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Pour Marx, il s’agit de « sortir de la philosophie » par le haut pour s’en approprier l’appareillage critique, les catégories logiques et la puissance dialectique, en rejetant sans regret son plumage doctrinal et son ramage idéaliste.

Au commencement de son ouvrage Penser avec Marx au­jourd’hui : La philosophie ?, Lucien Sève formule une thèse qui peut sembler excessive, voire provocatrice : la philosophie serait terminée, aurait rempli sa tâche, et Marx en aurait non pas écrit la dernière page, mais signé l’arrêt de mort. De fait, après des études de philosophie puis un diplôme d’habilitation consacré à la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et chez Epicure, Marx coupe les ponts avec ce qu’il appelle désormais, d’un terme robespierriste, « la ci-devant philosophie », et ne se revendiquera plus jamais comme « philosophe ». Il dénoncera d’ailleurs férocement chez Proudhon la « misère de la philosophie », dans un ouvrage écrit en 1847 et publié sous ce titre. Un ouvrage certes très polémique, mais qui va bien au-delà du simple pamphlet.
Et c’est là qu’il ne faut pas se méprendre : si Marx a congédié « la philosophie », ce n’est pas par dépit d’avoir été privé, pour des raisons politiques, de la carrière universitaire qui lui revenait de droit, et pas davantage pour avoir été déçu, même s’il l’a été, par la faiblesse et surtout par l’étroitesse du matérialisme de Feuerbach, lequel n’avait cru renverser l’idéalisme de Hegel que pour régresser très en deçà de celui-ci. En vérité, Marx a rompu avec le conservatisme inhérent non seulement à l’institution philosophique universitaire, mais aussi à une pratique multiséculaire de la philosophie, laquelle se fait toujours en deux temps : celui, initial, d’une contestation plaisante voire bouffonne mais surtout verbale de l’ordre établi, et celui, ultime, de la réconciliation et de l’approbation. Un cheminement conservateur qui a amené plus d’un philosophe à se rêver en conseiller du Prince, et certains à le devenir pour de bon.

La vigilance critique contre la « ci-devant philosophie »
Ce congé donné par Marx à « la philosophie » a souvent été très mal interprété, notamment à l’époque stalinienne, où il a donné lieu à des contresens aux conséquences politiques dévastatrices. Il a en effet été interprété dans un sens positiviste. Le positivisme, c’est, pour faire court, l’idée que la science, qui est « positive », est appelée à remplacer définitivement la « métaphysique » (à laquelle on amalgame la philosophie), supposée être verbeuse et oiseuse. La philosophie ne serait que le balbutiement, l’enfance ingrate et puérile, d’une « science » qui n’aurait, une fois constituée, plus rien à voir avec elle. À ce compte, Marx était supposé avoir fini d’édifier une science dont les philosophies antérieures n’auraient été que les échafaudages précaires et transitoires.
Inexorablement, cette conception positiviste, très appauvrissante, conduisait (et de fait elle a conduit) à une pratique dogmatique : Marx étant censé avoir dit sur tout ou à peu près tout une vérité définitive, il ne restait plus qu’à enseigner, de l’extérieur, cette vérité. On a donc vu apparaître de nombreux manuels de vulgarisation, qui réduisaient le marxisme à un corpus assez mince, mais maniable, de « lois » très générales, susceptibles de s’appliquer en tout temps et en tout lieu, même si, ici ou là, quelques variantes locales pouvaient être tolérées. Cette caricature était supposée être « le marxisme », pour ses partisans comme pour ses adversaires.

« Il faut lire, réfléchir activement : les outils logiques et critiques, notamment ceux créés par Marx, nous y aident en nous détournant des spectacles que le capitalisme d’aujourd’hui propose continuellement à notre crédulité. »

Est-il besoin de le dire ? Ce positivisme et son application dogmatique contredisaient frontalement par exemple la proposition de Lénine : « L’analyse concrète de la situation concrète est l’âme du marxisme. » Ils faisaient de la pensée marxienne une nouvelle scolastique, système clos de réponses définitives à toutes les questions possibles. Comme dans tous les intégrismes, un « petit livre » était censé contenir « la vérité ». Ils méconnaissaient cruellement le propos dirigé par Marx lui-même contre les économistes positivistes bourgeois selon qui « il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus »…

« L’ombre d’un grand oiseau… »
Marx en effet n’a pas rompu avec la philosophie comme quelqu’un qui part, fâché, en claquant la porte. Le congé qu’il donne à la philosophie est un dépassement. Et certes, il n’emploie pas ce mot de « dépassement », beaucoup trop connoté philosophiquement dans la mesure où il est une catégorie majeure de l’idéalisme hégélien, où il signifie à la fois suppression à un niveau inférieur et promotion à un niveau supérieur. Pourtant, s’il s’agit bien pour Marx de « sortir de la philosophie », il s’agit d’en sortir par le haut. Non pas en donnant à la ci-devant philosophie « une mort philosophique », comme Althusser reconnaissait l’avoir un moment cru. Mais en démembrant cette ci-devant (et désormais, si l’on ose dire, « ci-derrière ») philosophie pour s’en approprier l’appareillage critique, les catégories logiques et la puissance dialectique, en rejetant sans regret son plumage doctrinal et son ramage idéaliste.
C’est que Marx n’a pas voulu vivre à l’ombre du grand oiseau (pour reprendre une image de Saint-John Perse) qu’était le système de Hegel. Un système qui, sans être aussi conservateur qu’on l’a trop souvent dit, concluait toutefois à la nécessité absolue d’une économie de marché, tempérée et réglementée par l’État. Un système dans lequel la doctrine poussait, et pousse encore, car beaucoup, notamment à droite, s’en réclament aujourd’hui, à rechercher sinon une réconciliation, du moins une conciliation entre les classes sociales. Un système extrêmement séduisant, car il accepte et intègre toutes les contradictions, y compris les plus déchirantes, et prétend néanmoins toutes les surmonter.

« En vérité, Marx a rompu avec le conservatisme inhérent non seulement à l’institution philosophique universitaire, mais aussi à une pratique multiséculaire de la philosophie. »

Mais, comme le dit de manière tranchée Engels, il y a dans le système hégélien aussi une contradiction, entre la doctrine et la méthode. La doctrine, c’est la justification conservatrice du monde tel qu’il est. La méthode, c’est la recherche de la contradiction dans l’essence même des choses et donc de ce qui fait changer le monde. Rien qui ne soit porteur de son contraire !
Ce sont les catégories mises en œuvre par Hegel, catégories d’une totale originalité, qui vont intéresser Marx. Et cela d’autant plus qu’elles sont, chez Hegel, à la fois géniales et rudimentaires, marquées par l’idéalisme et l’esprit de système, et surtout un objet qui est « la vie de l’esprit » et non pas la vie matérielle des êtres humains en chair et en os. C’est ainsi que la pensée de Hegel reste très lacunaire en ce qui concerne par exemple le travail et l’économie. Lacunaire dans sa lettre doctrinale, mais féconde dans les possibles qu’elle ouvre et que Marx met au jour.
Le travail : Hegel l’évoque en définitive assez peu (du moins en tant que travail social humain : il parle beaucoup par contre du « travail du négatif »). Il parle toutefois du « syllogisme de l’outil », l’outil avec son maniement étant le moment de la médiation entre le but imaginé et le but réalisé. La réflexion de Marx est d’une tout autre ampleur : elle souligne la réalité historique cumulativement constituée de l’outillage, et anticipe sur la notion moderne de milieu technique susceptible d’englober outils, machines, unités de production, programmes, avec toutes les possibilités de progrès mais aussi d’aliénations que cela implique.
Hegel aborde aussi la question du travail dans le texte bien (trop ?) connu de la Phénoménologie de l’esprit (1807) connu sous le titre, d’ailleurs très approximatif, de « dialectique du maître et de l’esclave ». Il s’agit en fait d’une brillante « robinsonnade » dans laquelle la relation de maître à serviteur (Knecht) est établie au terme d’une « lutte pour la reconnaissance » entre deux « cons­ciences de soi ». L’esclave est celui qui, vaincu, a préféré la vie à la liberté. Mais, par la médiation du travail, il va découvrir lentement l’essence intérieure des choses et rééquilibrer en sa faveur le rapport avec son maître. Très probablement inspirée par la lecture de Jacques le fataliste de Diderot (dont une traduction en allemand venait d’être publiée), cette dialectique manifeste à la fois une complète méconnaissance des rapports sociaux de production et une claire conscience du rôle formateur anthropologiquement du travail. Marx laissera tomber la robinsonnade mais tirera la vraie conclusion, qui est politique : alors que le maître est dans la magie du verbe qui commande et ordonne, le valet est dans la réalité de la vie, il travaille, il crée. Il est dans le réel alors que l’autre reste dans le fictif. Encore faut-il qu’il en prenne conscience.
L’économie : alors que Hegel, bon connaisseur des économistes anglais, ne les avait critiqués qu’à la marge, Marx s’en prend frontalement à leur dogmatisme, montrant que l’économie ne peut pas être pensée comme un développement harmonieux, mais comme un vaste champ de contradictions : contradictions entre l’achat et la vente, entre le capital et le travail, entre le capital financier et le capital mobilier, entre le travail mort et le travail vivant, etc. Les catégories hégéliennes : contradiction, rapport, base, négation, identité des contraires fonctionnent étonnamment bien pour rendre compte, sous réserve d’actualisation, de la réalité économique, dont Lénine pourra dire : « C’est de la politique concentrée au carré. » À tout moment en économie, des possibles s’opposent, et ils ne s’opposent pas comme les couleurs différentes sur la palette du peintre, mais dans le dur de la vie et des rapports sociaux, souvent de façon irréconciliable. C’est seulement au ciel des idées que tout s’arrange.

Un travail à toujours recommencer
À la « philosophie », entreprise conservatrice ou vaguement réformiste espérant obtenir la paix sociale au moyen de la paix idéologique, Marx a substitué deux mots.
Les deux mots, ce sont « logique » et « critique ». Répétons-le, à partir de 1845, Marx bannit le mot « philosophie » de son vocabulaire, alors même qu’il se plonge dans le travail théorique. Il parlera de la « logique », mais dans un sens inédit, ni classique ni hégélien. Alors que chez Hegel la logique est le mouvement de l’esprit, Marx la détermine comme « l’argent de l’esprit », métaphore profonde : l’argent est cette matière fongible support de l’immatérialité des échanges et de la valeur ; l’esprit ne règne pas, il ne renvoie à rien d’autre qu’à un fonctionnement. La logique, c’est aussi « la logique propre de l’objet propre » : à l’opposé de tout dogmatisme et notamment de toute entreprise visant à isoler ou à formaliser la dialectique, la fécondité du réel, sa capacité à déjouer tous les pronostics, est ici soulignée.

« À la “philosophie”, entreprise conservatrice ou vaguement réformiste espérant obtenir la paix sociale au moyen de la paix idéologique, Marx a substitué deux mots :“logique ”et “critique”. »

La critique ou : vigilance philosophique – Il ne suffit pas d’ouvrir ses quinquets ! Il faut en outre développer des habitudes et des capacités d’analyse. « Critique », c’est le même mot que « crise » et que « critère », cela suppose toujours l’interposition, entre le sujet et l’objet, d’une norme, d’une grille de déchiffrement, d’une action consistant à trier, à séparer ce qui se présentait comme attaché, quitte à rétablir le lien par la suite : on ne fait pas, on ne fera jamais, l’économie d’un travail personnel. « Réfléchir » ne suffit pas : il y a des réflexions passives, comme celle du miroir. Il faut lire, réfléchir activement : les outils logiques et critiques, notamment ceux créés par Marx, nous y aident en nous détournant des spectacles que le capitalisme d’aujourd’hui propose continuellement à notre crédulité.

Quentin Palissy est étudiant en philosophie.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021