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Justus von Liebig

Le marxisme est souvent considéré comme un productivisme, voire comme un « prométhéisme ». Pourtant, il suffit de se pencher un peu sur les textes de Marx et d’Engels pour découvrir qu’ils témoignent d’une sensibilité environnementale.

Le concept de « rupture métabolique »
On peut par exemple s’arrêter sur ce passage de la Dialectique de la nature d’Engels : « Ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité […] Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures, de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement. »

« Les hommes doivent planifier rationnellement leur production et tenter de régler consciemment les échanges organiques qu’ils entretiennent avec la nature. »

Ce qu’Engels est en train de décrire, c’est ce que John Bellamy Foster nomme des « ruptures métaboliques ». Comme il le rappelle dans Marx écologiste, le concept de métabolisme, tel qu’il a été emprunté par Marx et Engels aux sciences naturelles de leur époque, a une dimension systémique et désigne quelque chose comme un équilibre qui s’établit entre l’organisme et l’environnement dans lequel il puise son énergie. Or, dans le texte qui vient d’être cité, Engels souligne comment l’action humaine, faute de prendre en considération les interactions complexes dans lesquelles elle s’insère (et donc d’anticiper ce qu’il nomme les « causes lointaines »), perturbe cet équilibre. Ces perturbations produisent des effets indésirables qui, en un sens, annulent les avantages procurés par l’action qui en est à l’origine. Elles proviennent du fait que les hommes rompent les cycles d’échange organique entre eux et leur environnement en y prélevant des éléments qu’ils ne lui rendent pas.

Liebig et la crise de la fertilité des sols
Cet intérêt de Marx et Engels pour le concept de métabolisme n’a rien d’étonnant lorsqu’on a à l’esprit que leurs préoccupations écologiques ont surtout porté sur le problème de la fertilité des sols. Au XIXe siècle, le problème écologique se pose avant tout dans le domaine de l’agriculture et, plus précisément, à propos de la crise de la fertilité des sols
provoquée par ce que l’on nomme la « deuxième révolution agricole » : la mise en place de l’agriculture intensive en Angleterre produit un épuisement des sols (qui se manifeste par une désertification de pans entiers du territoire, notamment du territoire irlandais) et une raréfaction des terres fertiles. Nous sommes à une époque où les engrais chimiques n’ont pas encore été inventés et les Anglais se lancent dans une intense recherche d’engrais naturels : ils trafiquent du guano (en vidant le Pérou de ses stocks) et des ossements humains (en achetant des ossements qui proviennent du pillage de catacombes ou des champs de bataille des guerres napoléoniennes). Le grand chimiste allemand Justus von Liebig sera même mobilisé pour résoudre le problème et il insistera sur le problème de la division entre la ville et la campagne : en concentrant les populations humaines dans les villes et en mettant en place une agriculture intensive dans des campagnes vidées de leurs habitants, l’industrie moderne empêche le retour à la terre des nutriments prélevés par les hommes : consommés dans les villes, les produits de la terre ne lui sont plus rendus sous forme de déchets et d’excréments mais stagnent dans des villes qui deviennent invivables de puanteur et dans lesquelles se développent des épidémies.

Capitalisme et rupture métabolique
Selon Marx et Engels, c’est le capitalisme, dans sa logique propre, qui est à l’origine de ce type de crise, et cela pour deux raisons : la première – et la plus évidente –, c’est que la logique capitaliste est une logique du court terme. Seulement guidés par le profit immédiat et privé, les entrepreneurs capitalistes sont incapables d’anticiper les « causes lointaines de leur action ». Autrement dit, la devise du capitaliste, c’est : « Après moi, le déluge ! » Dans la Dialectique de la nature, Engels note que cette incapacité à anticiper les causes lointaines des actions humaines et donc à planifier la production n’est pas propre au capitalisme, puisqu’elle caractérisait également les modes de production antérieurs. Cependant, si les modes de production antérieurs ne pouvaient organiser rationnellement leurs rapports avec la nature, c’est pour d’autres raisons : c’est parce qu’ils correspondaient à des modes de vie locaux et bornés. C’est donc parce qu’ils étaient, en un sens, trop intégrés à une partie de la nature. Le mode de production capitaliste, au contraire, implique un développement très élevé de l’étude scientifique de la nature ainsi qu’un mode d’existence qui transcende les frontières. Toutefois, la dynamique propre du capitalisme interdit que ce mode d’existence mondialisé et que cette masse de connaissances scientifiques soient mis au service d’une attention à l’inscription de l’homme dans les cycles naturels. Les entrepreneurs capitalistes s’en servent plutôt pour échapper sans cesse aux conséquences néfastes de leurs actions : lorsqu’ils ont épuisé un territoire, ils se contentent de déménager.

« Les hommes rompent les cycles d’échange organique entre eux et leur environnement en y prélevant des éléments qu’ils ne lui rendent pas. »

C’est là que la première raison se connecte à la seconde, plus profonde : si le capitalisme provoque une « rupture irrémédiable » entre l’homme et la nature, c’est parce que les cycles de reproduction et de valorisation du capital ne peuvent être qu’hétérogènes aux cycles naturels. Le capitalisme ne peut en effet fonctionner qu’en produisant son temps et son espace propres : un temps et un espace abstraits, c’est-à-dire séparés du temps et de l’espace concrets de la nature. C’est pour cette raison que la grande ville est le lieu du capitalisme : dans la grande ville moderne, les hommes sont coupés de la nature et de ses rythmes irréguliers et sont soumis au temps régulier de l’usine et de la valorisation du capital. C’est ce qu’a récemment montré le géographe marxiste Andreas Malm. Par exemple, dans L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital (La Fabrique, 2017), il fait l’histoire de l’adoption, par les industriels anglais du textile, de l’énergie-vapeur, et il montre que si ces derniers ont abandonné l’énergie hydraulique pour adopter l’énergie-fossile, ce n’est pas parce que la première était plus coûteuse que la seconde, bien au contraire. S’ils ont adopté cette énergie, c’est plutôt parce qu’elle leur permettait de concentrer leurs usines dans de grands centres urbains et d’échapper à l’irrégularité de l’énergie hydraulique (le courant d’un fleuve est soumis à la fluctuation des saisons et aux aléas climatiques), ainsi qu’à la dispersion des ouvriers qu’elle implique (lorsqu’ils utilisaient l’énergie hydraulique, les industriels du textile étaient contraints, pour trouver des sites naturels favorables, d’installer leurs usines toujours plus loin à la campagne).

« Seulement guidés par le profit immédiat et privé, les entrepreneurs capitalistes sont incapables d’anticiper les “causes lointaines de leur action”. Autrement dit, la devise du capitaliste, c’est : “Après moi, le déluge !” »

Autrement dit, l’énergie-vapeur leur a permis de « reterritorialiser » la classe ouvrière dans les villes afin de disposer d’une armée de réserve lui permettant d’assurer sa domination sur des ouvriers soumis au rythme de l’horloge. Cette nécessité de s’extraire de la nature et de ses rythmes est, selon Andreas Malm, incluse dans l’essence du capitalisme tel qu’il a été analysé et compris par Marx et Engels. En effet, parce qu’il consiste en une course illimitée au profit, le capitalisme implique que le capital circule sans cesse et soit sans cesse réinvesti par l’entrepreneur. Il faut donc que le capital investi soit vite converti en marchandise puis en argent pour être à nouveau réinvesti. Dans le capitalisme, le temps, c’est de l’argent ! Or le temps naturel et concret est un temps irrégulier. Il faut donc créer un espace artificiel, déconnecté de l’espace naturel et au sein duquel le temps abstrait de l’horloge régnera en maître absolu. La condition d’existence de cet espace est, selon Andreas Malm, la combustion d’énergies fossiles (enfouies sous la terre, déconnectées de la géographie « vivante », endormies et pouvant être réanimées n’importe où et à volonté) et donc la production de dioxyde de carbone et le réchauffement climatique. Selon lui, Marx et Engels ont pressenti ce lien entre capitalisme, ville et combustibles fossiles.

La nécessité de la planification
Pour Marx et Engels, les hommes doivent planifier rationnellement leur production et tenter de régler consciemment les échanges organiques qu’ils entretiennent avec la nature. L’instrument de cette planification, c’est la science, qui doit être mise au service d’une inscription soutenable (c’est-à-dire qui rend possible le renouvellement des ressources) de la vie humaine dans la nature. En ce qui concerne le problème écologique qui a le plus préoccupé Marx et Engels, à savoir celui de la fertilité des sols et de la pollution des villes, les sciences naturelles doivent être mises au service d’un plan d’aménagement du territoire qui, en créant de petites unités d’habitation (inspirées de celles conçues par les socialistes qu’ils nommeront « utopiques »), supprimera la distinction entre ville et campagne. Certes, la pensée écologique de Marx et Engels est en un sens anthropocentrée, puisqu’elle a pour principal souci de rendre pérenne la manière dont les hommes transforment la nature pour en tirer les éléments de leur subsistance. C’est ce que leur ont reproché les partisans d’autres formes d’écologie. Cependant, sacraliser une nature que l’on opposerait à la société n’a pas de sens pour eux. Dans leur critique de Feuerbach et des feuerbachiens, ils ont en effet montré l’absurdité du culte romantique de la naturalité immédiate. Selon eux, il y a là quelque chose de profondément réactionnaire : le désir de revenir à une industrie précapitaliste idéalisée, désir qui est nécessairement provoqué par les ravages de l’industrie capitaliste. La grande ville industrielle polluée et la nature vierge fantasmée par le romantisme ne sont donc que les deux faces d’une même pièce.

Guillaume Méjat est philosophe. Il enseigne à Montbéliard.

Cause commune30 • septembre/octobre 2022