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Si « le travail » n’a pas à être « défendu » en tant que « valeur », c’est pour la simple et bonne raison que le travail n’est pas une norme, mais une réalité à la fois anthropologique, sociale et historique, et qu’il joue de facto un rôle structurant dans la vie des individus comme dans celle de la société.

Le travail, pour Marx, n’est pas une « valeur » au sens où on l’entend communément aujourd’hui dans le débat public : en lui-même, « le travail » n’est pas une valeur morale qu’il faudrait défendre et promouvoir. Ce qu’un communiste, au sens où Marx entendait ce terme, doit défendre, ce n’est pas « le travail » en général en tant que « valeur », ce sont celles et ceux qui travaillent, c’est-à-dire les femmes et les hommes dont les activités de production et de service permettent à la société dans son ensemble de se reproduire. C’est à eux et à elles que le communiste doit constamment s’adresser, pour leur parler non pas abstraitement du travail en général et de sa « valeur », mais concrètement des conditions dans lesquelles ils et elles travaillent effectivement, et des effets que leur travail a sur leurs vies.

« Il y a bien un droit au travail qui, dans nos sociétés, est quasiment synonyme du droit de chacun à être reconnu comme un acteur ou une actrice sociale à part entière et à bénéficier,
à ce titre, de l’estime sociale. »

Le travail, une réalité à la fois anthropologique, sociale et historique
Si « le travail » n’a pas à être « défendu » en tant que « valeur », c’est pour la simple et bonne raison que le travail n’est pas une norme, mais une réalité à la fois anthropologique, sociale et historique, et qu’il joue de facto un rôle structurant dans la vie des individus comme dans celle de la société. Sur le plan anthropologique, Marx et Engels ont constamment affirmé le rôle central joué par le travail. Marx affirme ainsi, dès les Manuscrits de 1844, que « l’objet du travail est l’objectivation de la vie générique de l’homme » (c’est-à-dire de sa vie d’être social), de sorte que, par le déploiement de l’activité de travail en tant qu’activité humaine nécessairement collective et sociale, l’homme « s’intuitionne lui-même dans un monde produit par lui ». Dans L’idéologie allemande, Marx et Engels posent que « le premier acte historique est l’engendrement des moyens de satisfaire les besoins, la production de la vie matérielle elle-même, et [que] c’est là […] une condition fondamentale de toute histoire qui doit nécessairement être remplie aussi bien aujourd’hui qu’il y a des millénaires, chaque jour et à chaque heure afin simplement de maintenir les hommes en vie ». Et le même Marx de réaffirmer, cette fois dans Le Capital, que d’une part « le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès par lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action » et, d’autre part, que le procès de travail est « l’appropriation de l’élément naturel en fonction des besoins humains, la condition générale du métabolisme entre l’homme et la nature » et, à ce titre, « la condition naturelle éternelle de la vie des hommes ». Quant à Engels, il va de son côté, dans la Dialectique de la nature, jusqu’à expliquer que le travail a joué un rôle clé dans le processus d’hominisation : « le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse ; il l’est effectivement, conjointement avec la nature qui lui fournit la matière qu’il transforme en richesse [c’est-à-dire en choses utiles à la satisfaction de besoins humains] ; mais il est infiniment plus encore ; il est la condition fondamentale première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même » Ainsi donc, si le travail est « la condition naturelle éternelle de la vie des hommes », l’enjeu n’est pas de le défendre comme on défend les droits de l’homme, la justice sociale et l’égalité, mais de faire reconnaître et de faire comprendre le rôle fondamental que le travail a joué dans toute l’histoire humaine, qu’il joue aujourd’hui et qu’il continuera inévitablement de jouer dans l’avenir.

« Tenir compte de toutes les activités de travail : depuis celles qui se font au grand jour du travail salarié jusqu’à celles qui, non rémunérées, invisibilisée et occultées, se déroulent dans la sphère domestique et “privée”. »

Le travail est aux yeux de Marx une constante à la fois naturelle, anthropologique, sociale et historique ; s’il doit être promu, c’est en raison même du rôle structurant qu’il joue de fait dans la société, ou plutôt : c’est en raison du rôle structurant que jouent, dans la société, non pas « le travail » en général, mais concrètement celles et ceux qui, par leurs activités de travail, en permettent la reproduction. Ce qui implique de tenir compte de toutes les activités de travail : depuis celles qui se font au grand jour du travail salarié jusqu’à celles qui, non rémunérées, invisibilisées et occultées, se déroulent dans la sphère domestique et « privée », et qui sont tout aussi nécessaires à la reproduction des conditions de la vie humaine et sociale. Mais bien que le travail ne soit pas une valeur morale, il entretient néanmoins bel et bien un rapport avec la dimension de la normativité : dès lors en effet que les activités humaines de travail jouent un rôle fondamental dans la reproduction de la société, il y a un droit de chacune et de chacun à apporter sa contribution propre à la reproduction sociale et aussi un droit à voir reconnue l’importance de la part qu’elle et il prend à cette reproduction. En ce sens, il y a bien un droit au travail qui, dans nos sociétés, est quasiment synonyme du droit de chacun à être reconnu comme un acteur ou une actrice sociale à part entière et à bénéficier, à ce titre, de l’estime sociale.

« Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès par lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action »
Marx, Le Capital

Les défenseurs de la « valeur travail »
Il faut donc partir du fait que, dans le débat politique courant, les meilleurs défenseurs de la « valeur travail » se recrutent le plus souvent dans le camp de ceux qui veulent faire travailler les gens plus et plus longtemps, c’est-à-dire dans le camp de ceux qui promeuvent d’autant plus « le travail » comme « valeur » qu’ils sont, dans les faits, indifférents aux conditions dans lesquelles les femmes et les hommes travaillent réellement, aux inégalités entre hommes et femmes face à la rémunération du travail et aux conditions d’accès à telle ou telle fonction, comme ils sont indifférents aussi à la question de la répartition sociale et donc du « partage » du travail. Les défenseurs de la « valeur travail » au sens moral du terme sont donc souvent ceux dont l’intérêt est directement lié à la « valeur » du travail, mais au sens économique du terme : les défenseurs du travail comme valeur morale sont aussi ceux dont on constate qu’ils manquent rarement une occasion de promouvoir les dispositifs (dans les domaines de l’assurance-chômage, de la retraite, du temps de travail, etc.) qui dévalorisent le travail au sens économique, c’est-à-dire qui dévalorisent la force de travail pour mieux la plier aux exigences de la productivité et de la valorisation propres au capital.

L’attention aux conditions matérielles de la mise au travail
Autant qu’à Marx même, c’est à Theodor Adorno qu’il faut faire appel ici, lui qui pouvait à la fois dire qu’il « n’y a rien dans le monde qui n’apparaisse à l’homme autrement que dans et par le seul travail », qu’il « n’y a pas de connaissance qui ne soit passée par le travail », et dénoncer « l’identification pompeuse du travail à l’absolu », « l’hypostase du travail en absolu » . Si Theodor Adorno pouvait à la fois reconnaître (comme Marx) le rôle irremplaçable joué par le travail et néanmoins dénoncer son élévation au rang d’une valeur absolue, c’est parce qu’il avait compris que, « quand le travail va jusqu’à s’ériger purement et simplement en principe métaphysique, cela revient ni plus ni moins à éliminer systématiquement ce qui est “matériel”, à quoi tout travail se sent lié, qui lui prescrit ses propres limites [et] rabaisse sa souveraineté ». Voilà qui rappelle la gauche et, dans celle-ci, les communistes plus que d’autres à l’essentiel de leurs combats : non pas la défense de l’abstraction du travail en général comme « valeur », mais l’attention aux conditions matérielles dans lesquelles les hommes et les femmes sont effectivement mis au travail, aux effets que ces conditions ont sur celles et ceux qui travaillent, sur leur santé, sur leur durée de vie et, plus généralement, sur leurs chances de mener une vie de laquelle la souffrance soit le plus possible exclue et dont les chances d’accomplissement, tant individuelles que collectives, soient augmentées.

Franck Fischbach est philosophe. Il est professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Cause commune32 • janvier/février 2023