Par

Un retour sur les différentes actions organisées sous l’égide de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation (FAO) montre que le productivisme marchand dominant entrave la marche vers une souveraineté alimentaire de chaque nation, précondition pour une véritable sécurité alimentaire.

Il faut toujours se méfier des causes apparemment consensuelles. Ainsi en est-il de la lutte contre la faim dans le monde, qui sous couvert d’un objectif inattaquable permet aux capitalistes de l’agro-industrie de faire avancer leurs intérêts. C’est ce que rappellent notamment les auteurs d’un récent ouvrage collectif, coordonné par Antoine Bernard de Raymond et Delphine Thivet, intitulé Un monde sans faim (Presses de Sciences-po, 2021). Ils y analysent en particulier la construction de ce problème public au fil des dernières décennies et rappellent que tout a commencé à la fin du XIXe siècle par l’invention de la calorie comme unité de mesure nutritionnelle, qui a entraîné dans son sillage tout un ensemble de recherches visant à caractériser les régimes alimentaires dans le monde en fonction du nombre de calories absorbées, tout en les comparant au régime états-unien, constituant alors le canon de la bonne alimentation. Cette approche avant tout quantitative se conjugue à la survenue de plusieurs crises au début du XXe siècle, à commencer par la grande dépression des années 1930, au cours desquelles on trouve d’une part des populations en incapacité financière de se procurer leur pitance et de l’autre des agriculteurs qui ne parviennent pas à écouler leurs productions, ce qui va favoriser la promotion par la Société des Nations d’une « solution » mêlant productivisme et libéralisation des échanges agricoles.

« Le concept de “souveraineté alimentaire” est défini comme “le droit de chaque nation de maintenir et développer sa capacité de produire ses aliments de base dans le respect de la diversité des cultures et des produits”. »

Logique « productionniste ».
Cette vision « productionniste », au sens où le seul critère pris en compte pour évaluer l’agriculture est celui du volume de production, s’institutionnalise avec la création de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en 1945 qui promeut la coopération internationale pour lutter contre la faim et garantir ainsi la paix. Le problème paraît mal posé car, comme l’a montré l’économiste indien Amartya Sen, ce sont les crises politiques (guerres, dictatures) qui sont la cause des famines et non l’inverse à l’époque actuelle. Au cours des décennies d’après-guerre, cette réponse au « problème » de la faim dans les pays sous-développés prend deux formes principales : la première est celle de l’aide alimentaire d’urgence, institutionnalisée par la mise en place du Programme alimentaire mondial (PAM) en 1963, qui sert aussi aux principaux pays producteurs, États-Unis en tête, à écouler leurs surplus. La seconde est la promotion des techniques agricoles sous la forme de paquets standardisés mêlant semences génétiquement sélectionnées, intrants chimiques et outils mécaniques, censée constituer une « révolution verte » permettant aux pays concernés à la fois de sortir du sous-développement et d’éloigner la « menace » communiste, tout en évitant de poser des questions sociopolitiques, à commencer par celle de la réforme agraire, autrement dit d’un partage plus équitable de la propriété foncière.

« La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active. »

En 1974, la FAO organise une conférence mondiale de l’alimentation qui institutionnalise un peu plus cette approche promarché, tout en définissant pour la première fois le concept de « sécurité alimentaire » comme « la capacité de tout temps d’approvisionner le monde en produits de base, pour soutenir une croissance de la consommation alimentaire, tout en maîtrisant les fluctuations et les prix ». Sous l’effet de la persistance du problème et de travaux pointant multiples dimensions du développement, notamment ceux d’Amartya Sen, celle-ci évolue en même temps que se complexifie la gouvernance de cet enjeu et, en 1996, le sommet mondial de l’alimentation toujours organisé sous l’égide de la FAO énonce que « la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». Si celle-ci, toujours en vigueur, marque la reconnaissance des enjeux qualitatifs en même temps que de l’avis et des capacités d’action des populations touchées, elle n’en fait pas moins l’objet de critiques dans la mesure où elle ne bouscule pas réellement les intérêts établis, capitalistes et promarchés, au détriment des producteurs locaux. Et, de fait, les agriculteurs continuent de représenter à l’heure actuelle la très grande majorité des quelque 880 millions de personnes souffrant de sous-alimentation sur la planète. En 1996, la Via Campesina, réseau transnational de paysans, organise ainsi un contre-sommet alternatif à celui de la FAO et promeut en lieu et place de la sécurité alimentaire le concept de « souveraineté alimentaire », défini comme « le droit de chaque nation de maintenir et développer sa capacité de produire ses aliments de base dans le respect de la diversité des cultures et des produits », autrement dit de « produire [sa] propre nourriture sur [son] propre territoire », et affirme qu’il s’agit-là d’une « précondition pour une véritable sécurité alimentaire ». Cette approche, qui remet clairement en cause le paradigme néolibéral dominant misant sur la concentration capitaliste et le marché, n’est pas parvenue à renverser celui-ci, d’autant que ce dernier use d’une rhétorique simpliste invoquant l’accroissement démographique, voire le dérèglement climatique, pour affirmer que le productivisme marchand constituerait la seule réponse viable à ces enjeux. Il n’en reste pas moins que les « émeutes de la faim » qui ont éclaté en 2007-2008 dans divers endroits du globe face à la flambée des prix de certains produits de base, comme le riz ou le maïs, sous l’effet d’achats spéculatifs, ont remis en question cette évidence.

« L’alimentation est bel et bien un champ de luttes éminemment politiques. »

L’exemple brésilien avorté
Des expériences politiques ont également montré que d’autres voies étaient possibles, telles que la politique mise en œuvre au Brésil sous la présidence Lula, comme le rappellent Florence Pinton et Yannick Sencébé dans Un monde sans faim (op. cit.). Ces chercheurs décortiquent le contenu de la stratégie « Faim zéro » déployée à partir de 2003, qui inclut non seulement la fameuse Bolsa familia, allocation versée aux familles pauvres en contrepartie de la scolarisation de leurs enfants, mais aussi un programme national de soutien aux petites exploitations familiales, via des crédits à taux préférentiels, des mécanismes d’assurance et d’accompagnement vers des pratiques écologiques ; un programme d’achat public d’aliments privilégiant ces petites exploitations et permettant en contrepartie d’assurer des repas gratuits dans les écoles publiques. Cette politique nationale, toutefois décentralisée et participative dans sa gestion, a, par sa cohérence, très fortement fait reculer la faim dans le pays et même été érigée en modèle par le PAM ; mais loin d’être due au seul volontarisme du gouvernement dirigé par le Parti des travailleurs (PT), elle est, comme le soulignent les auteurs, le résultat de l’action opiniâtre d’un mouvement social pour la justice agraire. Quoiqu’il en soit, si d’aucuns ont critiqué le fait que cette politique était encore trop compatible avec le paradigme néolibéral, le puissant lobby agro-industriel brésilien s’est empressé de la démanteler, sitôt réalisé le coup d’État contre Dilma Rousseff en 2016. Avec pour conséquence une importante remontée de la malnutrition dans le pays. Une illustration tragique du fait que l’alimentation est bel et bien un champ de luttes éminemment politiques.

Igor Martinache est politiste. Il est maître de conférences à l’université de Paris-Nanterre.

Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021