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L’une des plus fortes figures de l’aliénation, le paternalisme, c’est la confiscation de la parole par ceux qui prétendent, parfois en toute bonne conscience, parler au nom et à la place de certains autres.

La libération de la parole est souvent présentée comme l’une des « grandes causes » de ce siècle, voire comme un acquis définitif et indiscutable. Femmes opprimées, minorités discriminées, personnes soumises, dans des contextes très divers, à l’omerta ou à la loi du silence : de plus en plus, des voix se font entendre, des expressions imprévues et dérangeantes font entrevoir, en de nombreux domaines, l’envers du décor. C’est une évolution très positive, mais non exempte de risques et de périls. Au terrorisme du silence, ne substituons pas celui du monologue.

La parole comme expression
Certains se souviennent peut-être du film de Gleb Panfilov, Je demande la parole : c’étaient là les derniers mots du film, prononcés par cette ouvrière enfin résolue à exprimer en public, dans le cadre d’une réunion de tous les personnels, son mécontentement et ses exigences. Telle est la revendication : le passage de la sphère privée ou limitée (le couple, la famille, les copains et copines) à la sphère publique, celle où il n’y a plus que des collègues, des supérieurs hiérarchiques, des luttes et des enjeux de pouvoir, enfin, ultimement, des camarades. Prendre la parole, en ce sens, c’est ne pas en laisser le monopole à d’autres. L’une des plus fortes figures de l’aliénation, le paternalisme, c’est la confiscation de la parole par ceux qui prétendent, parfois en toute bonne conscience, parler une bonne fois pour toutes au nom et à la place de certains autres.

« Faire coïncider ce que la personne dit avec ce qu’elle veut dire, tel est l’enjeu du processus d’écoute. »

Prendre la parole suppose une intention délibérée et une prise de risque. Le philosophe allemand Husserl, fondateur de la phénoménologie, souligne au début des Recherches logiques, que ce qui caractérise une expression, au sens logique du terme, c’est d’être un énoncé porteur d’une valeur de vérité, c’est-à-dire prétendant que quelque chose est vrai ou ne l’est pas. Mais, du même coup, la personne qui s’exprime s’ouvre à la confrontation : l’ouvrière, qui a décidé de dire clairement ce qui, selon elle, ne va pas, s’attend à ce qu’on lui réponde, qu’on la contredise, et elle a probablement anticipé les objections auxquelles elle aura à répondre à son tour. Cela s’appelle la négociation. Cela s’appelle le dialogue. Et ce n’est pas sans raison que Lev Vygotski considérait que la pensée réfléchie est une intériorisation du dialogue. La parole articulée, comme la pensée claire, est un dépassement : elle laisse derrière elle les ténèbres du vivant et le demi-jour du vécu, pour accéder à la pleine clarté du langage partagé et de la vie sociale, où les désaccords même les plus vifs se disent de façon dépassionnée. Le langage, à condition que chacun puisse en avoir la maîtrise, est une structure de dialogue et d’échange, un élément dans lequel tous sont à égalité. Encore faut-il effectivement en avoir la maîtrise, y avoir eu véritablement accès, et cela pose tout le problème de l’éducation. La confiscation de la parole est un fait social historiquement constitué, au même titre que la propriété privée et le patriarcat.

« Dans une société capitaliste en crise où l’accès à l’éducation, à la culture, aux institutions médiatiques et éditoriales, est contrôlé par les puissances d’argent, il serait bien étonnant que la libération de la parole aille de soi. C’est un chemin escarpé et semé d’embûches. »

La parole comme symptôme
Husserl distingue donc les expressions, paroles et signes conventionnels consciemment utilisés par quelqu’un qui pose ou déclare quelque chose dans un espace de dialogue, et toutes les extériorisations, signes que l’on émet, comme le dit si joliment une locution française, à son corps défendant. Prenons un exemple : un homme politique s’exprime devant les médias ; il dit un certain nombre de choses, propositions, réfutations, engagements, explications… Ce sont là des expressions, avec lesquelles son auditoire sera d’accord ou non, auxquelles on peut avoir envie de répondre et ainsi d’engager le débat. Mais, en même temps, il peut arriver (en fait il arrive toujours) que cet homme politique envoie, à son corps défendant, un certain nombre de signes qui lui échappent et dont il n’a pas la maîtrise, qui sont donc des symptômes : il a l’air fatigué, il est sur la défensive, il a l’air d’aimer les caméras… L’appréciation de l’auditoire sera toujours fonction des deux ensembles porteurs de sens, expression et extériorisation, sens consciemment donné et sens inconsciemment manifesté, et de l’éventuelle discordance entre les deux. Avoir l’air sincère n’est pas un petit plus dans une argumentation !
Autre exemple : on sait bien que rares sont les parents qui donnent à leurs enfants de mauvais conseils. Mais les enfants écoutent les bons conseils, remarquent éventuellement les mauvais exemples et concluent tout seuls de l’éventuelle contradiction entre les deux…

La culture judéo-chrétienne de l’aveu
Le fait est que dans une histoire multiséculaire, si la parole citoyenne réservée aux élites ecclésiales et nobiliaires était respectée, valorisée et placée, de Platon à Tocqueville, au fondement même de la citoyenneté, la masse des humains était considérée comme non fiable, menteuse et dépourvue de tout autre souci que de celui de ses « appétits égoïstes ». Platon parle des épithumiaï (pulsions) à la fois insatiables et contradictoires entre elles, pour caractériser les désirs tant de la foule que de ceux qui s’agitent au tréfonds de toute âme, que chez les meilleurs l’éducation dépasse et que chez les autres la police (les « gardiens ») réprime. Machiavel pose une fois pour toutes en axiome la « méchanceté » des hommes. Quant à la pensée politique anglaise, elle représente volontiers le peuple comme un « monstre aux cent têtes », et ce n’est pas pour rien que Hobbes crée la fiction du Léviathan, monstre répressif tout aussi terrifiant, Bentham lui ajoutant dans un autre domaine « cent yeux » destinés à tout voir et donc à tout prévenir…

« Au terrorisme du silence, ne substituons pas celui du monologue. »

Pourtant, dans ce contexte hautement répressif totalement fermé à l’écoute des humbles et des réprouvés, le judaïsme et surtout le christianisme vont valoriser l’aveu. À partir du moment où la diversification des activités laborieuses et les différenciations sociales entraînent un certain recul des modes de vie communautaires au profit de la vie privée, le besoin se fait jour pour ces communautés, Églises et États naissants, de s’assurer le contrôle des âmes et des cœurs. Le mot anglais pour « aveu », c’est confession. Pour s’assurer de la sincérité d’un témoignage ou de la crédibilité d’un contractant, des pratiques sociales se mettent en place : serment (souvent la main sur le cœur), plantation d’arbres, tatouages, et aussi les aveux et autres déclarations solennelles, entourés d’une sorte d’auréole sacrée. Il est intéressant de voir que Nietzsche, soi-disant pourfendeur des « ombres de Dieu », fait de la promesse et du serment, au début de la deuxième dissertation de la Généalogie de la morale, un propre distinctif de l’humanité. Intéressant aussi de voir comment, dans les pays protestants, l’administration des serments (par exemple par les commissioners for oaths en Grande-Bretagne) est partie intégrante de la fonction notariale.
Si les protestants (Nietzsche est fils et petit-fils de pasteurs) ont surtout valorisé le serment, les catholiques ont quant à eux surtout privilégié l’aveu. Dès avant l’Inquisition, l’aveu est non pas une expression, promotion de l’individuel au social, mais tout au contraire une extériorisation, brèche par laquelle une autorité supérieure peut s’engouffrer dans l’intimité de l’individu. L’aveu est toujours extorqué à un individu solitaire, désarmé, dans le rapport le plus inégal qui soit. Tout aveu a pour corrélat un voyeur, ou du moins une instance pas nécessairement personnelle, mais qui voit, qui enregistre et qui s’approprie. Tout aveu est aveu de faiblesse, abus de faiblesse. Michel Foucault, au-delà de ses partis-pris nietzschéens, a bien analysé cet aspect des choses. L’aveu, et nul besoin d’insister sur la façon dont il est souvent obtenu, est l’exact contraire d’une parole libérée et libératrice.

« La confiscation de la parole est un fait social historiquement constitué, au même titre que la propriété privée et le patriarcat. »

Libération de la parole ou banalisation de l’irresponsabilité ?
Nous vivons dans des sociétés incroyablement contrastées, où les acquis les plus modernes de la révolution numérique coexistent de façon préoccupante avec les survivances les plus rétrogrades, où les potentialités émancipatrices se retrouvent parfois atrocement dévoyées. Les monstres évoqués par Gramsci qui s’agitent dans cet entre-deux ne sont pas moins terrifiants que le Léviathan de Hobbes. Ils ont même sur lui la supériorité de passer inaperçus. L’un des enseignements, pas vraiment tirés, du fiasco judiciaire d’Outreau, est que la parole, même quand elle est spontanée, sincère, non interprétée, n’est pas forcément vraie. Ce n’est pas parce que l’on ne ment pas qu’on dit la vérité. La parole spontanée n’est pas encore une expression. C’est une extériorisation, qui brasse de l’affectif, du fantasmatique, de l’onirique. Elle n’est pas vraie, mais elle est réelle, et à ce titre elle contient du vrai, un vrai que seul un travail d’interprétation peut extirper de sa gangue. À Outreau, on a vu et entendu des enfants cauchemarder à voix haute. Ils souffraient vraiment. Ils ne disaient pas le vrai. Ce n’est pas parce que le fantasme est réel que la réalité est fantasmatique ! Les psychiatres ont souvent affaire à des patients « logorrhéiques », c’est-à-dire qui parlent tout le temps. Mais dans le délire du logorrhéique, ils savent (en général) repérer des thèmes, des constantes, les fils emmêlés d’une biographie personnelle.

« L’aveu est l’exact contraire d’une parole libérée et libératrice. »

Autant dire qu’il ne faut surtout pas remplacer le terrorisme qui déniait aux humbles le droit à la parole par un terrorisme symétrique faisant de toute parole une vérité. Le réel n’est pas encore le vrai. Il est le réel et c’est déjà considérable, mais son sens est hors de lui. Prendre le réel brut pour vérité achevée, n’est-ce pas renouveler cette sacralisation dont, déjà chez les Grecs, les cris de la Pythie faisaient l’objet, ou cette sacralisation plus proche de nous dont se sont nourries, depuis l’affaire Calas, tant d’erreurs judiciaires ? Prendre la parole, particulièrement quand il s’agit de sujets aussi intimes que la sexualité suppose parfois énormément de courage et impose aux écoutants rigueur, tolérance et respect. La parole spontanée est souvent, à tous les sens du terme, une parole déplacée. Faire coïncider ce que la personne dit avec ce qu’elle veut dire, tel est l’enjeu du processus d’écoute.
Et c’est aussi l’enjeu du processus éducatif comme de tous les apprentissages visant à l’émancipation. Car enfin ce n’est pas seulement la parole qu’il s’agit de libérer. Dans une société capitaliste en crise où l’accès à l’éducation, à la culture, aux institutions médiatiques et éditoriales, pour ne parler que de celles-là, est contrôlé par les puissances d’argent, il serait bien étonnant que la libération de la parole aille de soi, si l’on met à part la parole raciste qui, ces dernières années, s’est libérée sans problèmes ! Ce n’est pas un miracle devant lequel on devrait s’émerveiller, c’est un chemin escarpé et semé d’embûches. C’est en le suivant avec précaution qu’on se donnera les moyens de l’élargir.

Jean-Michel Galano est agrégé de philosophie.

Cause commune n° 24 • juillet/août 2021