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Les titres les plus évoqués de la presse jeunesse appartiennent à quatre ou cinq grands groupes : Fleurus (Le Monde des ados), Bayard Presse (Astrapi, Okapi, Phosphore et les titres Milan), Mondadori France (Science et vie junior), Playbac Presse (Mon quotidien, Le Petit Quotidien, L’Actu) et le groupe EBRA (Le Journal des enfants) se partagent un gâteau en diminution. Pourtant de nombreux titres de presse plus confidentiels, et plus récents, viennent diversifier les approches et permettre un pluralisme plus large.

Un entretien avec Noémie Monier

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Pouvez-vous nous présenter la ligne de Baïka Magazine et son inscription dans la presse jeunesse d’aujourd’hui ?
Notre ligne de base est d’ouvrir sur les cultures d’ailleurs par la fiction et par le documentaire. Nous avons donc systématiquement une partie mythologique, qui est très appréciée, et une partie documentaire, qui s’appuie sur l’interview d’un enfant, dans l’idée de provoquer l’identification du lecteur du même âge et de proposer des fenêtres ouvrant sur des trajectoires migratoires très différentes les unes des autres. Nous avons également une rubrique « 360° », très fourre-tout, imaginée à partir de la rubrique « 360 » du Courrier international. Maintenant nous allons y publier plus de reportages, car nous avons accès à un nouveau réseau de chercheurs, de jeunes scientifiques qui voyagent et qui veulent médiatiser leurs projets et leurs découvertes. Cette rubrique nous permet d’aborder des questions très compliquées, comme les droits des peuples ou le développement durable. Dans le prochain dossier, par exemple, nous présentons la Tchoukotka, région annexée assez récemment par la Russie et dirigée aujourd’hui par l’homme le plus riche de Russie. Ce sont des pays dont les enfants et les adultes n’entendent jamais parler. Pour des raisons commerciales, nous essayons tout de même d’alterner avec des pays connus… Nous proposons aussi plus de contenus ludiques qu’avant, car nos premiers numéros nous ont finalement semblé trop denses. Or le jeu permet de faire passer une information. Souvent, j’ai l’idée d’un sujet que je n’ai pas pu aborder dans le dossier et que j’aimerais traiter par le jeu. Nous voyons ensuite avec l’illustratrice ce qu’il est possible de faire en matière de graphisme. Il est plus facile de créer des jeux que d’écrire des paragraphes de dix lignes sur un sujet difficile, peu connu, sans heurter quiconque. Nous essayons d’être très synthétiques, ce qui induit le risque de blesser des personnes. Il nous faut donc trouver les bonnes informations, mais c’est souvent très compliqué. Je commence par chercher en bibliothèque et sur Internet avant de m’adresser à des scientifiques spécialisés, en particulier lorsque je ne parle pas la langue et que je ne trouve pas d’information en français, en anglais. Certains de nos dossiers ont pu être relus par des chercheurs, celui sur l’île de Pâques par exemple. Leurs retours sont très souvent positifs et constructifs car ils sont très contents de voir qu’on se renseigne et qu’on parle de ces endroits-là en littérature jeunesse. La question migratoire en littérature jeunesse est aujourd’hui bien traitée, ce qui n’était pas le cas lorsque j’ai commencé à publier Baïka, mais certains pays comme ceux d’Europe de l’Est sont encore assez peu traités. Et leur approche manque un peu d’interactions. Il nous semble intéressant de croiser les biais par une approche mêlant fiction et documentaire.

Comment nommer cette nouvelle presse jeunesse, qui est éditée en dehors des grands groupes de presse ? Presse jeunesse alternative ? Indépendante ?
Indépendante, ce n’est pas mal, et c’est effectivement le cas, ce qui nous pose un certain nombre de questions. Mais je parle personnellement plus de « presse jeunesse de nouvelle génération » avec des titres comme Georges, Dada, La Salamandre, Biscoto, Albert… Tous ces titres ont été créés après ceux de la presse traditionnelle. Dada est le plus ancien, avec une publication qui dure depuis 1991. Les autres sont plus récents ; ils datent des années 2010. Si je les rapproche, c’est qu’ils ont tous des points communs. Les rédactions attachent un soin particulier à la mise en page, en travaillant beaucoup les illustrations et la beauté esthétique du magazine. Nous pratiquons aussi des prix globalement plus élevés que ceux de la presse traditionnelle car nous publions peu, et sur des supports de qualité. Enfin, nous utilisons le circuit des librairies pour diffuser nos publications et pas celui des kiosques, qui est plus cher. Le magazine Cram Cram a un modèle encore plus alternatif, car la maison d’édition est associative et ne se diffuse pas via les librairies mais en biocoop et dans les circuits bios. Cram Cram est par ailleurs une revue qui a aussi pour thématique l’ouverture culturelle, mais avec un point de vue inverse au nôtre : la revue publie des reportages de familles ayant fait des voyages à l’étranger.

Ces magazines mènent tous une recherche particulière sur leur graphisme, est-ce une caractéristique importante de cette nouvelle presse ?
Nous sommes tous sur une recherche graphique moderne, réalisée par des illustrateurs jeunes et divers. Cette recherche tranche avec une tradition très ancrée dans la presse d’utilisation de la photographie pour illustrer les parties documentaires et du format un peu bande dessinée pour le reste. C’est clairement, consciemment, pour nous un moyen de nous démarquer. Il s’agit de publier un objet qui sera le plus beau, le plus esthétique possible, loin de l’accumulation de photographies et de textes en couleur faits pour attirer le regard du lecteur de la presse jeunesse traditionnelle. La une d’Albert, par exemple, est totalement et uniquement illustrée ; elle peut s’afficher comme un poster décoratif, ce qui lui permet de se distinguer fortement du Petit Quotidien avec lequel il entre en concurrence. Pour Baïka Magazine, le choix de l’illustration se fait par rapport au contenu : notre revue propose des sujets de fond qui peuvent s’accompagner d’illustrations moins périssables que certaines photographies. Nous menons un travail autour de l’unité graphique d’un numéro pour nous éloigner d’un amas d’illustrations photographiques foutraque et agressif.

Quel parcours et quelle place sont laissés à cette presse ?
Nous nous en sortons tous très différemment. Les libraires font des retours très variables. Pour eux, la problématique est de savoir où mettre ces périodiques : dans un espace dédié ? Parmi les cahiers d’activité, au risque d’un manque de visibilité ? Certains vendent très facilement nos titres, d’autres pas. Cela dépend beaucoup de l’adhésion du libraire aux titres ! Globalement, nous leur transmettons nos titres à parution mais ils ne prennent pas les anciens, qui, pour Baïka Magazine, ne sont pourtant pas périmés. Certains font du réassort, dans des cas très particuliers, comme la librairie du quai Branly dont nous sommes proches thématiquement. La problématique est différente pour les bibliothèques abonnées : on nous reproche la trop grande partie consacrée aux jeux. Cela les oblige à faire des photocopies, pour éviter que les enfants n’écrivent sur les exemplaires. Pourtant, pour nous, ces pages de jeux visent à provoquer une interaction avec les lecteurs et à faire s’approprier le sujet et les connaissances via un média plus attractif, peut-être, pour les plus jeunes. Il n’y a aucun jeu gratuit dans nos publications. Le jeu a, chaque fois, pour but de faire passer et de faire comprendre des informations. Les ventes en direct sont nombreuses, via les salons et les événements auxquels nous participons. Globalement, pour Baïka Magazine, nous tirons mille deux cents exemplaires d’un numéro, trois cents partent en librairie, trois cents en vente directe sur un temps long, cinq cents en abonnement et cent en service de presse.

Baïka Magazine travaille beaucoup en partenariat, pouvez-vous nous en parler ?
Pour le numéro 10, sur l’Égypte, nous avons travaillé en lien avec l’Institut du monde arabe et leur service pédagogique. Ce service, qui publie beaucoup de brochures et de dossiers pour les enseignants et les élèves, cherche en permanence à tester de nouvelles approches. Nous leur avons donc proposé de construire un dossier à l’occasion de leur exposition sur le canal de Suez au printemps dernier. Ils ont mis à notre disposition de nombreuses ressources documentaires pointues et ont mené les rendez-vous éditoriaux avec nous, ainsi que les relectures. C’était un dossier sur le canal de Suez, difficile à vulgariser pour les enfants. Comment le rendre accessible ? D’habitude, nos contenus sont plus culturels que géopolitiques, ce qui nous a posé problème. Nous avons tout de même ajouté une partie sur l’Égypte antique avec le mythe. Nous avons également un partenariat long avec les éditions des Éléphants pour publier tous les deux ans un recueil de nos contes et mythes du monde. Et puis, récemment, nous avons été contactés par Internazionale, l’équivalent italien du Courrier international, qui lance un magazine jeunesse en traduisant des extraits de la presse jeunesse du monde entier. Cela nous semble très intéressant de voir la diversité des titres de presse mondiaux et d’y être associés. Enfin, nous avons des partenariats avec des centres culturels étrangers, canadiens entre autres, qui nous demandent notamment des ateliers thématiques. l

Noémie Monier est rédactrice en chef de Baïka Magazine.

Cause commune n° 10 • mars/avril 2019