Il ne faut pas se tromper de cible en culpabilisant les consommateurs, en érigeant cette lutte en remède contre la faim et la pauvreté ou en cantonnant des centaines de millions d’êtres humains dans un statut d’assistés d’une charité, même organisée par l’État.
La lutte contre le gaspillage alimentaire est devenue un des moyens priorisés par la FAO, l’agence des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation, pour atteindre « l’amélioration de la sécurité alimentaire et de la nutrition, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la réduction de la pression sur les ressources en eau et en sols » (Réduction, évaluation et politiques des pertes et du gaspillage alimentaires, rapport de la FAO, 2019). Si combattre le gaspillage est une évidence, en faire quasiment le leitmotiv des orientations de l’agence internationale et des gouvernements est un aveu d’échec des politiques mises en œuvre depuis des décennies. En lieu et place des politiques publiques, la FAO en appelle à la responsabilité des consommateurs, faute de s’attaquer aux véritables responsables.
Pour atteindre ces objectifs, il faudra beaucoup plus que la lutte contre le gaspillage alimentaire, dont les chiffres avancés n’ont pas de fondements autres que des extrapolations douteuses.
Les conseils de la FAO pourraient prêter à rire si ce n’était pas si grave. Quelques exemples : « Acheter uniquement ce qu’il faut – Soyez rationnels quand vous faites les courses – N’achetez que ce que vous pouvez utiliser », « Ne rien laisser – Gardez les restes pour un autre repas ou recyclez-les dans une autre recette » … Les smicards ou les familles aux revenus modestes n’ont pas attendu les conseils de la FAO pour faire attention et éviter le gaspillage quand ils ont du mal à joindre les deux bouts et sont obligés de se restreindre sur la nourriture. C’est à la limite de l’infâme quand on sait que la faim progresse et dépasse le milliard d’êtres humains et que près de trois milliards subissent sous-alimentation et malnutrition. 70 % de ces affamés vivent de l’agriculture, du travail informel et en milieu rural. Là où le « gaspillage » n’a pas grand sens.
« Enfin le plus grand gaspillage n’est-il pas dans l’exploitation renforcée des travailleurs des professions agricoles et alimentaires ? »
Les gouvernements français successifs ont mis en place des « pactes de lutte contre le gaspillage alimentaire » depuis 2013 dans le cadre du programme national pour l’alimentation. Aucune évaluation n’en a été faite. La lutte contre le gaspillage alimentaire a conduit à une loi en 2016. Elle incite la grande distribution à donner leurs produits alimentaires non vendables (dates de péremption proches de la limite, par exemple) aux banques alimentaires. En contrepartie, ses « dons » sont défiscalisés. Une « aide alimentaire » dont profite, au sens plein du terme, les groupes et leurs actionnaires ! Il n’y a pas de petits profits ! On ne peut se satisfaire d’un tel slogan. Il ne faut pas se tromper de cible en culpabilisant les consommateurs, en érigeant cette lutte en remède contre la faim et la pauvreté ou en cantonnant des centaines de millions d’êtres humains dans un statut d’assistés d’une charité, même organisée par l’État.
S’attaquer aux vrais responsables
Les premiers gaspilleurs ne sont pas égratignés, ils s’en tireraient même bien, avec quelques efforts publicitaires « socialement corrects et responsables ». Les groupes de l’agroalimentaire et de la grande distribution ne sont-ils pas concernés, au premier chef, du fait de leur stratégie ? Voici quelques exemples : le packaging en plusieurs lots pour faire vendre plus est propice aux stratégies patronales qui visent à atteindre leurs objectifs de chiffres d’affaires et de marges bénéficiaires ; lorsque, en plus, il s’agit de produits frais avec des dates limites de consommation (DLC), il ne faut pas s’étonner qu’il y ait des pertes ; l’organisation du travail en flux tendus entraîne un remplissage des rayons, non en fonction des capacités de vente, mais pour éviter toute absence de la marque choyée ; les invendus, et donc les pertes, peuvent être importants en fonction de la DLC. Le gaspillage provient également des pertes de matières premières issues d’un dysfonctionnement des machines, de leur inefficience ou de produits finis qui ne répondent pas aux divers critères de qualité, poids ou emballage défectueux qui grèvent les coûts de production et dont on ne parle jamais. Il est plus facile de faire pression sur les salaires que d’investir dans une maintenance permanente dans les usines pour régler, maintenir ou moderniser l’outil de production. Source de gaspillage financier, les budgets publicité/promotion atteignent, dans les grands groupes agroalimentaires et dans ceux de la grande distribution, des sommes équivalentes à la masse salariale, ce qui est « proprement » scandaleux et un gaspillage outrancier. Dans le même temps où les restructurations démultiplient les charrettes de licenciements, des sommes folles sont dépensées, gaspillées dans des campagnes publicitaires souvent au niveau culturel et moral plus que douteux.
« La promotion du terme “sécurité alimentaire” n’est pas un problème de sémantique. Elle porte fondamentalement la disparition des agricultures paysannes, soumet l’agriculture aux lois du marché capitaliste et à une concurrence féroce, et soumet l’alimentation à la financiarisation. »
La concurrence que se livrent les grands groupes, sur un secteur dont l’objectif unique devrait être de répondre aux besoins alimentaires et nutritionnels de la population, en quantité et en qualité, engendre des gâchis énormes dont personne ne parle au nom du « libre marché » et de la « liberté d’entreprendre ». Sans parler du gâchis humain qu’entraînent les restructurations et les licenciements ou les rachats-fusions qui aboutissent à absorber un concurrent en octroyant aux actionnaires des sociétés intégrées des sommes sans aucune correspondance économique ou sociale.
L’agriculture est également concernée. Du mode de production intensif de l’agriculture et de la recherche de gains de productivité à tout prix, il découle du gaspillage rarement, sinon jamais dénoncé. Des animaux vivants considérés comme des « sous-produits » qualifiés de « non-valeur économique », parce que non rentables, sont détruits (par exemple les mâles tués à la naissance pour les élevages de poules pondeuses). Enfin le plus grand gaspillage n’est-il pas dans l’exploitation renforcée des travailleurs des professions agricoles et alimentaires. Le niveau des salaires, les conditions de travail déplorables, les économies sur les investissements sont le lot quotidien de centaines de milliers de salariés. Dans le même temps, les richesses créées par les salariés sont gaspillées en salaires mirobolants pour les dirigeants d’entreprise, en stock-options, en dividendes aux actionnaires, en privilèges monarchiques. N’est-ce pas là l’un des plus grands gaspillages à combattre, à éliminer ?
Sécurité ou souveraineté alimentaire ?
« Améliorer la sécurité alimentaire », comme se le fixe la FAO, ne peut se réduire à la lutte contre le gaspillage. Fondamentalement, l’élimination de la faim dans le monde et l’accès de toutes et tous à une alimentation saine et diversifiée ne relèvent pas de problèmes techniques face aux enjeux du réchauffement climatique, mais de problèmes politiques essentiels.
Le terme de « sécurité alimentaire » au niveau international a pris le pas sur celui de « souveraineté alimentaire » à partir des années 2008-2009, dominant le discours et les programmes des institutions internationales et des sommets tels que les G8, G20 et autres raouts de chefs d’État voulant conduire le monde. La FAO en est imprégnée et a troqué les propositions d’il y a plusieurs décennies sur les réformes agraires pour des partenariats dits « publics-privés », dont seuls les capitaux privés bénéficient, y compris par des programmes massifs de privatisations d’industries alimentaires stratégiques pour l’indépendance nationale.
« Si combattre le gaspillage est une évidence, en faire quasiment le leitmotiv des orientations de l’agence internationale et des gouvernements est un aveu d’échec des politiques mises en œuvre depuis des décennies. »
Après vingt-cinq ans de silence, la mise en place des plans d’ajustement structurel avec son bras armé, le Fonds monétaire international qui a déstructuré les agricultures des pays du Sud, aggravant la faim et la pauvreté, la Banque mondiale a consacré son rapport annuel 2008 à l’agriculture. Ce ne sont pas les remords ou un souci humanitaire qui ont guidé ce rapport, c’est le moins qu’on puisse dire. Le milliard de personnes qui souffrent de la faim n’est mentionné qu’à la page 26 d’une synthèse qui en compte 27. Pas un mot sur la dette qui écrase les pays du Sud et annihile toute possibilité de développement. La réforme agraire n’est mentionnée que pour mieux livrer la terre au marché et donc à la concentration agraire. Et que dire de l’absence totale de référence au droit des peuples à se nourrir eux-mêmes.
Plus trivialement, la Banque mondiale analyse dans ce rapport les opportunités que constitue la situation agricole et alimentaire mondiale pour les investisseurs privés et qui doivent permettre d’assurer la « paix sociale » nécessaire au grand capital. La hausse considérable des prix agricoles qui déclenche des émeutes de la faim dans les pays du Sud dépendants des importations pour l’alimentation de leur population, l’augmentation prévue de 50 % de la population mondiale à l’horizon 2050, l’élévation des niveaux de vie dans les pays à forte croissance comme la Chine, la demande en agrocarburants ouvrent de nouveaux marchés pour les firmes de l’agroalimentaire et de la grande distribution.
L’objectif est qu’une cinquantaine de millions d’agrobusinessmen ou de grandes firmes assurent la sécurité alimentaire de la planète, disposant des moyens financiers et des équipements modernes, des superficies importantes de terre enlevées aux agricultures paysannes, dotées des meilleurs sols, utilisant à fond engrais et phytosanitaires, et qui auraient la capacité de produire pour les besoins des consommateurs solvables.
« Source de gaspillage financier, les budgets publicité/promotion atteignent, dans les grands groupes agroalimentaires et dans ceux de la grande distribution des sommes équivalentes à la masse salariale, ce qui est “proprement” scandaleux et un gaspillage outrancier. »
Dans cette logique impérialiste, que deviendraient les paysans et les travailleurs de la terre « non compétitifs » ? Un génocide, comme l’avance l’économiste égyptien Samir Amin. Ce n’est pas de gaspillage alimentaire qu’on devrait s’occuper, mais de ce génocide froidement mené.
La promotion du terme « sécurité alimentaire » n’est pas un problème de sémantique. Elle porte fondamentalement la disparition des agricultures paysannes, soumet l’agriculture aux lois du marché capitaliste et à une concurrence féroce, et soumet l’alimentation à la financiarisation. Cette stratégie met en cause un droit fondamental des peuples, celui de se nourrir par eux-mêmes, première des libertés et premier des droits de l’être humain : la concrétisation du plus élémentaire concept de la démocratie, celui de ne plus avoir à se battre chaque jour pour chercher sa nourriture, ce que recouvre le concept de « souveraineté alimentaire ».
Jocelyne Hacquemand est secrétaire fédérale de la Fédération nationale agroalimentaire et forestière-CGT.
Jocelyne Hacquemand répond à trois questions complémentaires
Les paysans font-ils le choix de polluer ?
Avant de répondre à cette question, ne faudrait-il pas se demander « de qui parle-t-on ? » Des agrobusinessmen et des oligopoles agroalimentaires qui enrichissent leurs actionnaires ou des petits paysans et des ouvriers agricoles croulant sous les dettes, dans des conditions de vie et de travail d’un autre âge, sous la botte de féodalités financières qui n’ont rien à envier aux féodalités passées. La libéralisation des marchés agricoles engendre l’instabilité des prix, des marchés et des crises agricoles récurrentes, les dérèglements climatiques entraînent des phénomènes extrêmes accentuant les incertitudes au niveau des récoltes. Pris entre le prix des intrants et la baisse des prix agricoles imposée par les industriels agroalimentaires et la grande distribution, les agriculteurs tentent de pallier la baisse des revenus en utilisant les pesticides comme une assurance.
Bien manger est-il un luxe ?
La FAO considère qu’une alimentation saine est inabordable pour plus de trois milliards de personnes, (Rapport 2020 sur l’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde, FAO), quelle que soit la région du monde. Elle estime qu’un régime alimentaire sain est, en moyenne, cinq fois plus cher qu’un régime à base de féculents qui ne répond qu’aux besoins énergétiques alimentaires. La « faim cachée » avec la faim sont les deux faces de la paupérisation des populations.
La grande distribution assure-t-elle le meilleur rapport qualité-prix ?
À pouvoir d’achat limité et à dépenses contraintes importantes (logement, énergie, transport…), les consommateurs ont tendance à rechercher les prix bas. Aussi, la grande distribution exerce-t-elle des pressions sur ses fournisseurs, agriculteurs et industriels agroalimentaires, pour ses marges. Ces pressions se répercutent obligatoirement sur la qualité des produits.
Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021