâtre de fortes luttes mémorielles face à un passé qui ne passe pas. Nombreux sont ainsi encore ceux qui s’emploient à minimiser la gravité de certains événements d’autrefois, et par conséquent des cicatrices qu’ils ont laissées dans la société actuelle. Ainsi, alors que l’esclavage de captifs amenés d’Afrique, mais aussi d’indigènes autochtones, aboli seulement en 1888, y a été d’une ampleur sans égal dans le monde – 5,5 millions sur les 12,5 millions de captifs africains amenés de force en Amérique l’ont été au Brésil, et l’ensemble de l’économie du pays a durant des siècles reposé sur ce système esclavagiste –, l’idée fausse selon laquelle celui-ci aurait été plus « doux » qu’ailleurs, du fait de relations prétendument « familiales » entre les planteurs et leurs esclaves, a longtemps été entretenue, y compris par des chercheurs renommés, tel le sociologue Gilbert Freyre. Et c’est sur un tel déni que s’appuient ceux qui s’opposent à toutes les politiques, timides, s’efforçant de corriger les inégalités entre Brésiliens selon qu’ils soient assignés à telle ou telle « race », inégalités béantes dans tous les domaines, de l’éducation à l’emploi sans oublier la santé, l’habitat ou la sécurité.

Luttes mémorielles
Beaucoup, en particulier les partisans de Bolsonaro, continuent de minimiser la dureté de la dictature militaire mise en place entre 1964 à 1985, usant de comparaisons avec celles des pays voisins d’Amérique du Sud au même moment, occultant les arrestations arbitraires, les tortures et les assassinats, entre autres entorses aux droits civils et politiques fondamentaux, et entretiennent la propagande de l’époque présentant le coup d’État des militaires et leurs « actes institutionnels » consécutifs comme autant de mesures nécessaires pour contrer une supposée menace « communiste », que Bolsonaro et les siens continuent de brandir à tout bout de champ, qualifiant ainsi tout groupe ou personne osant critiquer son gouvernement.

« Bolsonaro s’est aussi attiré la sympathie de nombreux dirigeants d’entreprise, au point que certains d’entre eux ont sérieusement envisagé de financer un coup d’État en cas de victoire de Lula, comme cela a été révélé quelques semaines avant le scrutin. »

De manière plus générale, le caractère extrêmement prédateur de l’expansion territoriale – encore en cours – du pays fait l’objet d’un déni collectif encore fortement répandu, comme en témoignent les nombreux hommages rendus aux Bandeirantes, littéralement « porteurs de drapeaux », qui ont œuvré violemment à la colonisation des terres intérieures à partir du XVIe siècle. Un tel déni empêche de lutter contre les fortes inégalités entre et dans les États fédérés, et amène à criminaliser les mouvements sociaux qui tentent eux d’y remédier, tels que le Mouvement des sans-terre (MST) ou les organisations indigénistes, dont les représentants sont régulièrement assassinés par ceux qu’ils dérangent, grands propriétaires et trafiquants en tout genre. Ce refus d’envisager la source des disparités actuelles favorise également le maintien de discriminations très fortes, notamment de la part des habitants des États « riches » du Sud et du Sud-Est vis-à-vis de ceux, plus pauvres, du Nord et surtout du Nordeste, en particulier les « migrants de l’intérieur » qui ont pourtant construit les villes des premiers et continuent à les faire tourner en occupant une multitude d’emplois largement informels.

« Non content de laisser détourner les ressources publiques, Bolsonaro s’est entêté dans l’opposition à toute mesure de santé publique sensée contre la covid – confinement, port du masque ou vaccination – allant jusqu’à promouvoir un “kit-covid” constitué de traitements non seulement inefficaces mais dangereux »

De cette histoire coloniale, le pays a enfin hérité un système politique favorisant népotisme et corruption. Alors qu’à l’échelle locale, il n’est pas rare de voir des dynasties familiales accaparer les mandats représentatifs de maires, gouverneurs mais aussi de conseillers municipaux ou de députés étatiques ou fédéraux, le système électoral est ainsi fait qu’il favorise la multiplication de petits partis dont la seule fin, une fois conquis des postes électifs, consiste à se vendre littéralement aux grandes formations qui ont besoin d’une majorité. La cohérence idéologique devient ainsi accessoire, au point qu’il existe un mécanisme de « fenêtre partisane » permettant aux élus de changer de formation sans sanction durant une certaine période, à la manière des transferts de joueurs dans le sport professionnel. C’est justement sur la promesse de lutter contre cette corruption, et parce qu’il ne provenait pas lui-même d’un parti établi que Jair Bolsonaro, ancien capitaine renvoyé de l’armée pour conspiration, a été élu en 2018. Or, sous sa présidence, loin d’avoir été endiguée, cette corruption a au contraire prospéré, comme l’ont illustré tragiquement les détournements à grande échelle de fonds destinés à équiper les hôpitaux durant la pandémie de covid-19. Et de très forts soupçons, étayés dans plusieurs procédures judiciaires, planent quant aux sources de l’enrichissement de Bolsonaro lui-même et de sa famille – trois de ses fils occupant des charges politiques –, et notamment des liens qu’ils entretiendraient avec les milices, véritables mafias policières qui prospèrent, en particulier à Rio.

« Derrière les clichés des plages paradisiaques, du carnaval de Rio, de la samba et du football, le pays affiche l’un des taux d’homicides et d’inégalités économiques parmi les plus élevés de la planète, mais aussi de fortes luttes mémorielles face à un passé qui ne passe pas. »

Non content de laisser détourner les ressources publiques, Bolsonaro s’est entêté dans l’opposition à toute mesure de santé publique sensée contre la covid – confinement, port du masque ou vaccination – allant jusqu’à promouvoir un « kit-covid » constitué de traitements non seulement inefficaces mais dangereux. Résultat : avec plus de sept cent mille décès, le pays a été l’un de ceux qui ont payé le plus lourd tribut à la maladie, particulièrement les plus pauvres, indigènes et noirs, tandis que l’opposition aux vaccins a connu un essor sans précédent, alors même que le pays avait su au cours des décennies précédentes, grâce à une recherche en pointe sur le sujet et à son système unique de santé (SUS), permettre un accès aux soins jusque dans les territoires les plus reculés.

santé et éducation
Ces deux piliers essentiels ont été justement fortement fragilisés durant la présidence de Bolsonaro, à travers des coupes budgétaires drastiques. Les enseignantes et enseignants un tant soit peu critiques ou progressistes, donc qualifiés illico de « communistes », font quant à elles et eux l’objet d’une véritable chasse aux sorcières de l’école primaire à l’université sous la houlette d’un groupe dénommé Mouvement Brésil libre (MBL), l’un des nombreux bras armés (littéralement) du bolsonarisme. Si, contrairement à Trump, Bolsonaro a échoué à prendre le contrôle d’un grand parti – et se retrouve donc après plusieurs changements sous les couleurs du groupusculaire Parti libéral (PL) –, il a néanmoins œuvré à s’attirer le soutien des plus puissants groupes de pression désignés sous l’acronyme des 3 « B » – pour bœufs, balles et bible –, autrement dit l’agro-industrie, les partisans du port d’armes et les églises évangéliques. Chacun apporte ainsi un soutien électoral, symbolique et financier marqué à Bolsonaro et est choyé en échange, qu’il s’agisse de laisser les premiers déforester massivement la forêt amazonienne pour y cultiver du soja ou élever des troupeaux et utiliser abondamment les intrants chimiques les plus polluants, d’alléger fortement les restrictions en matière de port d’armes pour les chasseurs, collectionneurs et tireurs sportifs, ce qui se traduit déjà par un déferlement d’armes vis-à-vis duquel des policiers ont ouvertement exprimé leur inquiétude, et enfin par le fait de laisser les évangéliques étendre leur emprise idéologique sur la population, tout en faisant fructifier leurs juteuses affaires, sur fond d’intolérance montante, singulièrement vis-à-vis des pratiquants des religions de matrice africaine. Avec l’aide de médias pour partie détenus par certains magnats de la religion, Bolsonaro et les siens ont également érigé la désinformation au rang d’art, disséminant les fake news jusque sur les réseaux sociaux, au point de contraindre les firmes opérant à prévoir des restrictions d’usage pour les seuls Brésiliens et Brésiliennes en vue du scrutin de 2022. Avec la nomination au ministère de l’Économie de Paulo Guedes, un « Chicago Boy », autrement dit l’un de ces étudiants sud-américains formés auprès de Milton Friedman et qui ont expérimenté pour certains les potions néolibérales les plus raides sous la dictature de Pinochet au Chili, Bolsonaro s’est aussi attiré la sympathie de nombreux dirigeants d’entreprise, au point que quelques-uns ont sérieusement envisagé de financer un coup d’État en cas de victoire de Lula, comme cela a été révélé plusieurs semaines avant le scrutin.

Machisme, racisme et homophobie
Tels sont quelques-uns des éléments qui composent le terreau sur lequel a pu prospérer un individu aussi intellectuellement indigent que malhonnête. Attisant à longueur de déclarations la haine contre les femmes, les membres des minorités raciales et LGBTQI +, multipliant les agressions verbales, voire physiques, contre les journalistes, mais aussi certains juges du Tribunal suprême fédéral et du Tribunal suprême électoral qui ne vont pas dans son sens, Bolsonaro a réussi en seulement quatre ans de mandat à mettre le Brésil à feu et à sang. Littéralement. La déforestation en Amazonie, mais aussi au Pentanal, a atteint des niveaux records, résultat de politiques délibérées de démantèlement des organismes chargés de leur préservation ; plus de trente-trois millions de personnes souffrent de la faim, alors que celle-ci avait pratiquement été éradiquée sous les mandats de Lula et Dilma Rousseff, et l’on pourrait multiplier à l’envi les statistiques en ce sens.
Face à un tel bilan, il peut sembler étonnant que tant de Brésiliennes et de Brésiliens puissent encore soutenir Bolsonaro. Parmi ses partisans, on trouve des fanatiques, minorité très active et (très) violente, comme en témoignent tragiquement les attaques répétées pouvant aller jusqu’au meurtre de partisans de Lula, et qui se retrouvent dans son discours réactionnaire visant à défendre les privilèges de toutes sortes. Mais certains sont davantage idéologisés et revendiquent l’héritage d’une extrême droite nationale et nationaliste inaugurée par le mouvement intégraliste lancé en 1932 par le journaliste Plínio Salgado, fasciné par Mussolini, mais très opportuniste dans ses ralliements politiques. Il ne faut pas négliger enfin les nombreuses électrices et électeurs pris par l’antipétisme (mouvement politique d’opposition de plus en plus radicalisé, contre le Parti des travailleurs - PT) ambiant qu’alimentent les commentateurs publics bien au-delà des cercles bolsonaristes. Et les cadeaux électoraux attribués par le président juste avant le scrutin, en toute illégalité, comme un revenu mensuel de base de 600 reais (autour de 120 euros) exceptionnel versé aux ménages les plus pauvres jusqu’à la fin 2022, baptisé Auxílio Brasil (en pratique, surtout un rhabillage de la Bolsa Família lancée par Lula), ou des facilités bancaires pour les femmes, public le plus éloigné de Bolsonaro, ont sans conteste beaucoup aidé à faire remonter sa cote de popularité à l’approche du scrutin, alors même que l’intéressé n’a cessé de faire des coupes dans les budgets sociaux au cours de son mandat au détriment de programmes pourtant cruciaux comme Faim zéro ou les pharmacies populaires.
À l’heure où ces lignes sont écrites, le résultat du scrutin présidentiel au Brésil n’est pas encore connu. Mais quoi qu’il en soit, même si, comme on l’espère, Bolsonaro sera renvoyé aux poubelles de l’histoire, et surtout devant les tribunaux comme il le mérite, une chose semble malheureusement certaine : compte tenu de ses racines sociohistoriques, le bolsonarisme, lui, a encore de sales jours devant lui. n

Igor Martinache est politiste. Il est membre de la rédaction de Cause commune.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022