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À quelles conditions et dans quelle mesure la restauration collective permet à tous d’accéder à une alimentation durable, locale et respectueuse de l’environnement ? Poser la question, c’est entrevoir un espace des possibles encore largement à ouvrir en le reliant à la centralité de la fonction de distribution de repas aux collectivités ; c’est aussi plonger dans la complexité des relations entre des acteurs, nombreux et très différents.

L’intégration de produits bio et locaux dans la restauration collective
Depuis la fin des années 2000, le cadre législatif a introduit, par des mécanismes économiques divers, des incitations de plus en plus fortes visant à promouvoir l’intégration de produits bio et locaux dans la restauration collective. Le Grenelle de l’environnement en 2007, les lois cadres réglementaires Grenelle 1 (2009) et 2 (2010), les lois portant sur la modernisation agricole de 2010 puis 2014, la loi Egalim en 2018, actent des politiques nationales qui mettent en avant une agriculture durable plus respectueuse de l’environnement en identifiant la restauration collective comme un débouché majeur. Au niveau des départements et des régions, les mises en œuvre de ces politiques, si elles ont en commun de chercher à articuler proximité et qualité environnementale dans les approvisionnements des cantines, donnent lieu à des modalités concrètes de définitions du local et de la qualité hétérogènes. La notion de proximité, notamment, varie fortement en fonction de la disponibilité et de la distance de produits agricoles.
Quelles que soient leurs traductions, ces nouvelles orientations tendent dans leurs principes comme dans leurs objectifs à renverser – pour partie – les logiques d’approvisionnement mises en place dans les années 1990.

« L’idéal type de l’économie industrielle et gestionnaire contraste avec celui de la cuisine locale et écologique qui utilise des produits frais et revalorise, en ce sens, les pratiques du métier. »

Dans ce modèle industriel, les fournisseurs de l’industrie agroali­mentaire sont soumis à des critères de qualité définis par les services de marketing en fonction de préférences du consommateur, construites selon une logique de segmentation. Gérants et cuisiniers fabriquent des repas en exécutant des consignes issues des recettes élaborées par le marketing. La technique culinaire est conçue en conformité avec une forme d’ingénierie alimentaire qui procède de la maîtrise de normes strictes en matière de décongélation et de cuisson. Cette organisation permet de planifier commandes et productions en minimisant les coûts logistiques de livraison jusqu’à une année à l’avance. Cet idéaltype de l’économie industrielle et gestionnaire contraste avec celui de la cuisine locale et écologique qui utilise des produits frais et revalorise, en ce sens, les pratiques du métier. Dans la grande variété des formes de restauration collective développées, une mixité entre ces deux logiques d’approvisionnement prévaut plutôt qu’une substitution complète. Les menus combinent composantes industrielles et produits frais. Quand la logique du local et du bio est la plus poussée, on observe, comme à Brest, une structuration de la filière maraîchère pour les besoins de la restauration collective ; les producteurs bio fournisseurs sont tenus de s’engager sur des volumes et sur le long terme. Leur regroupement et leur organisation collective est nécessaire pour tenir les engagements contractuels. Les possibilités de l’approvisionnement en bio et en local dépendent toutefois de l’étendue des surfaces agricoles à l’échelle locale.

Les différents acteurs
Qui sont les acteurs dotés de pouvoir et de capacité d’action sur ces modalités d’organisation ? La fabrication et la distribution de repas pour les collectivités peuvent être assurées soit par leurs propres moyens, soit en déléguant par une relation de sous-traitance à des sociétés de restauration collective (SRC). Près de six collectivités sur dix gèrent en régie, soit par leurs propres moyens, la restauration collective d’après le rapport de la Cour des comptes de 2020. Les taux de sous-traitance sont beaucoup plus élevés dans les segments des entreprises, des administrations, de la santé et du médico-social privé. Les obligations et cadres réglementaires et tarifaires qui s’appliquent à ces différents publics sont très différents. Une modalité intermédiaire consiste à recourir à un prestataire extérieur pour de l’assistance technique : les salariés restent attachés au délégataire, mais approvisionnements et menus relèvent du prestataire. La décision concerne des élus, qui font en fonction des propositions des représentants commerciaux des SRC, de l’idée qu’ils se font des préférences de leur électorat, mais aussi des décisions prises antérieurement avant eux. Difficile de retourner à de la gestion directe quand des investissements lourds ont été réalisés antérieurement par des SRC pour construire des cuisines centrales. Les élus et leurs équipes héritent d’un dossier qu’ils ne maîtrisent pas toujours, loin de là. Quand le choix a été fait par des collectivités locales de recourir à un prestataire externe, cela ne signifie pas qu’ils n’ont plus droit de regard sur les choix de gestion du prestataire. Le cas de Brest montre que, bien qu’ayant eu recours à la sous-traitance, les élus ont pesé sur les choix d’approvisionnement en bio et en local. L’alternative entre sous-traitance et délégation ne préjuge en rien de la qualité des repas ; celle-ci dépend avant tout du budget qui lui est consacré. Ce dernier est nettement plus conséquent dans le segment des entreprises, où les utilisateurs des services de restauration jugent directement de sa qualité, que dans le segment de la santé, où les prestations diffèrent pour les patients et les visiteurs, et a fortiori dans le segment scolaire, parent pauvre de la restauration collective.

« Passer à des produits locaux et bio implique de modifier en profondeur la chaîne d’approvisionnement et, en retour, a des effets de structuration sur les filières agricoles qui doivent se conformer pour partie aux critères de la restauration collective. »

Qu’en est-il du rôle des salariés d’un côté, des enfants, adolescents, jeunes adultes et de leurs parents de l’autre ? Les salariés des SRC sont attachés à des restaurants plus ou moins importants très dispersés sur les territoires. Les personnels de service, majoritairement peu qualifiés, féminins pour l’essentiel, les cuisiniers représentent un ensemble très atomisé dont les capacités de mobilisation collective sont faibles. Ils dépendent plus souvent du bon vouloir des syndicats non pas de leur employeur mais de l’établissement délégataire ; ceci expliquant par exemple l’absence de mobilisations collectives à la suite des annonces de suppressions d’emplois massives dans la restauration collective, consécutives à la crise sanitaire et au recours soudain au télétravail en novembre dernier, qui pourraient atteindre 20 % des effectifs du secteur d’après le quotidien Le Monde.
Les capacités d’expression des usagers sont soumises aux critères de mesure contenus dans les enquêtes de satisfaction ou les « commissions restaurant » qui sont lancées çà et là. Ces consultations sont censées évaluer la qualité des prestations, mais le plus souvent elles visent les « à-côté » du repas : propreté, composition des menus, et contournent la qualité des produits, dont l’appréciation est réservée au seul jugement des professionnels. Qui plus est, ce sont les salariés des restaurants qui administrent ces enquêtes, déplaçant dès lors le rapport d’évaluation, comme si les usagers appréciaient non pas la qualité de la prestation de restauration, mais la qualité du travail des salariés : tout cela se traduit finalement par un évitement général de cette évaluation ainsi que je l’ai montré dans mon ouvrage Les Cuisines du capitalisme : l’industrialisation des services de restauration collective (Le Croquant, 2016). Les usagers des restaurants sont donc conduits à se conformer aux critères de la restauration collective et sont plus des témoins que des acteurs dotés d’un réel pouvoir de décision.

« Chercher à articuler proximité et qualité environnementale dans les approvisionnements des cantines, donne lieu à des modalités concrètes de définition du local et de la qualité hétérogènes. »

La qualité de l’alimentation proposée en restauration collective est ainsi essentiellement négociée entre les collectivités territoriales ou bien les SRC d’une part et les fournisseurs de l’autre. Passer à des produits locaux et bio implique de modifier en profondeur la chaîne d’approvisionnement et, en retour, a des effets de structuration sur les filières agricoles qui doivent se conformer pour partie aux critères de la restauration collective. Ce sont aussi et peut-être ces enjeux souvent occultés dans le débat public qu’il s’agit de verser dans celui-ci pour progresser vers une alimentation durable et de qualité pour tous dans la restauration collective et non seulement pour celles et ceux qui ont les moyens de (se) la payer ou de la payer pour leurs salariés.

Christèle Dondeyne est sociologue. Elle est maîtresse de conférences à l’université de Bretagne occidentale.

Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021