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Repenser le projet républicain, en lisant l’Histoire de la République en France (Des origines à la Ve République) de Jacques de Saint Victor et Thomas Branthôme (Économica, 2018).

Cette Histoire de la République en France vient combler un manque, un vide vraiment étonnant dans un pays de longue tradition républicaine tel que la France : aussi surprenant que cela puisse paraître, il n’y avait encore aucune « histoire » de la République en France ! Ce manque est désormais comblé grâce à ce volumineux et passionnant ouvrage qui s’attache à étudier l’histoire républicaine en articulant une approche institutionnelle et une approche d’histoire des idées afin de dégager « l’esprit si particulier de la République en France ». Saisir cette double dimension de la république en France – non seulement comme ensemble d’institutions mais aussi comme « idéal » – suppose de la situer à la fois dans l’histoire singulière de la France et dans l’histoire mondiale de la pensée républicaine qui plonge ses racines dans l’Antiquité.

Quatre sensibilités républicaines
L’une des perspectives les plus stimulantes de cette Histoire de la République en France consiste à distinguer quatre sensibilités républicaines qui incarnent des traditions distinctes qui se sont régulièrement opposées dans l’histoire de France et qui coexistent encore aujourd’hui. Ces sensibilités – qui renvoient à « des traits qui dépassent les conjonctures historiques et s’expriment différemment selon les époques mais en traduisant toujours des préoccupations constantes » – sont les suivantes : la « sensibilité libérale » qui trouve en Montesquieu un représentant emblématique (« prééminence de la liberté, balance des pouvoirs, consécration du Droit ») ; la « sensibilité jacobine » héritière des « Lumières radicales » de Rousseau, vouant un « culte à l’État », par principe centralisé, dont le rôle est d’assurer la liberté et l’égalité contre les « castes sociales ou religieuses » ; la « sensibilité plébéienne » qu’a incarnée un Babeuf qui « rêve d’une société des Égaux, en mettant fin à la propriété privée, et prône la révolution permanente » ; enfin la « sensibilité conservatrice » qui a pu être celle de la République thermidorienne ou d’un Adolphe Thiers et qui consiste à défendre l’ordre établi par les nouveaux notables contre les royalistes d’une part et les républicains plébéiens ou jacobins d’autre part.

« Cette histoire ne doit pas être lue seulement comme une histoire : ou plutôt, il ne saurait y avoir d’histoire de la République que républicaine, c’est-à-dire qui alimente une réflexion collective sur le commun. »

Chacune de ces quatre sensibilités qui « se divisent et parfois se recoupent » se retrouve dans l’histoire mouvementée d’une République en France dont la singularité consiste dans son exclusivisme, la République se définissant alors comme « non-monarchie ». Face à l’évocation de ces « sensibilités » républicaines pluralisant la « tradition » républicaine, il est légitime de se demander si l’idée républicaine ne risque pas de s’affaiblir, voire de se diluer. Sans adopter nécessairement la perspective jacobine comme si elle incarnait à elle seule la tradition républicaine « française », il est possible toutefois de s’interroger sur la pertinence de mettre sur un même plan ces différentes sensibilités en acceptant d’emblée leur dimension « républicaine ». La reconnaissance de la pluralité des traditions a pour risque d’intégrer à l’idée républicaine des positionnements qui tendent à l’affaiblir de l’intérieur en ouvrant trop largement en extension le concept de « république » qui finit par se définir seulement comme « non-monarchie ». Faut-il renoncer, du point de vue politique, à une définition « forte » de la république ? Ainsi lorsque Sarkozy, face aux critiques visant les dérives autoritaristes de son quinquennat, se défendait d’être un monarque parce qu’il avait été élu, faut-il y voir une « sensibilité » républicaine (« conservatrice » en l’occurrence) comme une autre ou, au contraire, une fragilisation de l’idée républicaine ?
Les auteurs de l’Histoire de la République en France identifient dans l’histoire républicaine quatre périodes qui constituent les grandes parties de l’ouvrage.

La République avant la République
La première grande période éclaire l’histoire de la république avant la République et scrute « l’émergence de la singularité républicaine française » du XIIIe siècle au siècle des Lumières. L’intérêt de ces pages consiste à chercher les racines médiévales et modernes de la pensée républicaine d’avant 1792, tout en soulignant le caractère problématique de la tentative d’inscrire la République issue de la Révolution française dans la continuité d’une « culture républicaine » – lisible dans les cités italiennes de la Renaissance ou en Angleterre – en raison de son expression souvent non démocratique. C’est ainsi essentiellement chez Rousseau que s’opère la jonction spécifique à la pensée républicaine française entre république et souveraineté populaire. La mise en regard du projet rousseauiste et de la nouvelle Constitution américaine s’avère particulièrement instructive car cette Constitution suscite en France de nombreux débats justement parce qu’elle dissocie « république » et « démocratie » et qu’elle choisit la république fédérale pour faire barrage à la démocratie.

La naissance de la République en France (1789-1814) 
La deuxième période est centrée sur la période révolutionnaire : « la naissance de la République en France (1789-1814) ». Les auteurs ont privilégié une perspective englobant la dynamique allant de 1789 à 1814 tout en conservant les trois repères classiques – 1789, 1793 et 1795. La richesse de l’analyse réside dans la complexification de la lecture de la naissance de la République. Dès 1789, et donc bien avant le décret du 22 septembre 1792, sont formulés les grands principes qui vont structurer la « tradition républicaine ». L’avènement de la République absolue (1792-1794) sous le gouvernement du Comité de salut public est marqué par un mouvement de « républicanisation » où la part belle est faite à l’instruction et dont la dimension religieuse est essentielle ; l’étude des différents projets de Constitution permet de bien comprendre l’émergence de l’idée de république sociale portée par les montagnards dont l’idéal républicain est celui d’une « démocratie de petits propriétaires libres et égaux ».

« Cinq raisons font de la république, pour les auteurs, une idée pleine d’avenir : “un nouveau besoin de société”, “un attrait pour la vita activa”, “la justice sociale”, “le commun” et “la mystique républicaine”. »

Contre l’idée d’une République française viscéralement colonialiste, il faut insister sur l’attitude de la République jacobine vis-à-vis des populations alors réduites en esclavage : loin de réserver l’égalité et la liberté aux propriétaires « blancs », à l’instar de la démocratie américaine que décrira Tocqueville quelques décennies plus tard, la Convention prend en février 1794 un décret qui abolit l’esclavage dans toutes les colonies. Qualifiant l’esclavage de « crime de lèse-humanité », ce décret déclare que « tous les hommes sans distinction de couleur » « sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution ». Aussi faut-il reconnaître que la sensibilité républicaine de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 est absolument différente de celle des révolutionnaires américains. Il ne serait donc pas exagéré de dire que l’anticolonialisme et l’antiesclavagisme appartiennent à l’ADN de la République jacobine.
Le moment de la Terreur fait l’objet d’un traitement tout en nuances qui rappelle les interprétations opposées (de Marc Richir à Sophie Wahnich) en insistant sur le fait que tout dans l’analyse de la Terreur fait débat. L’intérêt des pages consacrées à la « République thermidorienne » réside dans l’examen des raisons pour lesquelles elle est encore une république mais une république « autre ». République de la réaction, elle « revendique une légitimité tirée des élections et non de l’opinion populaire exprimée par la rue ou les clubs de Paris ». Si Bonaparte sauve la république pour l’étouffer, les auteurs n’en soulignent pas moins que la période du consulat puis celle de l’empire voient « jaillir une administration nouvelle, moderne qui perdurera par-delà les changements de régime, au point de constituer aujourd’hui encore le socle administratif de la République ».

La République entre la chute de l’Empereur et la consécration de la République
La troisième période suit l’histoire en mouvement de la République entre la chute de l’empereur et la fin du Second Empire en 1870. La royauté restaurée ne détruit pas la république et l’on assiste alors, selon une belle formule des auteurs, à une « métempsychose républicaine » lors de laquelle l’idée républicaine s’incarnera dans des sociétés secrètes, dans des journaux ou s’exprimera lors de banquets dans les mois précédant le « printemps des peuples » de 1848. Durant cette période et tout particulièrement lors de la dernière révolution française, les différentes sensibilités républicaines – libérale, jacobine, conservatrice et plébéienne – vont à nouveau s’affronter : la question du droit au travail en est une belle illustration. L’échec de la Deuxième République et l’élection à la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte qui instaure par un coup d’État un nouvel empire conduisent les républicains à repenser la république. C’est au cours de « la gestation d’une troisième République » que prend son envol une nouvelle génération de républicains qui, tel Léon Gambetta, s’interroge sur le rapport au peuple et insiste sur la nécessité de son éducation tout autant que sur sa nécessaire implication dans le projet de transformation sociale. En plein essor du capitalisme, la question sociale clive les différentes sensibilités républicaines lorsque sera créée l’Association internationale des travailleurs. Ainsi la « tendance ouvrière et républicaine » cherche à articuler révolution, république et mouvement ouvrier quand la « tendance ouvrière et marxiste » revendique l’autonomie du prolétariat contre un parti républicain considéré comme bourgeois. Dans quelle mesure peut-on être à la fois « républicain » et « communiste » ? La perspective républicaine n’exclut-elle pas ipso facto celle de la lutte des classes ? C’est par l’affirmative que les tenants de la république conservatrice ou de la république libérale répondent à cette dernière question. Toutefois, il n’est pas sûr que ces deux « sensibilités » soient fidèles à l’idée républicaine telle qu’elle se constitue dans les Lumières radicales et la Révolution française et qui présente des affinités indéniables avec le projet communiste. Cette période de l’histoire républicaine culmine justement avec le « programme de Belleville », programme « mythique » à la fois républicain et social, qui permet à Gambetta d’être élu député en 1869. Il est toutefois fascinant – et terrible en même temps – d’apprendre que la période 1814-1870 se solde… par une forte défaite des républicains lors d’un référendum qui plébiscite Napoléon III. L’empire semble plus fort que jamais… à quelques mois de Sedan.

« Un manuel indispensable pour tous ceux qui s’interrogent sur la République et cherchent dans ses traditions plurielles les ressources pour relever les défis du présent tant sur le plan politique que social ou institutionnel. »
La troisième période voit la « consécration de la République » de 1870 à 1919. Sa naissance est marquée par la « sanglante répression de la Commune » où la « République rouge sera décapitée ». Plusieurs pages éclairantes sont consacrées aux différentes tendances politiques qui animent l’esprit communard, de Félix Pyat à Louise Michel en passant par Charles Delescluze. L’échec de la Commune est ainsi expliqué par les dissensions qui la rongent de l’intérieur avant d’être brisée de l’extérieur par Adolphe Thiers pour qui la « République sera conservatrice ou ne sera pas ». Les auteurs expliquent l’affirmation de la république durant ces années par le fait qu’elle se présente progressivement comme « le régime qui divise le moins », opérant une certaine conciliation entre la tradition jacobine et la tradition libérale. Toutefois, le républicanisme s’impose dans sa sensibilité libérale. La décennie 1875-1885 est celle de l’entreprise coloniale et les auteurs insistent sur le lien entre colonialisme et « affairisme ». Nous avons rappelé que le projet colonial esclavagiste était totalement incompatible avec l’esprit républicain jacobin qui avait qualifié l’esclavage de « crime de lèse-humanité ». Il faut montrer tout aussi clairement que le projet colonialiste n’est pas intrinsèquement lié à la Troisième République au moins pour deux raisons. La première est que ce projet rencontre une forte hostilité de la droite nationaliste à la gauche radicale « qui est philosophiquement contre la colonisation et qui sera plus encore hostile aux dérives de la gestion coloniale ». Si certains aujourd’hui se plaisent à expliquer que la droite nationaliste n’était pas favorable à la colonisation, il est intéressant de rappeler que cette droite la conteste parce qu’elle détourne la France de l’essentiel – la revanche contre l’Allemagne – d’où la pertinence de citer Déroulède, qui, comparant l’Alsace-Lorraine et les colonies, disant : « J’ai perdu deux sœurs et vous m’offrez vingt domestiques. » Une deuxième raison conduit à récuser l’idée que le projet colonial est intrinsèquement lié au projet républicain : les auteurs rappellent non seulement l’existence de projets coloniaux républicains contradictoires mais aussi et surtout l’activisme du « lobby colonial » auprès des républicains. S’il est indiscutable que beaucoup de républicains considèrent à cette époque que la grandeur de la France passe « par la construction d’un empire impérial », c’est moins par sensibilité républicaine qu’en raison d’un mélange de corruption et d’affairisme et d’un manque total de lucidité sur la question raciale. N’oublions pas aussi, comme le rappellent les auteurs, que tous les républicains n’ont pas adhéré aux thèses de l’anthropologie raciale : Georges Clemenceau s’est ainsi élevé contre le fameux discours de Jules Ferry sur la colonisation en insistant sur l’inanité de la distinction entre races inférieures et supérieures.
La fin du siècle de l’histoire voit la question sociale revenir au premier plan. C’est aussi le moment où la crise sociale fait naître un nouveau sentiment, le « rejet de l’étranger », face à une population étrangère qui « a doublé de volume ». C’est l’époque du massacre des Italiens à Aigues-Mortes par des habitants qui seront acquittés par la justice (1893). C’est aussi la montée d’un nouvel antisémitisme – de type racial et non plus de type religieux ou économique – dont l’affaire Dreyfus sera le miroir grossissant. Alors que s’opère un « enracinement républicain » naissent les grands partis de la gauche et de la droite républicaines. Les lignes consacrées à la laïcité sont bienvenues car elles rappellent que le « bloc législatif constitué par les lois de 1882 à 1905, permit finalement à la France républicaine de dépasser les querelles religieuses pendant plus d’un siècle et de s’attacher aux autres défis économiques et sociaux ». Le républicanisme s’affirme alors comme une troisième voie entre le libéralisme et le socialisme en défendant l’égalité des chances et le rôle de l’État « contre la prédation privée ». La Première Guerre mondiale constitue un point de bascule qui conduit à la dernière époque de cette Histoire de la République en France.

Heurs et malheurs républicains De 1919 à la Ve République
La dernière période ne manquera pas, par sa délimitation chronologique, de susciter un débat de fond : de 1919 à nos jours, l’histoire de la « République » constitue-t-elle un bloc ? Si tel est le cas, elle semble inclure comme une parenthèse la France de Vichy, là où il était a priori légitime de scinder l’histoire de la République en deux périodes – un avant et un après – et de faire jouer à la Résistance, et donc au Conseil national de la Résistance (CNR), un rôle fondateur dans l’histoire de la République contemporaine. Pour les auteurs, « l’armistice et la révision des lois constitutionnelles » ne sont qu’« une mise en suspens » de la République dont la Constitution de la Ve République sera la « grande synthèse ». Nous laisserons les lecteurs découvrir les subtilités de la rédaction de ce texte et surtout le contexte délicat de sa rédaction, la crise algérienne.
Ce bref parcours ne prétend pas se substituer à la lecture de l’ouvrage mais juste à favoriser son appropriation. Cette histoire ne doit pas être lue seulement comme une histoire : ou plutôt, il ne saurait y avoir d’histoire de la République que républicaine, c’est-à-dire qui alimente une réflexion collective sur le commun. Les questions qui clôturent – et ouvrent – l’ouvrage témoignent de l’urgence d’un renouveau républicain : le républicanisme ne reste-t-il pas le meilleur cadre face au multiculturalisme qui fragmente la société en figeant les identités ? N’est-il pas la meilleure forme de résistance aux politiques libérales qui fracturent la société ? Cinq raisons font de la république, pour les auteurs, une idée pleine d’avenir : « un nouveau besoin de société », « un attrait pour la vita activa », « la justice sociale », « le commun » et « la mystique républicaine ».
Nul doute que cette excellente synthèse constituera un manuel indispensable pour tous ceux qui s’interrogent sur la République et cherchent dans ses traditions plurielles les ressources pour relever les défis du présent tant sur le plan politique que social ou institutionnel.l

Aurélien Aramini est membre du comité de rédaction de Cause commune.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020