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Les liens tissés entre le PCF et les sciences recouvrent différents aspects qu’il ne faut pas confondre : la rationalité, la neutralité ou non de la science, l’organisation de la recherche, etc.

Les mouvements émancipateurs en France ont alterné ou associé le soutien aux dominés, aux exploités (les pauvres face aux riches, les ouvriers face aux patrons) et le combat de la raison contre la superstition (l’autonomie de pensée face aux dogmes religieux). Ce fut le cas au siècle des Lumières (Rousseau et Voltaire) ou pendant la Révolution (Robespierre et Condorcet). Plus tard, Marx ou Jaurès ont toujours su tenir ces deux rênes, dans un cadre nouveau, celui de la révolution industrielle et de l’affirmation de la classe ouvrière.
Le mouvement ouvrier a donc toujours eu, dit vite, une certaine sympathie pour les sciences, mais il en a rarement fait une question centrale. L’anticléricalisme (qui fut exagéré, mais qui se comprend, en raison de la compromission de l’Église avec le capital au XIXe siècle, et de son emprise imposée, carcan dont il fallait se libérer), a pu, d’une certaine façon, avoir partie liée avec le mouvement des sciences. Les actions en faveur de Dreyfus, donc pour la liberté et contre le racisme, ont aussi vu de nombreux savants s’impliquer. La thèse de Florian Mathieu, sur l’astronomie populaire dans le dernier tiers du XIXe siècle et le premier du XXe, donne à voir concrètement l’engagement pour les sciences dans les mouvements socialistes, communistes et anarchistes.
Cela dit, les ouvriers se sont aussi heurtés dès le XIXe siècle à une idéologie scientiste, qu’on pourrait résumer ainsi : « La science, ses applications, les progrès techniques amélioreront votre niveau de vie, vous rendront heureux, ils vous apporteront sans heurts beaucoup plus que vos luttes violentes et haineuses contre ceux qui vous donnent du travail. » Le patronat catholique se retrouvait sur ce point avec les positivistes peu mystiques tels que Marcellin Berthelot.

Du Congrès de Tours au Front populaire
Dans les premières années du Parti communiste, les questions scientifiques n’ont guère de place. Aucune des vingt et une conditions n’y fait la moindre allusion. Pourtant, Lénine était intervenu sur le sujet dans un livre de 1909, qui sera souvent cité ultérieurement, Matérialisme et empiriocriticisme. Les notes scientifiques dispersées d’Engels ne sont publiées (presque comme si c’était un ouvrage fini), sous le titre de Dialectique de la nature, qu’en russe en 1935. Mais ces ouvrages ne sont pas accessibles en français avant guerre. Le mot d’ordre « classe contre classe » ne s’embarrassait pas trop de ces considérations.

« L’union de la science et du travail, de l’intelligence et du peuple, voilà, pensons-nous la clé de l’avenir. »Jacques Duclos, 1er juin 1938

C’est surtout avec le Front populaire, avec la création du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, que les sciences et les scientifiques commencent à apparaître pleinement dans l’univers communiste en France, notamment avec Paul Langevin, alors sympathisant, son gendre Jacques Solomon, les Joliot-Curie, etc. Jacques Duclos présente une conférence le 1er juin 1938 à la Maison de la chimie à Paris. La liste impressionnante des personnalités qui y assistent (reproduite en annexe III du tome 2 de ses Mémoires) donne une idée de la portée de l’événement. Retenons-en juste une phrase : « L’union de la science et du travail, de l’intelligence et du peuple, voilà, pensons-nous, la clé de l’avenir ». Nulle trace ici des délires sur la science bourgeoise et la science prolétarienne. Les communistes se présentent « comme les héritiers des philosophes du XVIIIe siècle », comme « les rationalistes les plus conséquents ».
On doit remarquer, à cette étape, qu’en Angleterre, depuis plusieurs années, et en particulier depuis le IIe congrès international d’histoire des sciences, marqué par les interventions originales de la délégation soviétique, en 1931, de nombreux savants, tels Haldane, Bernal ou Needham, ont fait vivre de façon beaucoup plus volontaire qu’en France la recherche de liens profonds entre un marxisme créateur et les différentes disciplines scientifiques, et cela dans un style sans aucun rapport avec le stalinisme. La remarquable thèse du regretté Simon Gouz a analysé ce courant avec finesse et précision.

L’après-guerre
Ensuite, bien sûr, des liens se sont tissés, chez les scientifiques comme dans toutes les couches de la population, au sein de la Résistance. Dans l’après-guerre, Staline et son bras droit idéologique Jdanov ont fait pression sur les partis communistes, y compris occidentaux, pour imposer leurs thèses sur les deux sciences, pour enfermer les biologistes et les agriculteurs dans les théories fausses de Lyssenko, pour décider à la place des savants sur les interprétations officielles de telle ou telle science. Le PCF n’a pas échappé à ce travers. Ses scientifiques ont parfois emboîté le pas, d’autres ont toussé, comme le biologiste Marcel Prenant, d’autres ont quitté le parti ou ont attendu des jours meilleurs. Le processus qui a conduit à la reconnaissance explicite de la liberté de création, avec le fameux comité central d’Argenteuil de 1966 (bien plus consacré aux lettres et aux arts qu’aux sciences), a en fait été progressif et a eu ses contradictions. La thèse de Virgile Besson a montré les positions très variées des communistes sur les sciences et, notamment, sur leurs interprétations de la mécanique quantique, domaine où des conceptions idéalistes et matérialistes, ou soi-disant telles, se sont affrontées avec violence pendant plusieurs décennies.
Pendant les années de guerre froide, ce qui a été le plus marquant, c’est l’engagement des scientifiques et en particulier des plus grands, comme Frédéric Joliot, en faveur de la paix, contre la bombe atomique, autour de l’appel de Stockholm. Lorsqu’il a été chassé de la direction du Commissariat à l’énergie atomique, par répression politique, en 1953, le soutien à sa cause a été très large sur le plan national et international, bien au-delà des communistes.

« C’est surtout avec le Front populaire, avec la création du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, que les sciences et les scientifiques commencent à apparaître pleinement dans l’univers communiste en France. »

Peut-on dire que le PCF a été « scientiste » ? On aurait tendance à répondre « oui, après-guerre, mais un peu comme tout le monde ». Il s’agissait de reconstruire un pays en ruine ; l’utilisation pacifique de l’atome était la réponse à la bombe de Truman, les progrès techniques et médicaux ne doivent pas être vus de façon anachronique uniquement en fonction des « dégâts » de leurs excès ou de leurs perversions. Nous renvoyons aux contributions sur l’écologie à cet égard.

À partir des années 1960
Un changement fondamental va avoir lieu dans les années 1960. Avant guerre, il n’y avait presque pas de « travailleurs scientifiques ». Au début du XXe siècle, dans des villes comme Lyon ou Marseille, il y avait moins d’une dizaine de licences de sciences par an, toutes disciplines confondues. En 1950, sauf dans quelques centres, un laboratoire, c’était en général un mandarin, un assistant, un « garçon de labo » et une secrétaire. C’est le mouvement de création des grands campus, souvent excentrés des villes, décidé à la fin des années 1950 et en général mis en place vers 1965-1970, le recrutement massif d’assistants et de techniciens, qui a transformé un milieu formé de quelques isolés en un milieu de travailleurs au statut presque analogue à celui des ouvriers et des employés. Parallèlement, des centres de recherche se développaient dans les entreprises. Le processus avait commencé dans les grandes entreprises nationales dans l’après-guerre, mais là cela devenait de plus en plus massif. Les syndicats d’étudiants et de personnels ont vu leurs effectifs et leur influence croître de façon importante. Le PCF a mis en place son secteur « ingénieurs, techniciens, cadres » (ITC). Tout cela a débouché sur la création de cellules dans les universités, les centres de recherche, et même dans l’encadrement des entreprises privées. Déjà conscientisés par la guerre d’Algérie, galvanisés par mai 1968 et par le Programme commun, des militants jeunes ont rapidement pris des initiatives à propos de la politique de recherche, de la démocratie à l’université, et aussi des questions de société agitées ailleurs que dans leurs milieux.

Ernest Brasseaux est historien des sciences.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020