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Diriger une grande entreprise est une affaire politique, même si le rapport des grands patrons au politique prend différentes formes.

«L’entreprise n’est ni de droite ni gauche » ; « Faire de la politique, ce n’est pas bon pour le chiffre d’affaires ». Ces deux lieux communs pourraient résumer la manière de séparer définitivement les affaires et la politique, qui a cours dans les mondes patronaux. Pourtant, les choses sont bien plus compliquées car diriger une entreprise a toujours été une affaire politique, et accepter le monde tel qu’il est et suivre les lois du marché, c’est bel et bien reconnaître que « c’est ainsi », et qu’il n’y a pas d’autre choix. Surtout en ces temps de débats autour de la raison d’être de « l’entreprise » et des entreprises à mission, quand des entrepreneurs « réformateurs » entendent faire jouer à « l’entreprise », et à leur entreprise, un rôle politique. Cette position minoritaire est désormais audible, même si elle n’est partagée que par une minorité d’entrepreneurs qui entendent déplacer les frontières de l’entreprise et renégocier les démarcations entre le privé et le public. Et défendre en actes l’idée que l’entreprise privée pourrait contribuer au « bien commun ».
Chez les patrons les plus significatifs, ceux dont il est question dans toutes les presses, ceux qu’on dénomme les « grands patrons », il y a un continuum subtil entre ceux qui disent ne s’intéresser qu’à leur entreprise, ceux qui entendent, sous des modalités très diverses, s’intéresser à « la vie de la cité », et ceux, bien plus rares, qui endossent des mandats politiques.

« Diriger une entreprise a toujours été une affaire politique, et accepter le monde tel qu’il est et suivre les lois du marché, c’est bel et bien reconnaître que “c’est ainsi”, et qu’il n’y a pas d’autre choix. »

D’aucuns font profession d’invisibilité médiatique relative. Ils acceptent bien sûr de parler de leur entreprise et de leur secteur d’activité, mais sortent peu de leur pré carré pour contribuer à la défense générale du capitalisme par des engagements ou des prises de position. Cela ne signifie pas qu’ils restent inertes. Ce que l’on appelle le « lobbying », sous les multiples acceptions du terme, désigne d’abord la panoplie des actions que les entreprises mettent en œuvre pour obtenir des pouvoirs politiques des mesures particulières pour défendre « leur marché » spécifique : promouvoir des textes et des normes favorisant leurs intérêts, empêcher des questions de parvenir à l’agenda des discussions politiques et médiatiques, rendre inopérantes certaines réglementations ; et, de manière plus sophistiquée, investir dans la science pour cadrer ou recadrer certains problèmes, comme peuvent le faire les industriels du tabac, de la pharmacie ou de la chimie et tous ceux qui veulent contrer les offensives des mobilisations environnementales. Il ne s’agit plus alors de « simplement » salarier des spécialistes des « affaires publiques », mais aussi de mobiliser des scientifiques dans des organismes labellisés instituts de recherche ou des citoyens dans des astro-turfs (pseudo-ONG financées par de grandes firmes).

Les « patrons politiques »
Ceux que l’on peut appeler les « patrons politiques », (minoritaires dans le patronat) entendent se faire entendre dans le débat public en faisant valoir leurs points de vue sur des enjeux plus larges ne concernant pas seulement leur entreprise. Ils accumulent les positions de pouvoir dans les organisations patronales et les think tanks (Association française des entreprises privées [AFEP], Institut Montaigne, Institut de l’entreprise, plus rarement au MEDEF), les colloques, les commissions étatiques, les engagements mécénaux et philanthropiques compatibles avec leurs niveaux de responsabilité et avec leurs estimes de soi, et pensent pouvoir peser individuellement et collectivement sur la construction des problèmes publics et la définition des agendas de politiques publiques. Certains pèsent indirectement par le contrôle économique de grands médias. D’autres écrivent des livres, publient des tribunes et des appels (sorte de pétitions à effectifs contrôlés), particulièrement en ces temps de bonne volonté écologique mais peu sont à proprement parler des idéologues du capitalisme. L’ancien enseignant-chercheur Denis Kessler a tenté d’adapter les thèses de la société du risque d’Ulrich Beck, mais sans grand écho théorique, dans le monde patronal. Il est l’un des seuls à s’engager théoriquement dans la défense du capitalisme.

Les « patrons d’État »
Nombre de ces patrons « interventionnistes » sont des « patrons d’État » : ceux qui ont accédé à leurs fonctions après un passage dans la haute administration et parfois en cabinet ministériel, avant de pantoufler dans le privé : Pébereau, Beffa, de Castries, Frérot, Schweitzer, Weinberg, de Chalendar ; mais pas seulement, Senard, Kessler, M-E. Leclerc, Faber, Fontanet, Ladreit de Lacharrière (certes sorti de l’Ena) ou Bébéar (certes sorti d’X) ne sont pas passés par la haute administration. Les très grands capitalistes familiaux (Arnault, Pinault, Bouygues, Hermès, Wertheimer ou Bettencourt) interviennent peu dans la régulation symbolique du capitalisme. Seul Vincent Bolloré ressemble plus aux grands capitalistes états-uniens qui entendent peser sur le marché à court terme voire à plus long terme du monde. Il entend réduire, supprimer même, dans sa gestion de plus en plus rapprochée de ses organes de presse – écrite et audiovisuelle –, l’autonomie des rédactions qui doivent désormais partager une vision du monde très conservatrice et hantée par une représentation obsidionale de l’Europe chrétienne.
Il y a de ce point de vue une grande différence entre les chefs d’entreprise français et états-uniens. Ces derniers n’ont quasiment aucune limite financière pour pouvoir légalement défendre une cause, qu’il s’agisse d’un capitalisme libertarien ou d’un capitalisme plus régulé. Ils peuvent abonder des think tanks, publier des aditorial, soutenir et financer sans limites les hommes politiques et les partis de leur choix. Les frères Koch en ont été les parangons. Les patrons français sont de ce point de vue plus contraints dans leurs choix et seuls quelques-uns s’engagent explicitement derrière un candidat, en laissant dire qu’il est un ami ou un « visiteur du soir », en le recevant chez lui ou sur son yacht, en assistant à ses meetings de campagne, en participant au financement légal, limité désormais, ou illégal, des campagnes électorales, en se déclarant « patron de droite », ou, plus rarement « patron de gauche » (c’est-à-dire social-démocrate tendance Strauss-Kahn ou Rocard).

« Seul Vincent Bolloré ressemble plus aux grands capitalistes états-uniens qui entendent peser sur le marché à court terme voire à plus long terme du monde. »

On aura peu parlé de femmes car elles sont peu nombreuses parmi les grands patrons. On a peu parlé aussi des femmes des grands patrons, peu étudiées, qui soit émargent avec leur mari à la chronique mondaine propre à certains grands patrons dans le monde, soit ont une activité séparée qui interfèrent guère – apparemment – sur les destinées de l’entreprise.

Le patron/homme politique
Reste la figure du patron/homme politique. Elle a été plus fréquente sous les régimes antérieurs à la Ve République. Les figures des Schneider, de Pouyer-Quertier, de Wendel, de Motte, de Taittinger ou de Chalandon ont largement disparu, et seuls, parmi les patrons des entreprises du CAC 40, les Dassault ont préservé un siège au Parlement (Marcel, Serge puis Olivier et actuellement Victor). Marcel d’ailleurs avait mis sur pied une sorte de clientélisme local qui arrosait les petites communes de sa circonscription. Il occupait de temps à autre les colonnes du journal Le Monde, en s’offrant des publicités dans lesquelles il parlait du chômage, de l’intéressement, des femmes ou des immigrés.
C’est que la profession patronale a changé, elle est désormais plus prenante ; que le « droit et devoir de représenter » le territoire où est implantée la grande entreprise familiale s’est délité ; que la chasse aux conflits d’intérêts s’est développée et, surtout, que la profession politique n’est plus attractive. Que signifie pour un grand patron la direction d’une grande ville ? (Bébéar, adjoint au maire de Rouen, a décliné l’offre de succession de Lecanuet pour construire Axa). Que signifie pour un grand patron devoir se plier à des campagnes électorales et n’être qu’un parmi les cinq cent soixante-dix-sept députés ? Si carrière politique il peut y avoir, c’est par une accession directe au sommet, coupant les files d’attente et accédant directement à la noblesse des politiques publiques sans passer par la case politique politicienne. Quelques grands patrons ont été ainsi été ministres (Fauroux, Mer, Breton), d’autres ont souhaité l’être au titre d’une troisième carrière (de Castries, soutien de Fillon en 2017), d’autres, plus nombreux, ont refusé des propositions, estimant que diriger une entreprise était plus intéressant que diriger un ministère et endosser un rôle d’homme politique, impliquant une reconversion professionnelle, même éphémère, aléatoire. Les règles du jeu politique à la française et ses cliquets (maîtrise, relative, de l’argent en politique) ont limité jusqu’à présent les tentations d’entrée en politique d’outsiders mettant en avant leurs réussites entrepreneuriales, utilisant leur fortune personnelle comme source d’autofinancement d’une entreprise politique, et prétendant gérer l’État comme une entreprise (to run a state like a company).
Le temps des Babiš (Tchéquie), Petkov (Bulgarie), Merz (Allemagne), Akhannouch (Maroc), Macri (Argentine), Piñera (Chili), Shinawatra (Thaïlande), Ravalomanana (Madagascar), Lee (Corée du Sud), Goh et Lee (Singapour) et bien sûr Berlusconi (Italie) ou Trump (États-Unis) n’est pas encore à l’ordre du jour politique en France.
Quant à savoir si toutes ces activités « politiques » patronales pèsent en définitive sur les grands et les petits choix des gouvernements, il faudrait bien plus de temps puisqu’il s’agirait d’ouvrir la rubrique de l’autonomie du politique par rapport à l’économique. C’est ce que j’ai essayé de faire dans Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats (Gallimard, 2021).

Michel Offerlé est politiste. Il est professeur émérite de science politique à l’École normale supérieure.

Cause commune • mars/avril 2022