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par Frédo Coyère, Corinne Luxembourg, Igor Martinache et Pierrick Monnet.

S’il est une chose dont le caractère « essentiel » n’a jamais été remis en question durant la crise sanitaire, c’est bien l’alimentation. S’approvisionner a même constitué pour beaucoup d’entre nous le seul motif pour sortir de son domicile, tandis que des centaines de milliers de travailleurs, dans l’agriculture, le secteur agroalimentaire et la distribution continuaient à se rendre sur leur lieu de travail pour ne pas rompre la chaîne. Cette crise a aussi révélé et amplifié les inégalités sociales les plus patentes : tandis que les ménages des classes favorisées s’adonnaient au plaisir de faire leur pain eux-mêmes ou d’expérimenter d’ambitieuses recettes de gâteaux, des familles, des travailleurs, des étudiants de milieu populaire prenaient massivement, et souvent pour la première fois, le chemin des banques alimentaires et autres distributions associatives. De même, tout en n’hésitant pas à donner des leçons de morale à leurs concitoyens sur le respect des gestes barrières et autres interdictions de circulation, certains membres du gratin, y compris des magistrats et des policiers hauts gradés, s’attablaient sans vergogne dans des restaurants « clandestins ». Les rues des villes grandes et moyennes furent le théâtre d’un ballet de vélos et scooters pilotés par de jeunes travailleurs précaires, pas toujours dotés des bons papiers, venant livrer sushis, pizzas et autres plats cuisinés de plus en plus souvent à la chaîne par d’autres soutiers, au sein des cuisines fantômes (dark kitchens), nouveaux lieux de la « délocalisation sur place ». Alors qu’ils étaient davantage exposés à la covid et à ses formes les plus graves, nombre de nos concitoyennes et concitoyens les plus modestes ont ainsi (re)découvert ce qu’avoir faim voulait dire, une situation décuplée dans certains pays du Sud où aucun filet de protection sociale n’était mis en place, tandis que le grippage des chaînes internationales de marchandises, conjugué à la difficulté d’organiser le travail dans les champs, les fermes ou les abattoirs a fait longtemps planer le risque d’une vague de famine globale sans précédent.

Un système (im)monde
Bref, c’est peu dire que l’alimentation constitue une, sinon la question politique par excellence. Mais celle-ci ne se cantonne pas, et ne doit pas être réduite à la seule dimension quantitative, même si, en la matière, les inégalités sont déjà criantes, entre les 3 800 calories ingérées quotidiennement en moyenne par habitant aux États-Unis contre moins de 1 600 par habitant en République démocratique du Congo. C’est aussi évidemment une affaire de qualité, car si les différences culturelles persistent heureusement dans les habitudes alimentaires, en dépit des offensives de l’industrie agroalimentaire pour raboter à son profit les goûts sur des standards insipides, la possibilité de se fournir en aliments sains, fruits et légumes frais notamment et exemptés d’additifs chimiques aussi néfastes pour la santé que pour l’environnement n’est malheureusement pas donnée à toutes les bourses. Cuisiner plutôt qu’acheter des plats préparés en usine est bien plus sain, répètent sans se lasser les nutritionnistes, mais cela prend aussi un temps dont bien des travailleuses et des travailleurs, assignés à des horaires « atypiques » et souvent très loin de chez eux, ne disposent pas. Comment dans ces conditions transmettre à leurs enfants les « bonnes » habitudes alimentaires ! Il n’est pas étonnant que la prévalence du surpoids, de l’obésité et des comorbidités associées, soit paradoxalement inversement proportionnelle à l’épaisseur du portefeuille, au contraire de ce qui s’observait quelques siècles plus tôt.
Se nourrir constitue une activité à la fois universelle et ancrée dans notre quotidien, mais aussi imprégnée de culture : les habitudes alimentaires recouvrent non seulement le contenu des assiettes, mais aussi les manières de se tenir à table, quand il y en a une, les repas sont à la fois un moment de partage et d’exclusion. La préparation et le service des repas induisent et révèlent également des inégalités de sexe et d’âge dans le partage des tâches dans les foyers : aux femmes la cuisine du quotidien, plus ingrate, tandis que les hommes se mettent aux fourneaux quand les couples hétérosexuels reçoivent et en tirent les profits symboliques – un schéma qui perdure, comme le révèlent les enquêtes « Emploi du temps » de l’INSEE. Mais si importants que soient ces enjeux, la question alimentaire ne se limite pas non plus à la manière dont on remplit nos caddies ou à la préparation de nos repas. L’amont et l’aval, autrement dit la circulation des denrées du champ au placard, mais aussi le devenir des déchets, emballages, restes et autres aliments gaspillés parce qu’ayant dépassé la date de péremption, ou jetés avant même leur arrivée en rayon parce que ne répondant pas aux standards esthétiques de l’industrie agroalimentaire, comptent également énormément. Entre un quart et la moitié de la nourriture produite en Amérique du Nord et en Europe occidentale part ainsi directement à la poubelle sans passer par les estomacs. Mais c’est aussi le travail de centaines, voire de milliers d’individus, dans des conditions extrêmement variables, et les effets sur l’environnement, eux-mêmes très disparates, qui sont en jeu. Ainsi, il est difficile aujourd’hui d’ignorer que la déforestation de l’Amazonie résulte de l’expansion des champs de soja et de pâtures pour satisfaire la consommation de viande bovine qui explose à l’échelle planétaire, ou encore de méconnaître les méthodes d’élevage et d’abattage industriels proprement barbares avec lesquelles sont traités veaux, vaches, cochons, poulets qui permettent d’obtenir une viande à bas prix, dont le broyage des poussins mâles vivants, qui sera seulement interdit en France en 2022, n’est qu’une sordide illustration.

« Tandis que les ménages des classes favorisées s’adonnaient au plaisir de faire leur pain eux-mêmes ou d’expérimenter d’ambitieuses recettes de gâteaux, des familles, des travailleurs, des étudiants de milieu populaire prenaient massivement, et souvent pour la première fois, le chemin des banques alimentaires et autres distributions associatives. »

Quand nos aïeux se fournissaient essentiellement dans leurs propres champs ou dans leur potager ou encore auprès des fermiers voisins, de nos jours, les circuits de production et de distribution se sont très largement globalisés, tout comme le contenu de nos assiettes ; dès lors qu’il s’agit de retracer les circuits, les économies de distribution, c’est bien un système-monde qui se donne à voir, de la mise en culture à la consommation. Certains voient et présentent comme une chance de pouvoir consommer des avocats du Pérou, des mangues venues du Brésil ou du bœuf d’Argentine, mais cela a un coût social et écologique souvent rendu invisible par le marketing.

Se méfier des appâts rances
Les questions de production, de quantité d’aliments disponibles pour chacun, de prix maîtrisés, de qualité d’aliments, de l’influence de la distance entre lieu de production et lieu de consommation sur les écosystèmes, sur l’environnement se sont désormais bien ancrées dans la demande sociale, si bien que se nourrir revêt également, de nos jours, une dimension civique revendiquée, comme l’illustre l’essor des labels liés à la qualité des aliments ou de leur mode de production (notamment mais pas exclusivement l’agriculture biologique), ou les principes appliqués en matière de conditions de travail et de rémunération des producteurs, dans ce que l’on appelle le « commerce équitable ».
Si l’information et les consciences progressent en ces domaines, les opinions et les débats liés à ces questions ne sont pour autant pas exempts d’idées reçues : les influences écologiques des modes de production ne sont pas toujours celles que l’on pense, tandis que les promesses de la grande distribution de garantir des « justes prix » à leurs fournisseurs ou de respecter l’environnement sont parfois des écrans de fumée destinés à attirer les consommateurs tout en évitant un durcissement de la législation. Les lobbies de l’industrie agroalimentaire ne sont ainsi pas les moins prompts à répandre des écrans de fumée, faire modifier à la baisse les cahiers des charges des certifications, afin de vendre du « bio » au rabais pour satisfaire une demande en trop rapide expansion par rapport aux capacités de production, et même « capturer » la fabrique de la loi, en France ou au Brésil notamment. Enfin, derrière les controverses mises en scène dans les cénacles politiques et médiatiques, certaines questions cruciales, telles que l’accès à la terre et la destination du foncier, sont soigneusement maintenues dans l’angle mort par ceux dont les intérêts seraient ainsi mis en cause.
Last but not least, les modes de consommation alimentaire, comme les autres, sont le lieu privilégié de mécanismes de distinction où, comme l’avait déjà montré Pierre Bourdieu, les classes dominantes naturalisent leurs propres manières de se comporter en la manière pour mieux discréditer celles des classes populaires, et maintenir ces dernières symboliquement à distance. Ainsi peut-on interpréter sans doute en partie l’engouement pour certaines formes de consommation dites responsables, qui n’empêchent pas forcément leurs auteurs de rouler en quatre-quatre ou de partir à l’autre bout du monde en avion pour les vacances et ainsi présenter au final une empreinte carbone bien plus élevée que ceux dont ils fustigent l’attrait pour la « malbouffe ». Or bien se nourrir apparaît comme un luxe inaccessible pour une grande part de la population, l’aide alimentaire est souvent synonyme d’aliments pauvres et néfastes pour la santé… Il importe de se poser la question de démocratiser véritablement l’accès à une nourriture de qualité pour toutes et tous, tout en respectant au mieux les travailleuses et les travailleurs comme la planète pour la produire et l’acheminer. La complexité des interdépendances en jeu rend l’équation particulièrement difficile à résoudre, mais la diversité des initiatives citoyennes qui se donne déjà à voir nous offre d’ores et déjà quelques pistes, tout en nous obligeant à repenser et à réactualiser le slogan des forums sociaux mondiaux : « Penser global, agir local ».
Sans aucunement prétendre à l’impossible exhaustivité, le présent dossier propose plus modestement de présenter quelques-unes de ces pistes, d’explication et d’action, qui sont autant d’invitations à une politique de l’alimentation ambitieuse et soucieuse de justice sociale.

Frédo Coyère, Corinne Luxembourg, Igor Martinache et Pierrick Monnet sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.