La crise politique que nous traversons a mis la question des médias au centre du débat public. Le pire des dangers a été évité avec l’absence de majorité absolue pour le Rassemblement national mais son inquiétante progression a montré de façon éclatante le rôle que peuvent jouer radios, chaînes de télévisions ou plateformes numériques pour façonner les esprits, influencer le vote et le destin d’un pays. Cette partie se joue avec d’un côté des milliardaires au service d’un funeste projet de « civilisation » et de l’autre un service public encore important mais fragilisé et menacé dans son existence même. Nous sommes à la croisée des chemins, il est impératif de réagir.
Au lendemain des législatives de nombreuses chaînes d’information en continu ont tendu leurs micros pour comprendre pourquoi certaines régions – le plus souvent les plus abandonnées – ont connu une telle vague brune dans les urnes. Même si le micro-trottoir est le degré zéro du journalisme ou de la sociologie, les réponses étaient souvent éclairantes : « On ne s’en sort plus, Macron nous méprise, il y a trop d’étrangers et de délinquance ». Et si le journaliste poussait son questionnement en demandant des exemples sur des expériences vécues, il n’était pas rare d’avoir des réponses telles que : « On le voit tous les jours à la télé ».
La réalité statistique des chiffres locaux de la délinquance ou de la présence des immigrés n’a aucune importance. Il y a souvent un grand écart entre le vécu réel et son ressenti…puis sa traduction électorale. Il est, par exemple, très significatif que c’est dans les grandes villes que le RN a fait ses scores les plus faibles… alors que c’est là où se trouvent les plus grandes concentrations d’immigrés ou les plus gros problèmes de délinquance. Pourquoi un tel décalage ? Pourquoi n’est-ce pas d’abord la question sociale qui est mise en avant par les habitants des zones péri-urbaines, désindustrialisées, sous équipées en services public, et confrontées au chômage ? Pourquoi est-ce la montée du racisme et des thèmes identitaires qui a permis ce carton plein du RN ? Pourquoi les « fâchés pas fachos » sont en passe de devenir d’abord fachos ?
« Le parti d’extrême droite le plus efficace, mobilisé en permanence et actif sur tout le territoire, s’appelle aujourd’hui CNews. »
Des sociologues ont rappelé que les habitants de cette « France oubliée » n’ont plus jamais accès à un récit de gauche. Quand il n’y a plus de sociabilité par l’usine ou le syndicat, quand l’habitat est dispersé, quand on ne lit plus de journaux, radios et télévisions restent omniprésents, au domicile ou au bistrot. Pour les classes populaires, le principal lien social passe par les médias audiovisuels et, en particulier, les chaînes d’information en continu. Depuis vingt ans, elles ont imposé un modèle où le clash est préféré à l’analyse, le commentaire au reportage. Ces chaînes, peu couteuses, sont de puissants outils de propagande qui instillent une vision du monde unilatérale. Pour la philosophe Cynthia Fleury « l’extrême droite ne gagne pas la bataille des idées, mais elle gagne la bataille des écrans ». « CNews, C8 et BFM tournent en boucle du matin au soir. On a des gens qui ne sortent plus de chez eux. C’est du bourrage de crâne » (Claudie Faucon Méjean, maire de Bram Le Monde, 21.07.2024)
CNews est devenu le principal parti d’extrême droite.
Le milliardaire breton Vincent Bolloré a bien compris l’enjeu. Se voyant comme un missionnaire dans un ultime combat au service de l’extrême droite, il a exigé pour les législatives une totale mobilisation de son empire médiatique. CNews, C8, Europe 1, Canal +, le JDD, ont fonctionné en synergie pour décupler la force de frappe du groupe. Dans ce combat sans règle, sans éthique, où tous les coups sont permis, le régulateur public l’Arcom s’est ridiculisé en montrant sa totale impuissance.
La redoutable efficacité de cette machine de guerre a pu se constater lorsque des candidats du RN, totalement inconnus, ont été élus sans même avoir fait campagne. Le parti d’extrême droite le plus efficace, mobilisé en permanence et actif sur tout le territoire, s’appelle aujourd’hui CNews.
« Il faut reposer la question de la propriété et de la régulation des médias comme des questions politiques essentielles. »
Son influence est telle que la « bollorisation » de tous les autres médias est en cours. Mêmes invités, mêmes éléments de langages, mêmes thèmes, il est désormais difficile de distinguer des chaînes comme CNews, BFM, LCI, voire certains plateaux ou commentateurs de l’Audiovisuel public. Pour les téléspectateurs non avertis, si le même discours rebondit d’une chaîne à l’autre, sans contradiction…C’est qu’il s’agit de la vérité ! La preuve : les extraordinaires dégâts de certaines stigmatisations comme l’insulte « antisémite ». Une disqualification tellement martelée et répétée en boucle, qu’elle n’a plus besoin d’être prouvée ou argumentée. Une stratégie éculée – mais terriblement efficace – comparable à celle dont Corbyn en Grande Bretagne fit douloureusement les frais.
Dans le maelström médiatique et idéologique dans lequel nous sommes plongés, rares sont les antennes qui remplissent leur mission d’éclairer les débats d’une façon équilibrée et responsable. Des émissions dans les chaînes régionales ont montré l’incroyable impréparation ou les profils inquiétants des candidats du RN mais seuls des médias indépendants comme l’Humanité ou Médiapart ont alerté sur les dangers que courrait le pays. Et sur les réseaux sociaux, ce sont des médias alternatifs à faibles moyens (Blast, Le Média, StreetPress etc…) qui se sont mobilisés d’une façon exemplaire.
Concentration des médias: danger pour la démocratie
La bataille culturelle en cours, qui met la démocratie en danger, a pollué l’ensemble du champ médiatique et, par capillarité, tous les discours venus de la droite ou du centre. Une bascule alors que continue le Monopoly permanent sur la propriété des médias. BFM et RMC qui appartenaient à Patrick Drahi sont tombées dans l’escarcelle de Rodolphe Saadé, un armateur pro Macron qui a multiplié sa fortune grâce à une niche fiscale concoctée par l’Élysée, Bolloré a étendu son empire et mis la main sur l’essentiel de l’édition, Marianne a failli être vendue à Pierre Edouard Stérin, un milliardaire dont l’Humanité vient de révéler l’ambitieux projet idéologique au service du RN. De son côté, l’audiovisuel public qui pourrait et devrait être un contre-pouvoir essentiel n’a jamais été si menacé.
« Il convient de s’engager sur le maintien du périmètre actuel de l’audiovisuel public, renouveler son financement pour 2025, puis le sanctuariser avec un mode de financement pérenne, avec le retour d’une redevance modulée selon les revenus. »
Il faut donc reposer la question de la propriété et de la régulation des médias comme des questions politiques centrales, essentielles. De même que la place et le financement du service audiovisuel public. C’est tout simplement la démocratie et le vivre ensemble qui sont en jeu.
Quelle place, quel financement pour l’audiovisuel public ?
L’accès au pouvoir du RN étant pour l’instant écarté, son projet de privatisation rapide de l’audiovisuel public n’est plus à l’ordre du jour mais l’avenir de ce bien commun est loin d’être garanti. La haine de l’extrême droite contre la télé publique s’explique : elle s’adresse à tous, elle fait le plus souvent un plus grand effort de qualité, de vérification des faits ou de pluralisme. Où pourrait-on trouver sur des antennes privées (et gratuites) des enquêtes type Cash investigation ou des programmes comme ceux d’Arte ou de France Culture ?
Macron, lui aussi, n’a jamais apprécié l’audiovisuel public. Avant la dissolution, il envisageait la mise en place d’une holding puis d’une fusion, sous prétexte d’aller vers une « BBC à la française ». Ce projet, qui ne visait que des économies, s’inscrivait dans une longue suite d’attaques. Avec Macron, France Télévisions a du faire quatre cents millions d’euros d’économies, ses effectifs ont baissé de 20 % depuis dix ans. Delphine Ernotte, sa présidente, a dit elle-même dans un moment de franchise qu’elle fonctionnait en « plan social permanent ».
« Revoir les missions et le pouvoir de sanction de l’Arcom comme garant du pluralisme, est un enjeu démocratique. »
La fusion est désormais suspendue… mais rien n’est réglé. Depuis la suppression de la redevance en 2022 il n’y pas de financement dédié et garanti. Seules des solutions d’urgence ont été mises en place ou annoncées. Le buget 2024 a été construit avec l’attribution d’une fraction de la TVA qui n’est pas reconductible. Il fut ensuite question pour 2025 d’un prélèvement sur les recettes sur le modèle du financement des régions. Là encore la question est en suspens. Dès la cession de rentrée de la nouvelle Assemblée nationale, l’audiovisuel public sera un des sujets brûlants. Quid de son budget, actuellement de quatre milliards d’euros dans les orientations du projet de loi de Finance 2025 ? Le pire serait de ne rien décider, ce qui conduirait à un financement par le budget général, soumis en permanence à la conjoncture et aux choix d’un gouvernement qui sera peut-être instable. Il faut donc s’engager sur le maintien du périmètre actuel de l’audiovisuel public, renouveler son financement pour 2025, puis, très vite, le sanctuariser avec un mode de financement pérenne, dédié et dynamique, y compris avec le retour d’une redevance modulée selon les revenus.
Concentration des médias, il est urgent d’agir
L’autre grande question est d’ouvrir un vaste débat et de légiférer sur la propriété des grands médias, leur concentration et une véritable régulation. L’Arcom qui devait statuer sur les reconductions des précieuses fréquences de la TNT a fait ce qu’elle sait faire de mieux : elle a pris une décision timorée…pour que rien ne change ! Il y avait vingt-quatre candidatures pour quinze fréquences concédées pour une durée de dix ans. C8 et NRJ 12 ont été écartées au profit de deux nouveaux entrants Réel TV et OfTV du groupe Ouest France. Le Média, seul projet alternatif et citoyen n’a pas été retenu.
La chaîne C8, championne des sanctions et des amendes n’a pas été reconduite. Mais qu’importe pour Bolloré son propriétaire…il dispose de six autres fréquences sur la TNT ! Cyril Hanouna, vedette de C 8, sera rapatrié sur CStar ou sur Canal + en clair. CNews continuera également sa propagande et son racisme qui abîment le vivre ensemble, en se moquant des sanctions ou des rappels à l’ordre. Le Conseil d’État a réclamé en février 2024 que le respect du pluralisme ne soit pas calculé que sur les invités politiques mais aussi sur le choix des chroniqueurs et des thèmes abordés… mais l’Arcom dont les deux tiers des membres ont été nommés par la droite s’est montré pusillanime. Elle est incapable dit-elle, de « ficher ou d’étiqueter les intervenants ».
De plus, l’Arcom égratigne l’empire Bolloré en lui retirant une fréquence…mais c’est pour en faire cadeau à un autre milliardaire, Daniel Kretinski, pour un projet tout aussi nocif. Ce milliardaire qui fait fortune grâce aux énergies fossiles les plus polluantes, est un proche de Macron, son groupe CMI possède Elle, télé 7 jours, Marianne, Editis, Casino, une partie de la FNAC/Darty. Il finance le journal polémique Franc Tireur, proche du Printemps républicain. En mars 2025, C 8 sera remplacé par RéelTV , une chaîne « contre la désinformation » et pour un « pluralisme de raison », confiée à Raphael Enthoven et Caroline Fourest et leurs obsessions antimusulmanes.
La séquence électorale et la redistribution des chaînes TNT montrent l’urgence d’une réforme de la loi de 1986 sur la communication audiovisuelle. Les fréquences sont des biens publics et ne peuvent être utilisées comme des machines de guerre. Il faut donc revoir les missions et le pouvoir de sanction de l’Arcom comme garant du pluralisme. C’est un enjeu démocratique.
En tirant les enseignements de notre épisode historique il est déterminant de lancer un large débat public et d’aller vers de profondes réformes pour transformer et démocratiser l’écosystème médiatique. Cela passe par l’inscription dans la Constitution du droit à l’information et à l’existence d’un audiovisuel public comme faisant partie de l’intérêt général. Cela passe aussi, bien sûr, par une loi anti-concentrations réellement efficace et la refonte des critères d’attribution des aides à la presse qui, aujourd’hui, favorisent les plus riches. Il faudra également renforcer le pouvoir des rédactions, et favoriser des formes de propriété, coopératives et participatives. Pourquoi pas avec un fond public qui pourrait être abondé par une taxation généralisée de l’ensemble du marché publicitaire, y compris sur Internet ?
Ouvrons les discussions, à partir des programmes des différents partis composantes du NFP, des syndicats, et des universitaires qui travaillent sur ces questions. L’idée étant de revenir à l’esprit du Conseil National de la Résistance qui voulait libérer les médias des puissances d’argent.
Nous sommes clairement à la croisée des chemins. Un moment existentiel comme il en existe peu dans une nation démocratique.
Fernando Malverde est journaliste. Il a été élu CGT à France Télévisions.
Cause commune n° 40 • septembre/octobre 2024