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Les zapatistes ont déployé dans les territoires rebelles du Chiapas une expérience d’auto­gouvernement populaire, pour résister à l’avancée destructrice de la marchandisation capitaliste.

Lancé dans la nuit du 1er janvier 1994 avec l’occupation de plusieurs villes du Chiapas, au sud du Mexique, le soulèvement zapatiste est l’une des grandes aventures rebelles des dernières décennies. Il s’est agi tout à la fois d’une insurrection indienne contre cinq siècles d’oppression coloniale, d’un appel à mettre fin à la « dictature parfaite » du Parti révolutionnaire institutionnel, alors au pouvoir depuis six décennies, et d’un rejet de la globalisation néolibérale, rendue manifeste par le déclenchement du soulèvement le jour de l'entrée en vigueur de l'ALENA, accord de libre-échange nord-américain. Depuis, les zapatistes ont déployé dans les territoires rebelles du Chiapas une expérience d’autogouvernement populaire, en sécession complète vis-à-vis des institutions de l’État mexicain et permettant de résister à l’avancée destructrice de la marchandisation capitaliste. Cette expérience se déploie à une échelle significative, avec trente et une communes autonomes et douze « conseils de bon gouvernement », qui sont des instances régionales de coordination des communes. Elle a développé son propre système de justice (de médiation et sans recours à la prison), de santé et d’éducation, le tout grâce à la multiplication des coopératives et à des formes de travail collectif sur les terres récupérées en 1994 (pour une présentation plus détaillée, voir J. Baschet, La Rébellion zapatiste, Champs-Flammarion, 2019).

Une utopie réelle
Ce que la lutte zapatiste est parvenue à faire émerger, non sans de grandes difficultés, peut être considéré comme l’une des utopies réelles les plus remarquables aujourd’hui, par son extension géographique, sa longévité et sa radicalité. Cependant, on aurait tort de réduire cette expérience à sa seule dimension locale. Si, pour les zapatistes, la construction territorialisée de formes de vie autodéterminées est indispensable, elle ne saurait se suffire à elle-même. Au contraire, elle ne prend sens que dans la perspective d’une lutte planétaire contre le capitalisme, qui a pour horizon l’émancipation de tous les habitants de la Terre. C’est en ce sens que la rébellion zapatiste offre de fructueux points d’appui pour penser un nouvel internationalisme adapté au XXIe siècle.

« La proposition zapatiste oppose aux logiques globalisatrices de l’économie une politique de la multiplicité des expériences ancrées dans des lieux singuliers, dans des particularités culturelles assumées et des manières diversifiées de vivre et de se rapporter au monde. »

La rébellion zapatiste est à la fois un soulèvement indien pour la dignité retrouvée et pour l’autonomie, une lutte nationale pour transformer le Mexique et un combat pour l’humanité et contre le capitalisme. Alors que ces diverses dimensions sont souvent réputées incompatibles, il est clair, ici, qu’elles ne le sont nullement. Au contraire, c’est l’étroite articulation de ces trois échelles – intranationale, nationale et internationale –, qui permet d’écarter les périls que chaque registre pris isolément pourrait comporter, à savoir l’ethnicisme essentialiste, le nationalisme intolérant et l’universalisme abstrait.

Une dimension indienne et internationaliste
De fait, le soulèvement de 1994 avait un objectif clairement national, puisqu’il constituait une déclaration de guerre à l’armée fédérale et un appel à destituer le président d’alors, Carlos Salinas de Gortari. Les initiatives nationales n’ont pas cessé ensuite, depuis l’immense réunion de la Convention nationale démocratique, à l’été 1994, jusqu’à l’Autre campagne, en 2006, qui a sillonné le pays pour écouter ses douleurs, apprendre de ses luttes et amorcer la formation d’un réseau de résistances – ou encore avec la tentative de présenter une candidate indienne issue du Congrès national indigène à l’élection présidentielle de 2018.
L’appel à refonder le pays se combine d’ailleurs, pour les zapatistes, à une adhésion aux formes largement partagées du nationalisme mexicain, avec ses symboles omniprésents, comme l’hymne ou le drapeau. Mais l’articulation entre le national et l’international interdit d’associer le patriotisme zapatiste à un repli identitaire ou à un rejet de l’étranger. Car peut-on accuser de chauvinisme ceux qui invitent à « construire l’internationale de l’espérance [...] par-dessus les frontières, les langues, les couleurs, les cultures, les sexes » et qui affirment que « la dignité est cette patrie sans nationalité, cet arc-en-ciel qui est aussi un pont, ce murmure du cœur qui ne se soucie pas du sang qui le vit, cette irrévérence rebelle qui se moque des frontières, des douanes et des guerres » ?

« La rébellion zapatiste est à la fois un soulèvement indien pour la dignité retrouvée et pour l’autonomie, une lutte nationale pour transformer le Mexique et un combat pour l’humanité et contre le capitalisme. »

La dimension indienne du mouvement est massive, compte tenu de la composition de l’EZLN (Ejército zapatista de liberación national), tant au niveau de ses bases que de ses instances de direction (à l’exception du sous-commandant Marcos, devenu Galeano à partir de 2014). Pour autant, il ne s’agit nullement d’une lutte ethniciste. Ainsi, pendant la préparation du soulèvement, les commandants indiens avaient le souci que leur irruption n’apparaisse pas comme « une guerre des indigènes », « afin que celui qui n’est pas indigène ne se sente pas exclu ». Durant la marche jusqu’à Mexico, en 2001, il s’est agi d’affirmer la dignité des peuples indiens, mais la dignité a été présentée comme une relation, un pont, impliquant indiens et non-indiens. On a à faire ici à un mouvement indien qui manifeste sa méfiance à l’égard de toute idéalisation d’une supposée identité indigène pour promouvoir une conception ouverte de l’ethnicité, toujours articulée à une perspective politique plus ample, capable d’associer indigènes et non-indigènes.

« À l’heure de la dévastation écologique, lorsque le capitalisme se révèle être un système mortifère qui détruit la planète et met en péril la vie sur Terre, les zapatistes considèrent que le combat anticapitaliste doit être compris dans toute son ampleur comme une “lutte pour la vie”. »

Quant à la dimension internationale du zapatisme, elle est constante. On doit d’abord rappeler la Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme, organisée au Chiapas en juillet-août 1996, dans une période où les perspectives internationalistes étaient tombées au plus bas, et qui est souvent considérée comme un antécédent important et une source d’inspiration pour le mouvement altermondialiste, qui a pris son essor peu après. Depuis lors, les zapatistes n’ont pas cessé d’organiser des rencontres internationales, comme le Festival mondial de la digne rage, en 2008-2009, le Festival mondial des résistances et des rébellions, en 2014-2015, ou encore la rencontre internationale des femmes qui luttent, en 2018. À maintes reprises, ils ont réitéré leur appel à former des réseaux planétaires de résistances et de rébellions. C’est dans cette perspective qu’ils ont entrepris, en 2021, un « Voyage pour la vie » sur les cinq continents. Ainsi, entre septembre et décembre dernier, cent quatre-vingts zapatistes ont sillonné l’Europe à la rencontre des luttes et des expériences alternatives.

Reconnaître l’existence d’impérialismes concurrents
Préciser la nature d’un internationalisme rénové suppose d’évoquer trois questions : contre quoi ? au nom de quoi ? comment ? Sur le premier point, la dimension internationaliste de la lutte zapatiste apparaît étroitement liée à son caractère anticapitaliste. Dans les premières années du soulèvement, c’est l’opposition au néolibéralisme qui avait été mise en avant, notamment lors de la Rencontre intercontinentale de 1996 ou encore dans le texte du sous-commandant Marcos intitulé « La quatrième guerre mondiale a commencé » (Le Monde diplomatique, août 1997). S’il était néanmoins clair que le capitalisme dans son ensemble était visé, la clarification sémantique est intervenue en 2005, avec la Sixième déclaration de la forêt Lacandone, puis lors d’un séminaire international organisé en 2015, « La pensée critique face à l’hydre capitaliste ». Pour les zapatistes, l’échelle internationale est indispensable si l’on veut combattre « l’hydre capitaliste » qui plonge la planète Terre dans une tourmente de plus en plus dévastatrice.
Pour autant, l’analyse du système-monde capitaliste ne saurait être d’un seul bloc. En particulier, elle ne saurait être ordonnée à la seule dénonciation de l’impérialisme nord-américain – pour prégnant que soit ce dernier lorsqu’on regarde le monde depuis le Mexique. En effet, il est indispensable de reconnaître l’existence d’impérialismes concurrents, agissant de façon autonome, et d’autres politiques de puissance, tout aussi condamnables que celle des États-Unis d’Amérique. Déjà patent lors de la guerre en Syrie, ceci devient crucial dans le contexte de la guerre en Ukraine, qui voit une ample partie de la gauche latino-américaine reproduire les schémas classiques du « campisme » et faire preuve d’indulgence à l’égard de Poutine, voire de porosité à l’égard de la propagande du Kremlin. Au contraire, dans un communiqué du 2 mars 2022, l’EZLN a certes dénoncé toutes les guerres capitalistes, mais en commençant par condamner sans ambiguïté l’inacceptable invasion d’un pays souverain par la Russie (cf. « Il n’y aura pas de paysage après la bataille », à propos de l’invasion de l’armée russe en Ukraine, disponible en ligne). Et, le 13 mars, lorsque les zapatistes ont manifesté dans plusieurs villes du Chiapas en soutien au peuple ukrainien, on a vu fleurir les pancartes « Poutine hors d’Ukraine ». Ce geste internationaliste fort était particulièrement remarquable venant de peuples mayas vivant fort loin du théâtre des opérations, et dans un contexte latino-américain peu propice. Il montre qu’un internationalisme rénové ne saurait reproduire les réflexes usés d’un anti-impérialisme unilatéral.

Des réseaux planétaires de résistance
Sur le second point, on soulignera que les zapatistes, formés dans la tradition marxiste, n’ignorent rien de l’importance de la lutte des classes. Ils s’emploient néanmoins à l’inscrire dans une perspective plus ample. Pour eux, la lutte contre le capitalisme est une lutte pour tous les opprimés, mais aussi (potentiellement) pour l’humanité tout entière. À l’heure de la dévastation écologique, lorsque le capitalisme se révèle être un système mortifère qui détruit la planète et met en péril la vie sur Terre, les zapatistes considèrent que le combat anticapitaliste doit être compris dans toute son ampleur comme une « lutte pour la vie ». C’est le sens de la Déclaration pour la vie qu’ils ont signée, avec d’autres organisations et collectifs, le 1er janvier 2021 (disponible en ligne).
Enfin, on notera que le terme « international » et même celui d’ « internationalisme » sont peu utilisés ici. Ainsi, la rencontre de 1996 était qualifiée d’intercontinentale (et aussi, avec l’humour qui caractérise les zapatistes, d’intergalactique). Depuis, c’est la notion de « planétaire » qui est mise en avant. Elle permet de se situer à l’échelle de la Terre, tout en se démarquant de la globalité promue par l’économie néolibérale. Elle suggère qu’il s’agit de tisser des liens transnationaux entre les résistances et les rébellions qui surgissent partout, sans nécessairement chercher à construire une nouvelle Internationale qui reproduirait le modèle d’une structure unifiée regroupant des entités ou des organisations nationales.

Un universalisme des multiplicités
La question de l’internationalisme débouche inévitablement sur celle de l’universalisme. Un internationalisme rénové suppose de concevoir un nouvel universalisme. De fait, on ne saurait s’en tenir, quelles que soient les vertus qu’il a pu avoir historiquement, à l’universalisme des Lumières. Trop peu attentif aux différences réelles, il n’a jamais été que l’universel particulier de l’Occident, autrement dit un « universalisme européen », selon la formule si juste d’Immanuel Wallerstein. L’invitation zapatiste à construire « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes » suggère une approche toute différente. Ce que la proposition zapatiste oppose aux logiques globalisatrices de l’économie, porteuses à la fois d’homogénéisation et de fragmentation, est une politique de la multiplicité des expériences ancrées dans des lieux singuliers, dans des particularités culturelles assumées et des manières diversifiées de vivre et de se rapporter au monde. Mais l’énoncé zapatiste ne se contente pas d’en appeler à la pluralité des mondes ; il articule celle-ci à la reconnaissance de ce « un monde » qui les rend tous possibles. Ce « un monde », c’est d’abord la planète Terre, dont l’habitabilité est la condition des multiples mondes possibles. Mais il désigne aussi l’horizon, bien apte à récuser l’enfermement localiste et l’absolutisation des identités, d’un commun à construire par la coopération, la rencontre des géographies et l’interpénétration des mémoires. Il y a dans l’expérience zapatiste de fortes suggestions pour engager l’élaboration d’un nouvel universalisme. Plutôt que de pluriversalisme, on pourrait le qualifier de pluniversalisme (en joignant les deux dimensions que suggèrent les préfixes pluri- et uni-). Mais, en un moment qui exige à la fois de récuser toute indifférence aux différences et de résister à la tentation des identités essentialisées et excluantes, on préférera le caractériser comme universalisme des multiplicités.
Au total, la rébellion zapatiste montre que l’affirmation d’une perspective anticapitaliste ayant un horizon planétaire n’est en rien incompatible avec des luttes pour la défense de modes de vie particuliers, ancrée dans des territoires propres et des singularités ethnoculturelles. C’est un faux dilemme de croire qu’il n’y aurait d’autres choix que de défendre l’universel en récusant l’importance des différences (donc en déniant la pertinence de luttes particulières) ou d’exalter les différences en les absolutisant (donc en niant la possibilité d’une lutte commune avec d’autres différences). Un universalisme des multiplicités permet au contraire l’affirmation conjointe d’une pluralité des mondes et d’une communauté planétaire.
C’est sur cette base que peut s’épanouir un nouvel internationalisme. Soucieux de fortifier des réseaux transnationaux de résistances et de rébellions, il pourrait assumer un horizon planétaire qui, à la différence des logiques globalisatrices, articule le souci de la Terre dans son ensemble et celui de la multiplicité des lieux et des écosystèmes qui la composent. En ce sens, le combat planétaire contre l’hydre capitaliste peut être conçu à la fois comme la conjonction de luttes multiples, aux enjeux spécifiques et relevant de traditions fort différentes, et comme une lutte commune pour la vie et pour la sauvegarde de l’habitabilité de la Terre, qui en est la première condition.

Jérôme Baschet est historien. Il a été enseignant-chercheur à l'EHESS et est actuellement professeur à l’Universidad Autónoma de Chiapas, à San Cristóbal de Las Casas (Mexique).

Cause commune • été 2022