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Que penser de ces pédagogies « alternatives » qui fleurissent alors que l’école publique subit des attaques sans précédent ? Derrière la bienveillance affichée, elles contribuent à renforcer les inégalités et à conférer à l’élève le statut d’« autoentrepreneur » de ses résultats scolaires.

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Dans un contexte de transformation profonde du système éducatif mise en œuvre depuis quelques années et qui se traduit par une privatisation rampante, la promotion de certaines pédagogies dites « alternatives » est un pur produit de l’« essorage sémantique » que définit Éric Hazan dans son ouvrage sur la langue de la Ve République (LQR. La propagande du quotidien, Liber-Raisons d’agir, 2006). Des discours et des expériences sont largement diffusés, dans les média, par des hom­mes et des femmes politiques très favorables à une école de la reproduction sociale, voire par l’institution elle-­même. Des écoles, comme les écoles Montessori ou Steiner, se développent. Ces expériences, ces écoles se présentent comme alternatives, mais alternatives à quoi ? Sur quelles bases ? Pour quels projets ?

Un retour à l’idéologie des dons
Ces pédagogies « alternatives » prétendent dénoncer une pédagogie traditionnelle, dont à ce jour personne n’a pu donner de définition rigoureuse. Alors qu’une large réflexion pédagogique, nourrie de décennies de travaux de recherche en sociologie, psychologie et didactique, s’interroge sur les conditions d’un accès égalitaire aux apprentissages scolaires, ces pédagogies dites « alternatives » privilégient « l’épanouissement » de chaque enfant (dans un emprunt très éclairant au lexique de la botanique). Ce faisant, elles défendent une conception naturalisante du développement de l’enfant, dont il s’agirait de révéler la personnalité, essentialisée, conçue comme un déjà-là qu’il suffirait de faire émerger. C’est un retour à l’idéologie des dons, combattue il y a plus de cinquante ans et avec force par Lucien Sève, dénoncée par la sociologie critique et invalidée par nombre de neuroscientifiques (cf. Catherine Vidal, « La plasticité cérébrale, clef de l’apprentissage », Carnets rouges, mai 2015) qui montrent, avec les travaux sur la plasticité du cerveau, qu’il n’y a plus lieu de séparer l’inné et l’acquis et que toute tentative pour le faire tend à légitimer les inégalités. En évacuant la question sociale, ces pédagogies favorisent, voire organisent, la reproduction sociale. Il ne s’agit plus de doter tous les enfants d’une culture commune nécessaire à leur développement et porteuse d’émancipation, mais au contraire de s’adapter aux rythmes prétendument individuels, de répondre aux goûts, talents et intérêts « naturels » d’un enfant générique, « hors-sol », c’est-à-dire hors de tout milieu. Habile manœuvre qui consiste, au nom de la « bienveillance », à ne pas prendre en compte les différences, mais revient à les renforcer en les sous-estimant.

« Habile manœuvre qui consiste, au nom de la “bienveillance”, à ne pas prendre en compte les différences, mais revient à les renforcer en les sous-estimant. »

Ces pédagogies se réclament plus du développement personnel et de la psychologie positive que des savoirs et de leur transmission. Le charisme bienveillant des enseignants y tient souvent lieu de professionnalisme, en particulier dans les écoles estampillées Montessori (sans pour autant être toujours reconnues par l’association officielle) qui peuvent recruter des personnels sans aucun diplôme d’enseignement. La question de la culture n’est pas posée, alors même qu’aucun résultat scientifique ne permet de valider l’enseignement dispensé.
L’entreprise de communication est bien rodée. Le recours à des concepts mous (bienveillance, bien-être…) se réclame d’une dépolitisation de la question scolaire, pour mieux masquer une idéologie des plus réactionnaires. La seule question qui vaille, celle de la démocratisation de l’accès aux savoirs, n’est plus l’enjeu, quand il s’agit d’adapter les ambitions en fonction de différences essentialisées.

« Le recours à des concepts mous (bienveillance, bien-être…) se réclame d’une dépolitisation de la question scolaire, pour mieux masquer une idéologie des plus réactionnaires. »

L’école publique menacée
À travers la promotion de ces pédagogies, c’est l’école publique qui est menacée. Dans un contexte libéral de promotion de l’individu libre de ses choix, où l’éducation est un marché, les écoles et courants dits « alternatifs » légitiment le recours au privé, pour les classes moyennes et supérieures désireuses de préserver un entre-soi. Ces courants reprennent à leur compte la rhétorique de la réussite, mais pour la circonscrire à la réussite individuelle, rendue possible par un enseignement individualisé : l’élève devient autoentrepreneur de ses résultats scolaires. L’individualisation est alors la version soft de la ségrégation. La manœuvre est habile car elle se fonde sur l’instrumentalisation d’une réalité objective, l’échec scolaire massif, mais indûment imputé à la contrainte d’apprentissages qui seraient trop théoriques, les mêmes pour tous, et ne pouvant provoquer qu’ennui et décrochage.
La pénétration du privé prend différentes formes en matière d’éducation. Y compris avec le soutien actif du ministère de l’Éducation nationale : ainsi, en rendant obligatoires l’école maternelle et l’instruction dès 3 ans à la rentrée 2019, le ministre a fait un magnifique cadeau au privé (cf. Christine Passerieux, « Maternelle : l’obligation scolaire, promesse d’inégalités », Carnets rouges, janvier 2019). La réduction du nombre de postes, le manque d’écoles maternelles en zone rurale, la fusion d’établissements scolaires, les classes surchargées ouvrent la porte à la création d’écoles privées (vingt-cinq écoles Montessori ouvrent chaque année). Enfin, dans une situation où la réussite scolaire détermine de plus en plus l’avenir de chacun, où la concurrence entre individus fait rage dès les plus petites classes, les parents des classes populaires espèrent trouver une solution en évitant les écoles-ghettos qui leur sont assignées.
L’enjeu est idéologique. C’est l’égalité qui est remise en cause. Il est donc plus que temps de défendre collectivement une véritable alternative démocratique à un système scolaire si ségrégatif.

Christine Passerieux est rédactrice en chef de la revue Carnets rouges.

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019