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La planification est un des grands atouts du gouvernement central chinois, sous la direction du parti, pour rassembler et coordonner les ressources économiques et sociales du pays dans la durée et atteindre ainsi les objectifs stratégiques à long terme.

L’histoire globale est une discipline qui étudie le développement des sociétés sur leur propre base culturelle, sans recourir aux arguments fondés sur les préjugés occidentaux portés sur ces sociétés. Un important enseignement est qu’il n’existe pas de valeur universelle. Cette observation rejoint la conclusion du philosophe François Jullien, analyste hors pair de l’Empire du Milieu. L’universel ne peut être approché que par le dialogue patient des cultures. Constatons que nous en sommes fort loin ! Toutefois essayons modestement d’aborder dans cet esprit la nouvelle ère de la réforme chinoise à travers le 14e plan quinquennal.
Notre mode de pensée est pétri de formes idéales, postulées universelles, dont la pleine réalisation est censée conduire à la fin de l’histoire. La pensée chinoise est celle de la transformation continue. Le collectif est premier. L’individu ne devient humain que par la reconnaissance d’autrui à travers le réseau des rapports sociaux (guanxi) dont le socle est la famille. La verticalité du pouvoir politique coexiste avec l’autonomie de la société. Le peuple est le souverain, mais la légitimité démocratique ne s’exprime pas par la logique procédurale de l’élection, mais par la finalité de l’action publique : le pouvoir politique a-t-il développé le bien public qui renforce l’appartenance collective et la mise en œuvre des initiatives dans la société civile ? La réforme chinoise se comprend comme une transformation conjointe des modes de production, des structures sociales et des institutions vers l’avènement d’une économie socialiste de marché.

« Le projet BRI (Belt and Road Initiative) est l’architecture d’une globalisation fondée sur un nouveau type de multilatéralisme, concurrent du modèle néolibéral que la grande crise financière de 2008 a ébranlé. »

Le 14e plan en perspective
Le 14e plan est une étape charnière de la réforme chinoise pour plusieurs raisons. D’abord, il poursuit et intensifie un objectif énoncé dès le 13e plan : changer le régime de croissance d’une économie à accumulation intensive du capital et tirée par les exportations, à une économie dirigée par les innovations scientifiques et techniques pour stimuler la croissance de la productivité globale des facteurs de production et tournée vers la consommation intérieure et le développement des services. C’est le principe de la double circulation.
Ensuite, l’importance donnée à la demande interne implique une réduction des inégalités de développement entre les provinces et l’égalité des avantages sociaux des migrants par rapport aux habitants des villes qui les accueillent. C’est le temps de l’uniformisation de la protection sociale, donc d’une prise en charge par le gouvernement central, et de la réforme du hukou (passeport intérieur). Il en résultera une impulsion pour la consommation des ménages par amélioration de la situation financière des catégories sociales à bas revenus.
Enfin, l’engagement pris en faveur de la neutralité carbone en 2060 est une décision d’une extrême importance pour la planète. Elle engage la Chine sur une trajectoire d’investissements dans la production et la distribution de l’énergie, dans les transports, dans la production agricole et dans la restauration des espaces naturels. Cette évolution devrait faire du 14e plan l’étape inaugurale vers une écologie politique, partie prenante de la réalisation de l’économie socialiste de marché à partir de 2035.

Le développement des innovations et les vertus de la planification à long terme
L’avantage de la planification stratégique est de surmonter la tragédie des horizons qui handicape les gouvernements occidentaux. L’absence d’un cap à long terme et d’institutions coordinatrices des initiatives laisse les gouvernements désarmés devant l’influence du lobby du carbone, qui a tout intérêt à ce que rien ne se fasse. En revanche, le gouvernement central chinois sous la direction du parti peut rassembler et coordonner les ressources économiques et sociales du pays dans la durée pour atteindre les objectifs stratégiques à long terme. Comme l’indiquait le commissaire au plan français, Pierre Massé dans les années 1960, le plan c’est l’antihasard. C’est l’organisation collective qui permet de surmonter l’impuissance de la finance de marché face à l’incertitude. Encore faut-il – c’est l’enjeu de la phase nouvelle de la réforme chinoise – rendre les entreprises publiques plus efficaces et les lier aux entreprises privées pour réaliser les initiatives industrielles prioritaires.

« Faire du 14e plan l’étape inaugurale vers une écologie politique, partie prenante de la réalisation de l’économie socialiste de marché à partir de 2035. »

Le 14e plan est celui de la réalisation de l’objectif de transformation industrielle énoncé dès 2015 : « made in China 2025 ». Il s’agit de cibler les technologies clés pour restructurer le système industriel. Cela requiert un changement de gouvernance des entreprises publiques par injection de participations privées pour susciter l’esprit d’entreprise compétitive dans le cadre des objectifs planifiés. Si le mixage de propriété publique et privée parvient à combiner l’orientation stratégique et la pression concurrentielle pour l’innovation, un nouveau type d’économie mixte peut atteindre la frontière technologique, conformément à la visée annoncée en 2015.
La participation de l’économie digitale aux investissements bas carbone permet de faire de l’électricité le moyen exclusif de distribution et d’usage de l’énergie. Celle-ci doit être distribuée de manière optimale, malgré la localité et l’intermittence des sources renouvelables, grâce aux réseaux de distribution contrôlés par l’intelligence artificielle (smart grids). La sécurité implique que la puissance publique maîtrise les monopoles high-tech (Alibaba, Tencent) et, bien sûr, exclue les plateformes internet américaines.

Le 14e plan et la réorganisation des rapports internationaux
L’environnement politique international est devenu hostile, à cause de l’incertitude et de la montée du populisme et du protectionnisme dans le monde. C’est pourquoi le cinquième plenum du comité central, qui a discuté les principes et les objectifs du 14e plan, a dû faire face aux forces de déglobalisation, capables de menacer l’objectif d’un pays modérément développé en 2035. Quelle est donc la seconde dimension de la double circulation, à côté de la priorité donnée à l’essor du marché intérieur ? Plus précisément, quelle est la réponse à la présence hostile des États-Unis dans la région ? C’est d’organiser la régionalisation économique, donc commerciale et monétaire, de l’Asie, parallèlement au renforcement des défenses militaires.
Le cœur de la réorganisation de l’environnement économique régional est la signature du RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership). C’est le plus important accord commercial du monde. Il englobe les pays de l’Asie orientale et la plupart des pays de l’Association des nations du Sud-Est (ASEAN), hormis l’Inde, et regroupe un ensemble de pays qui font plus de la moitié de leur commerce extérieur entre eux et qui représentent plus de 30 % de la population mondiale. La Chine en sera nécessairement le centre, d’autant qu’elle poursuit à grande vitesse son ouverture financière et l’internationalisation conjointe du renminbi.
Ainsi la composante externe de la double circulation serait hiérarchisée et rendrait possible la formation d’une zone monétaire en Asie, parce que le RECP se prête à l’intensification de l’initiative Chiang Mai, qui est un accord de stabilisation des changes entre les monnaies des pays qui y participent. Au-delà, la Chine poursuit le projet BRI (Belt and Road Initiative) destiné à établir des gains mutuels d’échange, bien que ce projet manque encore d’un financement multilatéral important et soit freiné par les risques financiers des pays endettés en contrepartie des investissements d’infrastructure reçus de la Chine. Il n’empêche que la BRI est l’architecture d’une globalisation fondée sur un nouveau type de multilatéralisme, concurrent du modèle néolibéral que la grande crise financière de 2008 a ébranlé.

Michel Aglietta est économiste. Il est professeur émérite de l’université Paris-Nanterre.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021