Par

Dans une perspective matérialiste, Marx et Engels récusent l’opposition entre nature et société ainsi que la supposée exception humaine, en insistant sur la continuité entre les formes du vivant.

marxDarwin.jpg

Friedrich Engels et Charles Darwin

Par-delà nature et société
La critique de l’opposition entre nature et société constitue chez Marx et Engels l’un des aspects essentiels de leur matérialisme. Dans Dialectique de la nature, Engels note : « Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures, de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement [...] plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre-nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. »

« L’homme et ses capacités historiques sont les produits d’une histoire de la nature. »

Dès leurs premiers textes, Marx et Engels critiquent l’opposition entre nature et société et ils voient en elle l’expression de l’idéalisme philosophique, qui est lui-même l’expression de la division entre travail manuel et travail intellectuel. L’idée d’une séparation et d’une opposition entre l’âme et le corps, la matière et la pensée, l’homme et la nature ne peut germer que dans l’esprit d’hommes qui vivent dans une société profondément divisée et qui appartiennent à̀ une classe d’intellectuels qui vivent en ville : l’idéalisme comme position philosophique est l’expression d’une vie bornée et mutilée, au sens où elle est en partie coupée de ses conditions naturelles d’existence et ne se développe que dans une seule direction. C’est sur ce point que Marx et Engels attaquent les jeunes-hégé́liens dans l’Idéologie allemande. Ainsi voient-ils dans l’idéalisme de Max Stirner l’expression de son mode de vie et de l’état de son corps : « [...] chez un maître d’école ou chez un écrivain fixé́ à̀ Berlin, dont l’activité se limite, d’une part, à un travail de forçat, d’autre part aux jouissances de l’esprit (dont l’univers s’étend de Moabit à̀ Köpenick…), dont les relations avec ce monde sont réduites au minimum à̀ cause d’une misérable situation, il est certes fatal, s’il éprouve le besoin de penser, que cette pensée prenne un tour aussi abstrait que l’individu lui-même. » Marx et Engels ne cesseront en effet de rappeler que l’être humain est un être naturel, une « partie de la nature », qui ne peut exister que si des conditions matérielles le lui permettent.

« Ce que nous appelons nature aujourd’hui est le produit de l’activité humaine et le rapport sensible que nous entretenons avec elle est médié par l’activité productive de générations d’êtres humains. »

Marx et Engels élaborent ce matérialisme en reprenant la critique que Ludwig Feuerbach fait de Hegel tout en critiquant Feuerbach à̀ son tour. Ils reprochent au matérialisme de Feuerbach de considérer la nature comme un donné́ et donc de reconduire l’opposition entre nature et société. Ils lui reprochent d’être trop abstrait en posant l’homme face à̀ la nature dans un rapport contemplatif. Feuerbach oublie que ce que nous appelons nature aujourd’hui est le produit de l’activité humaine et que le rapport sensible que nous entretenons avec elle est médié par l’activité productive de générations d’êtres humains. Ici, Marx et Engels substituent à la catégorie feuerbachienne de sensibilité celle de production : si l’homme et la nature sont bien dans un rapport de coappartenance essentielle, ce rapport s’exprime bien plutôt dans la catégorie de production que dans la catégorie de sensibilité. En effet, il est selon eux possible de dire que la nature est historique au sens où̀ elle est, comme nous venons de le voir, le produit de l’activité de générations d’êtres humains. Tout autant, l’histoire est naturelle au sens où̀ la capacité productive des êtres humains est le fruit de la complexion naturelle de l’espèce humaine, qui lui permet de régler consciemment son rapport à son environnement.

« L’être humain est un être naturel, une “partie de la nature”, qui ne peut exister que si des conditions matérielles le lui permettent. »

Une pensée de l’animal
Dans la perspective de cette analyse matérialiste de l’opposition entre nature et société s’élabore une pensée originale de l’animal. Au nom d’une critique de l’idéalisme philosophique, Engels critique l’idée d’une différence de nature entre l’homme et l’animal. Dans une lettre à Marx datée de 1858, Engels écrit : « Une chose est certaine : en faisant de la physiologie comparée, on se met à concevoir un mépris extrême pour la conception idéaliste qui situe l’homme bien au-dessus des autres animaux. À chaque pas, on met le nez sur une concordance de structure absolument parfaite entre l’homme et les autres mammifères ; pour les traits fondamentaux, cette concordance se vérifie avec tous les vertébrés, et même — de façon moins nette — chez des insectes, des crustacés, des vers plats, etc. »
Engels pense donc une continuité entre toutes les formes du vivant. Dans Dialectique de la nature, il critique l’idée d’une différence de nature entre l’intelligence animale et l’intelligence humaine. Certes, les hommes ont cet avantage sur les autres animaux de pouvoir transformer la nature de façon consciente, méthodique et préméditée. Cependant, il ne faudrait pas penser selon lui que les animaux sont dénués de capacités intellectuelles : « D’ailleurs, il va de soi qu’il ne nous vient pas à l’idée de dénier aux animaux la possibilité d’agir de façon méthodique, préméditée. Au contraire. Un mode d’action méthodique existe déjà en germe partout où̀ du protoplasme, de l’albumine vivante existent et réagissent, c’est-à̀-dire exécutent des mouvements déterminés, si simples soient-ils, comme suite à des excitations externes déterminées. Une telle réaction a lieu là où̀ il n’existe même pas encore de cellule, et bien moins encore de cellule nerveuse. La façon dont les plantes insectivores capturent leur proie apparaît également, dans une certaine mesure, méthodique, bien qu’absolument inconsciente. Chez les animaux, la capacité d’agir de façon consciente, méthodique, se développe à mesure que se développe le système nerveux, et, chez les mammifères, elle atteint un niveau déjà élevé. Dans la chasse à courre au renard, telle qu’on la pratique en Angleterre, on peut observer chaque jour avec quelle précision le renard sait mettre à profit sa grande connaissance des lieux pour échapper à̀ ses poursuivants, et combien il connaît et utilise bien tous les avantages de terrain qui interrompent la piste. » Il y a donc une continuité entre l’intelligence des formes inférieures du vivant et l’intelligence humaine et, si cette dernière diffère qualitativement de celle des animaux (puisqu’elle seule est consciente), cette différence peut être comprise comme provenant d’un saut qualitatif à partir de variations quantitatives. Il faut noter en passant que, dans le texte que l’on vient de lire, l’évocation de la chasse à̀ courre au renard n’est pas anodine. En effet, pendant sa pratique assidue de la chasse au renard, Engels a pu effectuer des observations éthologiques qui ont très certainement contribué́ à̀ renforcer son intérêt pour les théories de l’évolution du vivant. La chasse à courre qu’il pratiquait est une chasse de pistage, c’est-à̀-dire une chasse qui implique de se mettre dans la peau de l’animal pour reconstituer son itinéraire de fuite. Il serait d’ailleurs intéressant de rapprocher les remarques de Engels de l’ouvrage récent de Charles Stépanoff L’Animal et la mort (La Découverte, 2021). À partir d’une enquête de terrain sur les différentes pratiques de chasse, cet anthropologue spécialiste des peuples sibériens met en lumière le fait que, comme les sociétés traditionnelles de chasseurs-cueilleurs, les chasseurs des campagnes françaises ont accumulé́ des savoirs éthologiques au moment même où̀ les savants des villes continuaient à̀ penser le comportement animal comme étant purement mécanique. Quoi qu’il en soit de ce sujet sensible qu’est la chasse, on comprend pourquoi Engels (et Marx avec lui, évidemment) a été très enthousiaste à̀ la lecture de Darwin.

La lecture de Darwin
Engels lit L’Origine des espèces dès sa parution en 1859 et il en conseille la lecture à̀ Marx. Tous deux souhaiteront faire de la théorie de Darwin la « base de la lutte historique des classes » (Marx à Lassalle). Autrement dit, ils considèrent que Darwin a fait, à̀ propos de l’histoire de la nature, ce qu’ils ont fait à̀ propos de l’histoire des sociétés, et que leur matérialisme historique pourra être achevé lorsqu’ils auront effectué́ la synthèse de leurs propres travaux et de ceux de Darwin. Cependant, très rapidement, leur rapport à̀ la théorie darwinienne devient très problématique, certainement sous l’influence du développement du darwinisme social. Ce qu’ils reprochent à̀ la théorie darwinienne, c’est d’avoir fait de la lutte pour la survie l’opérateur de la sélection naturelle. Selon eux, il y a là̀ une opération idéologique : Darwin projetterait dans la nature la logique concurrentielle du marché́, ce qui lui permettrait en retour de naturaliser la forme de société à laquelle il appartient, c’est-à̀-dire la société bourgeoise. C’est pourquoi ils chercheront ailleurs l’opérateur de la sélection naturelle et c’est également pourquoi on peut considérer que, dans « Le rô̂le de la transformation du singe en homme » (Dialectique de la nature), Engels retombe dans le lamarckisme en faisant de la station debout et de la libération de la main, non plus le fruit de la sélection naturelle comme le pensait Darwin, mais le produit du travail et d’une tendance à s’adapter à̀ l’environnement. Autrement dit, faute de pouvoir fonder la sélection naturelle sur autre chose que la lutte pour la survie, Engels s’en passe et perd par là ce qu’il pensait gagner avec le darwinisme : l’idée d’une histoire naturelle qui n’est pas téléologique puisqu’elle s’opère par un mécanisme qui sélectionne des variations dues au hasard. Cependant, Marx et Engels n’abandonneront jamais leur idée de fonder leur matérialisme sur celui de Darwin et ils retiendront de lui l’idée selon laquelle l’homme et ses capacités historiques sont les produits d’une histoire de la nature.

Guillaume Méjat est philosophe. Il enseigne à Montbéliard.

Cause commune29 • été 2022