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On entend souvent dire que le numérique est écologique parce que c’est « dématérialisé », que ça ne déforeste pas l’Amazonie. Or le numérique, aujourd’hui, ce sont essentiellement les GAFAM : malgré les défauts qu’on leur reconnaît par ailleurs, ils seraient donc en fin de compte « vertueux ». C’est ce que nous allons contester.

Pour cela nous allons nous appuyer sur l’ouvrage très documenté et approfondi du journaliste d’investigation et documentariste, Guillaume Pitron, L’enfer numérique. Voyage au bout d’un like, édité en 2021 par Les Liens qui libèrent. Et nous poserons quelques questions complémentaires, notamment en vue d’appeler à des réponses constructives. En une dizaine de chapitres, l’auteur aborde de nombreux aspects du problème : la propagande, l’utilisation et la fabrication des instruments du numérique (smartphones, data centers, robots, objets connectés), les débauches d’énergie qui y correspondent, les moyens de les évaluer, les matériaux qu’ils exigent, les nouvelles habitudes de consommation. L’ouvrage ne se contente pas de dénoncer et de faire peur, il propose en fin de chapitres quelques pistes alternatives, qu’il conviendrait à la fois de muscler et de mettre plus explicitement en lien avec la nécessité de dépasser le capitalisme.
Un bilan désastreux
Le constat global est sans appel : « la pollution digitale met la transition écologique en péril et sera l’un des grands défis des trente prochaines années » ; l’e-commerce, la réalité virtuelle, le gaming sont « l’un des principaux acteurs du doublement, annoncé à l’horizon 2025, de la consommation électrique du secteur numérique ».

« Agir pour des lois de régulation, empêchant la prolifération des gaspillages, dénoncer les techniques de manipulation et les illusions, l’obsolescence programmée (culturelle et logicielle). »

L’auteur en analyse les causes sous divers angles : la fabrication, l’utilisation, le recyclage ; le gaspillage énergétique peut être faible à certains points de vue et énorme à d’autres. Par exemple, « près de 99 % du trafic mondial de données transite aujourd’hui, non par les airs, mais via des courroies déployées sous terre et au fond des mers ». « La pollution directe engendrée par les câbles est insignifiante, mais leur dilatation stimule l’expansion de l’univers numérique », une sorte « d’effet rebond », ce qui exige la construction de nouveaux centres de données (datacenters) et « il n’y a pas de bâtiment qui, au mètre carré, coûte plus cher qu’un datacenter de haut niveau », pour sa construction, mais aussi pour son refroidissement. Or il y en a au monde trois millions de moins de 500 m², des milliers d’autres beaucoup plus grands, la climatisation d’un tel centre moyen demande des centaines de milliers de m3 d’eau. Et « chaque jour de votre vie, pour vos besoins les plus banals, vous êtes susceptible de mobiliser une centaine de datacenters éparpillés dans dix pays différents ».
Entre 15 et 36 % de l’électricité de Amazon Web Services, Netflix, Adobe, Oracle, LinkedIn, Twitter vient du charbon. Les GAFAM sont à genoux devant le groupe américain Dominion Energy. Ce roi du charbon décapite les montagnes aux explosifs dans les Appalaches (Virginie occidentale) pour exploiter les mines, et il arrose démocrates et républicains, fait retarder les fermetures de centrales à charbon. Sans qu’on ne le sache, donc, « pas de selfies sans charbon ».

Comment évaluer ces pollutions ?
Souvent, on se contente de réduire les nuisances aux émissions de CO2 ou de l’équivalent, au cours de l’utilisation d’un appareil ; en fait il faut évaluer « l’ensemble des ressources mobilisées et déplacées durant la fabrication, l’utilisation et le recyclage » de tous les objets ou actions. Un mode de calcul proposé par des chercheurs allemands utilise l’image du « sac à dos écologique », pesant le poids de toutes ces ressources, on donne l’exemple de l’alliance en or : celle-ci n’émet aucun CO2 à l’utilisation, mais l’extraction de l’or lui-même a un bilan écologique catastrophique.

« Le numérique nécessite beaucoup d’eau, de charbon, mais aussi de graphite, de métaux et éléments rares.  »

Le numérique nécessite, comme nous venons de l’esquisser, beaucoup d’eau, de charbon, mais aussi de graphite, de métaux et éléments rares : un smartphone actuel totalise plus d’une cinquantaine de matières premières et l’assemblage représente « une folle complexité, notoirement énergivore » ; une puce électronique contient environ soixante matières premières : « 32 kg de matière pour un circuit intégré de 2 grammes, soit un ratio ahurissant de 16 000/1 ». Donc « il est incongru de parler de “dématérialisation” », « dématérialiser, c’est matérialiser autrement ».

Une réflexion nécessaire
« Chaque minute, 1,3 million de personnes se connectent sur Facebook, 4,1 millions de recherches sont effectuées sur Google, 4,7 millions de vidéos sont consultées sur YouTube et 1,1 million de dollars sont dépensés sur des sites de vente en ligne. » Tout cela est-il absolument nécessaire, fait-il vraiment partie des « besoins » des humains ? Il est permis d’en douter. La publicité abusive, la gratuité apparente poussent à certains comportements dont il faut examiner les faces cachées. L’auteur pointe à juste titre « la tyrannie de l’immédiateté », « ce qui coûte, écologiquement, c’est d’avoir accès à tout, tout le temps, tout de suite », les utilisateurs se moquent du reste. Et cela est d’autant plus vrai que « tout ce que nous entreprenons dans le monde réel est désormais dupliqué dans les sphères virtuelles ».

« La “sobriété” est souvent une manière sournoise et d’apparence vertueuse de désigner l’austérité, la promotion de la pauvreté au bénéfice de ceux qui en profitent. Mais il peut exister aussi une sobriété intelligente et choisie, qui ait un autre rapport au temps et finalement au bonheur que l’hyper-consumérisme compulsif. »

Il y a un mot à la mode, la « sobriété ». Souvent, c’est une manière sournoise et d’apparence vertueuse de désigner l’austérité, la promotion de la pauvreté au bénéfice de ceux qui en profitent. Mais il peut exister aussi une sobriété intelligente et choisie, qui ait un autre rapport au temps et finalement au bonheur que l’hyper-consumérisme compulsif. Pour cela, plusieurs préalables sont nécessaires, à commencer par la formation à l’esprit critique.

Quelles alternatives ?
La constatation de toutes ces évolutions extrêmement inquiétantes ne doit évidemment pas nous conduire à crier de façon unilatérale : à bas Internet, à bas la 5G, à bas les électrons ! Guillaume Pitron ne tombe pas dans ce travers, il l’exprime clairement : la 5G « n’est ni une bonne ni une mauvaise chose ; elle est ce que nous en ferons ».

Ses suggestions se portent sur plusieurs registres :
• Le premier est éducatif. Il faut informer des enjeux les citoyens et les consommateurs : comment évaluer, nous l’avons dit, l’ensemble des ressources mobilisées et déplacées et ne pas se contenter de considérer la seule phase d’utilisation. Il y a un début de prise de conscience, notamment chez les jeunes, il convient de le développer, mais en prenant garde aux faits retors suivants : « la “génération climat” est d’abord constituée de jeunes consommateurs drogués aux outils numériques » et « plus on est jeune, plus on renouvelle souvent ses équipements, lesquels comptent pourtant pour près de la moitié de la pollution numérique ».
• Le second consiste à promouvoir quelques gestes simples et les pratiques existantes les moins gourmandes : nettoyer les espaces de stockage, utiliser les logiciels libres, les fablabs, les « Repaircafés », les téléphones « Fairphone », les adresses « Protonmail », bannir l’usage intensif de la vidéo en ligne.
• Un troisième registre fait appel au militantisme traditionnel : agir pour des lois de régulation, empêchant la prolifération des gaspillages, dénoncer les techniques de manipulation et les illusions, l’obsolescence programmée (culturelle et logicielle).
Tout cela est très pertinent, mais il nous semble qu’on peut situer plus explicitement ces problèmes dans le cadre du système actuel d’exploitation et de la nécessité de le combattre frontalement et d’en changer. D’ailleurs l’auteur l’insinue-t-il indirectement dans son introduction lorsqu’il remarque ceci : Marx a dit « prolétaires de tous les pays unissez-vous », mais ceux-ci n’y sont parvenus, ce sont les capitalistes qui ont fait la mondialisation. Comme le dit fort justement le Pape dans l’encyclique Laudato si ! : « Est-il réaliste d’espérer que celui qui a l’obsession du bénéfice maximum s’attarde à penser aux effets environnementaux qu’il laissera aux prochaines générations ? » Il faut alors s’attaquer au cœur même du système, mais comment créer le rapport de force mondial pour mettre en place des plateformes publiques ou à but non lucratif ? Certes, avec un internet 100 % désintéressé, il serait alors plus facile de poser les défis du long terme et de l’intérêt commun ; cependant, il resterait très polluant si l’on ne faisait que changer la propriété et les destinations des profits. Voilà un ensemble de périls et de subtilités qui pourraient faire l’objet de discussions approfondies lors du prochain congrès du PCF.

Ernest Brasseaux est historien des sciences.

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Cause commune n° 33 • mars/avril 2023