Les travailleurs semblent s’éparpiller, mais le capital se concentre indirectement ou sournoisement. Quelles conséquences sur les classes sociales et sur la conscience de classe ?
Dans le numéro 47 de la Revue du Projet (http://projet.pcf.fr/70957), Florian Gulli et Jean Quétier revenaient sur la distinction « classe en soi » et « classe pour soi » à partir d’un extrait de Misère de la philosophie de Marx (ouvrage publié dès 1847). Ils notaient alors le rôle de l’agglomération de travailleurs dans la grande industrie comme un facteur permettant aux ouvriers d’accéder à la conscience de classe.
La concentration du capital et la réunion de milliers d’ouvriers partageant une condition commune dans la même usine devaient créer un contexte favorable à cette prise de conscience. Contexte sur lequel purent s’appuyer les communistes pour mener le travail à l’entreprise au moyen des sections et cellules d’entreprise. Ceci était d’autant plus favorable que la figure patronale y était plus présente, permettant non seulement aux travailleurs de prendre conscience de leurs intérêts de classe propres, mais aussi de leur opposition à ceux de la bourgeoisie dont la présence était plus marquée dans et autour du lieu de travail.
« La multitude de PME et de TPE qui empêcheraient des mesures sociales trop ambitieuses n’est en réalité qu’une conséquence de l’organisation du capital, et paradoxalement de sa concentration. »
Aujourd’hui, les statuts des salariés sont divisés (CDI, CDD, intérim, contrats spéciaux de toute sorte) et les rémunérations individualisées – quand on ne feint pas un intérêt commun avec les propriétaires à base d’intéressement, de participation et d’épargne d’entreprise. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est plus particulièrement comment l’organisation des entreprises, ou plutôt des « sociétés » (qui sont le support juridique de l’entreprise pour organiser le capital), contribue à éclater les collectivités de travail. Et comment elle les éclate artificiellement, car le capital continue quant à lui d’être toujours plus concentré. Ces nouvelles organisations sont de deux ordres, soit l’entreprise peut être éclatée en différentes sociétés contrôlées par un même groupe d’actionnaires ou d’associés, soit elle peut être démantelée par des externalisations qui créent des réseaux de sociétés non possédées mais en partie contrôlées par les monopoles. Les deux figurent se combinent largement, masquant d’autant mieux les centres de pouvoir réel.
L’entreprise éclatée en sociétés
Plusieurs mécanismes juridico-économiques permettent de scinder le capital pour diviser les unités juridiques, et les collectifs de travail qui y sont employés. Tout d’abord, il faut rappeler que « entreprise » est un terme extrêmement flou qui recouvre des réalités diverses. Une entreprise peut se diviser en établissements, qui eux-mêmes peuvent se diviser en sites. L’entreprise peut elle-même appartenir à un ensemble plus grand ou avoir à elle seule une dimension internationale. Dans une même entreprise, la distance entre les travailleurs et les dirigeants, et a fortiori les détenteurs du capital, peut être immense.
Le premier moyen d’éclatement consiste tout simplement dans le fait, pour un groupe d’associés ou d’actionnaires, de créer plusieurs sociétés pour une même activité. L’avantage est double. Le découpage permet de valoriser financièrement chaque pan de leur activité. En divisant le collectif de travail, on contourne les seuils sociaux au-delà desquels il est obligatoire de mettre en place certaines formes de représentation du personnel.
C’est pour lutter contre ce dernier phénomène, qui a un caractère frauduleux, que la Cour de cassation a développé la notion d’unité économique et sociale (UES). Si le découpage est artificiel et vise à passer outre aux obligations du code du travail, le juge peut donc restituer l’entreprise « dans sa vérité » et le collectif de travail « dans sa plénitude », pour citer l’ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, Pierre Sargos.
« Aujourd’hui, les statuts des salariés sont divisés (CDI, CDD, intérim, contrats spéciaux de toute sorte) et les rémunérations individualisées – quand on ne feint pas un intérêt commun avec les propriétaires à base d’intéressement, de participation et d’épargne d’entreprise. »
Cette technique s’est tellement banalisée, que, de catégorie pour lutter contre la fraude, elle est devenue une catégorie d’organisation des entreprises, reconnue directement par les employeurs ou par un accord collectif sans chercher à contourner les seuils sociaux. Il n’en demeure pas moins qu’au sein de l’UES, les salariés n’ont pas tous le même employeur – c’est-à-dire qu’ils ne travaillent pas tous pour la même société –, alors qu’ils ont bien une direction unique et que le capital des différentes sociétés est détenu par les mêmes personnes.
L’éclatement des unités juridiques peut aussi être le fruit d’une politique de filialisation. Il s’agit, dans ce cas, de diviser le capital d’une société existante ou d’acquérir le contrôle du capital d’une autre société en formant des filiales. On a alors une société-mère, qui contrôle l’ensemble des sociétés, et plusieurs sociétés-filles ou filiales qui, ensemble forment un groupe.
Aujourd’hui, deux tiers des salariés travaillent pour une société appartenant à un groupe. Bien souvent ils ne connaissent que la société qui les a embauchés, alors que les décisions qui concernent l’ensemble des travailleurs du groupe sont prises au niveau de la société-mère. Celle-ci n’a pas nécessairement de salariés ou alors uniquement pour les fonctions supports (services juridiques, ressources humaines, comptables).
« Plusieurs mécanismes juridico-économiques permettent de scinder le capital pour diviser les unités juridiques, et les collectifs de travail qui y sont employés. »
Ces mécanismes sont possibles car toute société dispose de la personnalité morale ou juridique. Ce qui fait qu’on l’assimile, en droit, à une personne physique. Elle peut donc disposer d’un patrimoine et acquérir les parts sociales ou les actions d’une autre société et en prendre le contrôle. Cela permet encore une fois une meilleure valorisation sur les marchés et auprès d’éventuels investisseurs de chaque pan de l’activité du groupe. Une dernière méthode – l’externalisation – semble rompre le lien avec les détenteurs du capital .
L’entreprise démantelée en réseaux
Il y a externalisation lorsque les dirigeants d’une société confient une part de l’activité à une autre société qui n’est pas détenue par la première. Il peut aussi s’agir d’un appel à une société extérieure pour développer une nouvelle activité. Se constitue alors entre elles un rapport de sous-traitance, la première est le donneur d’ordre et la seconde le preneur d’ordre ou sous-traitant.
Dans cette configuration, le sous-traitant apparaît comme une entreprise autonome. La société en question a ses propres actionnaires ou associés, son propre capital et gère indépendamment son affaire. Or, depuis les années 1980, on observe une augmentation du recours à la sous-traitance, une intensification de celui-ci – c’est-à-dire la part de la sous-traitance dans le chiffre d’affaires de la société – et le développement de relations de contrôle des donneurs d’ordre dans la gestion des sociétés sous-traitées.
On parle ici d’un mode d’organisation qui concerne actuellement un quart des salariés. Là encore, ceux-ci connaissent la société qui les emploie mais pas nécessairement le ou les donneurs d’ordre ni le degré de contrôle qu’ils exercent sur leur employeur.
Ce mécanisme peut tout à fait se combiner avec ceux précédemment évoqués. C’est même tout à fait courant. L’on n’a qu’à penser au secteur automobile avec ces grands groupes réunissant pléthore de filiales qui recourent elles-mêmes à des sous-traitants. On pourrait également évoquer d’autres types de réseaux comme les franchises.
Remèdes ?
À l’étude de ces formes d’organisation, on voit déjà que la concentration du capital n’appartient pas au passé. La dispersion des collectifs de travail résulte pour partie de l’éclatement des structures employeuses. La multitude de PME et de TPE qui empêcheraient des mesures sociales trop ambitieuses n’est en réalité qu’une conséquence de l’organisation du capital, et paradoxalement de sa concentration. La technique juridique y contribue largement en n’envisageant l’entreprise qu’au prisme d’unités légales plutôt qu’à travers la concentration des titres de propriétés sur le capital des sociétés et des rapports de pouvoir entre elles. Il y a donc certainement un travail de démystification à réaliser, pour montrer que les intérêts des travailleurs d’un même groupe ou d’un même réseau sont similaires et que leur défense se fait face au même centre de décision. Mais c’est une tâche besogneuse dans ces entreprises dont la taille complique l’émergence d’une conscience de classe et où l’implantation syndicale est rare.
Dorian Mellot est docteur en droit privé. Il est membre du comité de rédaction de Cause commune.
La classe capitaliste
La lutte des classes se fonde sur un antagonisme puissant entre groupes sociaux aux intérêts fondamentalement opposés. À ce sujet, aucun article n’étant directement consacré à la classe capitaliste dans notre dossier, nous renvoyons nos lecteurs vers : « Classe dominante. Qui est-elle ? Comment la renverser ? », Cause commune n°1, et « Les Cinq Cents Familles », Cause commune, n° 28, disponibles en ligne (https://assets.nationbuilder.com/pcf/pages/1510/attachments/original/1503644336/cause-commune-01.pdf?1503644336 et https://assets.nationbuilder.com/pcf/pages/13987/attachments/original/1648492360/CauseCom-N28-web.pdf?1648492360).
Dans le numéro 1 figure un important article du regretté Lucien Sève intitulé : « La classe dominante : éléments de définition » , dont sont extraites les citations ci-dessous :
« Aujourd’hui, plus encore qu’hier, la domination de classe tend à s’exercer dans tous les domaines de la vie sociale. Elle est en premier domination économique : la classe qui possède comme bien privé les moyens de production sociale pouvant imposer ses conditions à celle qui produit sans posséder – c’est ce qu’on vit journellement avec les licenciements boursiers, le management toyotiste, l’ubérisation sauvage. Elle se redouble en domination politique, c’est-à-dire en influence dirigeante dans l’État et ses stratégies, plus largement dans tous les moyens de pouvoir, de la justice à l’école – ce qu’on vit par exemple avec le dépeçage du code du travail selon les exigences du MEDEF et l’élection d’un président de la République formé par la grande banque. Et elle se complète d’une domination idéologique, qui va de la possession des grands moyens d’information et d’expression des idées à l’imposition de ses façons de penser comme norme sociale – un exemple criant en est l’officialisation de la formule “le coût du travail”, qui substitue le langage de la comptabilité d’entreprise à la vérité des faits : le travail étant au contraire l’unique source sociale de la richesse, et spécialement celle des capitalistes. [...]
Dans l’ordre politique, bien des choses ont bougé depuis l’époque – celle de l’écrasement sanglant de la Commune de Paris – où Marx pouvait résumer le rôle de l’État de classe à sa fonction répressive, qui rendait mystificatrice toute autre idée de la révolution qu’insurrectionnelle. En développant les activités productives et en s’enracinant dans toute la vie sociale, la domination de la classe possédante se complexifie : le grand capital domine aussi d’autres couches bourgeoises et celle des actionnaires se surimpose à celle des gestionnaires, non sans de profondes tensions. L’État ne peut plus du tout être réduit à un instrument répressif de “la” classe dominante – bien que c’en soit toujours un aspect essentiel –, il est bien davantage un lieu spécifique de lutte des classes et fractions de classe, y compris des classes populaires, où s’élabore selon le rapport des forces la politique dominante. »
Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024