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Trois blocs incarnent désormais le paysage politique. C’est en tout cas ce que répètent en boucle les journalistes, les éditorialistes, les chroniqueurs, les sondeurs et autres « spécialistes » ou agents politiques sur les plateaux de télévision ou dans les tribunes de presse.

Une véritable rengaine
Il aurait été surprenant, au lendemain d’une élection présidentielle, que les traditionnelles cérémonies médiatiques postélectorales ne soient pas les saints lieux du commentaire politique. Ces moments sont particulièrement propices à cet exercice. Rassemblés dès l’annonce du résultat ou prenant quelques heures à rédiger un premier édito, ces interprètes des séquences électorales tentent de définir ce qui vient de se passer et justifient, en conséquence, leurs propres postures ainsi que l’intérêt de leur activité d’expertise politique. L’idée de « recomposition du paysage politique » était alors dans toutes les bouches le 10 avril 2022, dès 20 heures. Quelque chose de nouveau se serait donc passé : le passage d’un état des choses à un autre ; une bascule inédite ; du jamais-vu. Rien ne sera comme avant l’élection. Tous les acteurs, obligés d’accepter cette situation, seraient alors contraints de se repositionner dans le nouvel échiquier politique tout fraîchement énoncé.

« Seule la capacité d’un “bloc populaire” à s’enraciner au plus près des citoyens par l’appui d’élus de terrain et à renouer avec un militantisme du quotidien en dehors des seules périodes électorales contribuera à enrayer l’inintérêt croissant pour la politique. »

Il serait néanmoins piégeux de se laisser happer par cette illusion qui demeure une véritable rengaine. En 2017, bien évidemment, la réussite de l’entreprise Macron faisait l’objet des mêmes commentaires avec l’absence au second tour du Parti socialiste et de la droite traditionnelle. Emmanuel Macron avait d’ailleurs déclaré dans une interview publiée par Le Figaro le 22 avril 2017 : « La recomposition, c’est maintenant. » En 2012, la supposée implosion de l’UMP et l’émergence du Front de gauche constituaient alors un intense moment de recomposition. C’était Marine Le Pen qui assurait le 18 juin 2012 sur France Info que « la recomposition politique est bel et bien là ». De même, en 2007, c’était cette fois le clivage gauche-droite qui subissait une « recomposition sarkozienne » – comme pouvait le titrer Le Monde le 8 juin 2007 : « Recomposition à la mode Sarkozy », par Patrick Jarreau – accélérée avec l’émergence de « quatre blocs ». Sans même parler de 2002, où le séisme politique de l’arrivée au second tour de l’extrême droite annonçait la décomposition politique du bipartisme. Avec plus ou moins de succès, de nombreux pronostics ont pu grossièrement prédire la mort répétée de partis ­politiques (pourtant toujours bien vivants) ou l’irrésistible puissance d’autres (pourtant si affaiblis à l’élection suivante). Comme à chaque fois, les mêmes interrogations, les mêmes projections et les mêmes paris incertains sur l’avenir surgissent.

« Si le score des candidats est comparé à celui de l’abstention, celle-ci arrive très largement en tête, plus de six points devant Emmanuel Macron. C’est donc un phénomène historique qui domine le jeu politique sans susciter de si grandes interrogations postélectorales. »

Les commentaires sont toujours sans appel et tombent comme des sentences qui rejouent les élections. En tentant de faire parler les voix, l’ensemble des interprétations postélectorales élaborent une sorte de deuxième dépouillement, officieux, qui assigne un sens politique à l’élection. Ce constat était celui porté par le politiste Patrick Lehingue, dès 2005, dans un article intitulé « Mais qui a gagné ? Les mécanismes de production des verdicts électoraux (Le cas des scrutins municipaux) », qui observait les exégètes du vote. Par leur capacité à faire parler les données et les pourcentages, tout est fait comme si « les électeurs viennent à peine de se prononcer et de faire entendre leurs voix, qu’il faut à nouveau les faire parler, dire ou prédire à leur place et en leur nom ce qu’ils viennent de dire ou de signifier massivement quelques heures auparavant ». Le résultat ainsi sacralisé aboutit à l’élaboration d’un verdict qui définit l’horizon du pensable politique, qui « délimite à la fois les enjeux d’une élection mais aussi l’issue (la fin et le dénouement) de cette dernière ».

Comprendre les dessous de cette grille interprétative nouvelle
Il semble plus intéressant de comprendre les dessous de cette grille interprétative nouvelle de 2022, manifestée par l’émergence de la notion des « trois blocs politiques ». Ces entreprises rapides de définition limitent le cadre interprétatif d’analyse et disposent d’un véritable pouvoir performatif. Elles font exister un nouveau système de classement et son lot de représentants légitimes. Si la thèse des « blocs » n'a pas été reprise par l'ensemble des agents politiques, il est naturel qu’elle soit mobilisée par celles et ceux ayant intérêt à faire croire en son existence. Faire vivre ce concept participe ainsi à assurer le monopole du porte-parolat d’un prétendu nouvel espace politique : le « bloc national », d’extrême droite, éliminant la concurrence d’Éric Zemmour et tentant de se réapproprier une partie des républicains ; le « bloc central », libéral, rassemblant les partisans des structures partisanes de la social-démocratie et de la droite traditionnelle ; le « bloc populaire », de gauche, effaçant les partis historiques. Politiquement située donc, l’idée de « blocs » permet avant tout d’observer les logiques de redéfinition des systèmes de classement politique n’évoquant ni le clivage gauche/droite ni même la pluralité des sensibilités partisanes.

« L’élection du président au suffrage universel par le scrutin majoritaire uninominal à deux tours semble favoriser les logiques d’un vote utile, sans adhésion et engagement, pour évincer le pire ou faire accéder le moins rejeté au second tour.  »

Plutôt que de contribuer à faire vivre ces examens à chaud de la vie politique, une analyse de la séquence électorale de 2022 nécessite des données sociologiques, du temps pour les interpréter et une mise en perspective historique d’une élection marquée, toujours davantage, par une présidentialisation de la vie politique, favorisée par l’inversion du calendrier électoral et l’affaiblissement du pouvoir législatif. Le numéro 14 de Silomag, (revue de la Fondation Gabriel-Péri) intitulé « La présidentialisation du pouvoir : plus que jamais une impasse », revient sur cet enjeu par de nombreuses contributions. Dans ce cadre, il serait intéressant de questionner l’effet du mode de scrutin sur de tels résultats présidentiels. L’élection du président au suffrage universel par le scrutin majoritaire uninominal à deux tours semble favoriser les logiques d’un vote utile, sans adhésion et engagement, pour évincer le pire ou faire accéder le moins rejeté au second tour. Que dire également de l’inexorable croissance du vote de l’extrême droite à l’élection présidentielle jusqu’à l’obtention d’un score de 41,5% des suffrages exprimés (ce qui fera l’objet d’un prochain numéro de Cause commune) ? Que penser enfin de l’inarrêtable augmentation de l’abstention, de plus de dix points, entre 2007 et 2022 ?

Enrayer l’inintérêt croissant pour la politique
12 824 153 citoyens n’ont pas participé au premier tour de cette élection présidentielle (1 million de plus pour le second tour) en dépit des enjeux sanitaires, sociaux, économiques, écologiques. Si le score des candidats est comparé à celui de l’abstention, celle-ci arrive très largement en tête, plus de six points devant Emmanuel Macron. Elle est même devant dans 20 % des communes. C’est donc un phénomène historique qui domine le jeu politique sans susciter de si grandes interrogations postélectorales. Pourtant, selon les premières estimations dont nous disposons (enquête menée par Ipsos & Sopra Steria pour France Télévisions et Radio France auprès de quatre mille personnes inscrites sur les listes électorales, interrogées du 6 au 9 avril 2022), l’âge reste un facteur déterminant de l’abstention puisque les 18-24 ans et les 25-34 ans sont celles et ceux qui se sont le moins déplacés le jour du scrutin à plus de 42 % et 46 %, contre à peine 12 % pour les 60-69 ans. De même, ce sont les ouvriers qui, à hauteur de 33 %, se sont le plus abstenus. Ces premières données semblent toujours congruentes avec les acquis de la sociologie des comportements électoraux. Les chances de participation sont toujours parfaitement ordonnées « selon le volume de ressources économiques, sociales et culturelles dont disposent les électeurs » (Céline Braconnier, Baptiste Coulmont et Jean-Yves ­Dormagen, « Toujours pas de chrysanthèmes pour les variables lourdes de la participation électorale. Chute de la participation et augmentation des inégalités électorales au printemps 2017 »). Cette abstention se perçoit notamment par les très importants problèmes de « mal inscription » sur les listes électorales. La France continuant d’imposer aux citoyens une procédure administrative préalable à l’exercice du droit de vote, par manque d’intérêt, par méconnaissance ou par incompréhension, trop de personnes, souvent jeunes, se sont vues radiées des listes électorales sans y avoir véritablement prêté attention. En ce sens, nous renvoyons à la tribune publiée dans Le Monde le 1er mars 2022 par Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen : « L’inscription sur les listes électorales est une procédure d’un autre temps ».
Dépassant le simple commentaire, des réponses politiques d’urgence pourraient d’ores et déjà limiter les complications administratives par l’automatisation des procédures d’inscription, le renforcement humain des services communaux et le déploiement d’une politique publique ambitieuse sur la citoyenneté. Si l’État, les collectivités et l’école doivent recomposer leurs pratiques et prendre à bras-le-corps l’enjeu démocratique, l’immense défi que pose ce phénomène met aussi les partis politiques à l’épreuve. En effet, les formes traditionnelles partisanes peinent à susciter la motivation des électeurs dont l’inégale politisation se traduit par une absence d’intérêt pour la politique ou de repères clairs sur les différentes propositions défendues. Cette ségrégation électorale associée à la ségrégation sociale a historiquement rencontré le déclin des partis tels que le PCF, qui, par ses réseaux, ses associations locales, sa politique dite de « communisme municipal », tente, malgré tout, de combler le fossé entre les élus, les organisations politiques et les plus exclus. Car bien plus que la rencontre entre une offre politique et des attentes citoyennes, c’est avant tout l’appartenance à un groupe social qui détermine sa participation et son intérêt pour un scrutin. Les mots d’ordre, les injonctions et les impulsions verticales ne pourront suffire à structurer une implication citoyenne durable dans la vie politique. Seule la capacité d’un « bloc populaire » à s’enraciner au plus près des citoyens par l’appui d’élus de terrain et à renouer avec un militantisme du quotidien en dehors des seules périodes électorales contribuera à enrayer l’inintérêt croissant pour la politique.

Nicolas Tardits est politiste. Il est membre de la rédaction de Cause commune.

Cause commune n° 30 • septembre/octobre 2022