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La libre circulation des capitaux n’est pas nouvelle, elle constitue l’un des piliers essentiels de l’Union européenne et l’une des clés de compréhension de son modèle d’organisation économique.

.Aux côtés de la libre circulation des travailleurs, d’établissement et des services, la libre circulation des capitaux constitue l’une des libertés dites « fondamentales » de l’UE, protégée par le traité sur son fonctionnement. Prévue dès les premières étapes de la construction européenne, elle ne s’affirme que progressivement et ne trouvera pourtant qu’une concrétisation importante avec l’entrée en vigueur du traité de Maastricht. Au regard du droit primaire son principe est simple : « Toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites. » Les traités, outils quasi constitutionnels de l’UE, reconnaissent donc un caractère prééminent à la libre circulation des capitaux, qui s’impose aux États membres, mais également aux citoyens, aux associations et aux syndicats. Pour saisir toute la portée de cette norme juridique, il faut en expliciter, suivant la théorie marxiste du droit, les fondations comme les implications. L’importance prise par la libre circulation des capitaux dans les textes européens interroge directement le cœur de la construction européenne. Son affirmation actuelle souligne la direction prise par les cercles dirigeants de l’UE pour gérer la sortie de la crise du capitalisme.

Une traduction juridique du projet européen
L’UE ne peut se comprendre en dehors de son axe essentiel, le développement continental du capitalisme et l’organisation des forces productives à cette échelle. Passant par étapes d’une simple zone de libre-échange à un marché unique, la construction européenne atteint un degré d’intégration inconnu ailleurs, les économistes libéraux recherchant la constitution d’une « zone monétaire optimale en Europe ». Les grandes libertés de circulation constituent alors la traduction juridique de ce projet. Favoriser la circulation du capital entre les différents États européens doit permettre, dans la perspective défendue par l’UE, de développer le marché à l’échelle européenne. D’un point de vue institutionnel, la libre circulation des capitaux bénéficie d’un poids décisif, permettant de faire reculer drastiquement le contrôle administratif, social et politique de ces flux. La cour de justice de l’UE s’oppose ainsi aux mesures publiques réclamant une autorisation préalable à la réalisation d’investissements, les juges européens allant même jusqu’à sanctionner les mesures visant à limiter la « libéralisation complète de certains mouvements de capitaux ». La protection juridique de la libre circulation des capitaux s’affirme alors clairement comme un moyen de faciliter la maîtrise et l’usage des richesses créées par les travailleurs. Elle constitue dès lors un outil central de l’intensification de l’expropriation de ceux-ci. Surtout, la place occupée par la libre circulation des capitaux renseigne sur la nature même de l’UE. Les élites européennes prétendent régulièrement vouloir mettre en place une convergence entre les différents États membres, une circulation de l’épargne comme assurance d’un développement commun et harmonieux.

« Face à l’impasse des politiques économiques menées, l’UE entend désormais utiliser le levier du renforcement de la libre circulation des capitaux en Europe comme un moyen de relever les niveaux de production économique, particulièrement suite au Brexit. »

Pourtant, la réalité actuelle de l’Union est fondamentalement différente, de réelles divergences existent. Les niveaux d’investissements varient de près de 30 % entre deux États industriels comme l’Italie et l’Allemagne. Les taux officiels de chômage atteignent également de fortes disparités, près de 20 % de différence entre l’Allemagne et la Grèce. La différence même de PIB réel (prenant en compte l’inflation) atteint près de 40 % entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne d’une part, et la Grèce d’autre part.
Ces chiffres bruts doivent-ils être vus comme un « échec » de la construction européenne ? Du point de vue des conditions de vie de la population et de l’intérêt des travailleurs, sans aucun doute. Ils sont néanmoins directement nécessaires à l’intensification des échanges au sein d’un même marché unique. La visée d’une organisation de la production à l’échelle continentale fondée sur la mobilité notamment des travailleurs vise, par exemple, à attirer les ouvriers les plus qualifiés des pays du sud et de l’est de l’Europe vers l’Allemagne, la France ou la Grande-Bretagne. De la même manière, l’excédent d’épargne de certains pays du nord de l’Europe doit pouvoir s’écouler dans des pays en disposant moins. C’est bien ici que réside la domination interne à l’UE de certains États sur d’autres, et non pas sur des critères « moraux » ou « culturels », comme l’ont avancé certains conservateurs principalement issus des pays anglo-saxons.

L’Union des marchés et des capitaux, un nouveau levier
Le lancement du processus dit d’« union des marchés des capitaux » s’inscrit dans la priorité première affichée par la commission Juncker : l’achèvement définitif de l’union économique et monétaire. Cet engagement ne saurait être minoré ni réduit à des considérations purement institutionnelles. De l’aveu même du rapport des cinq présidents de 2015, il s’agit d’un projet politique de grande ampleur, le rapport indiquant en effet ceci : « L’euro n’était pas seulement une monnaie, mais un projet politique et économique. » La commission présente la nécessité de construire l’union des marchés de capitaux à l’horizon 2019 afin de « faciliter le financement des PME », de « baisser le coût du capital », de « renforcer le financement transnational ». Pourtant, c’est un tout autre enjeu qui structure la relance de la libre circulation dans l’UE : face au manque de croissance, depuis les années 2000, il est au cœur des réflexions européennes et s’est encore renforcé à l’occasion de la crise du capitalisme qui s’est soldée par un niveau historiquement bas d’investissements en 2009 (les prêts bancaires aux entreprises avaient, par exemple, baissé de près de 12 %).

« La cour de justice de l’UE s’oppose aux mesures publiques réclamant une autorisation préalable à la réalisation d’investissements, les juges européens allant même jusqu’à sanctionner les mesures visant à limiter la “libéralisation complète de certains mouvements de capitaux”. »

Face à l’impasse des politiques économiques menées, l’UE entend désormais utiliser le levier du renforcement de la libre circulation des capitaux en Europe comme un moyen de relever les niveaux de production économique, particulièrement suite au Brexit. Arguant de la volonté de limiter la « dépendance au crédit bancaire », la commission propose notamment de diversifier les sources de financement, faisant appel au shadow-banking – les branches du système bancaire qui échappent à toute régulation, comme les fonds de pension –, aux fonds privés, avec le renforcement du capital-risque, ou encore le développement des « placements privés ». Ces premiers outils de libéralisation de la finance à l’intérieur de l’UE se doublent d’une volonté d’intensifier la libéralisation internationale des marchés financiers à travers les accords bilatéraux passés par l’Union européenne. Si elle n’est pas surprenante, la direction actuellement suivie par l’UE induit des conséquences graves. Elle conduira à renforcer encore la spéculation, la volatilité du capital et les risques de crise financière. Elle fragilisera certains pays en voie de développement qui perdront la maîtrise sur les flux de capitaux. Elle renforcera enfin la transition des modèles de retraite, favorisant ceux fondés sur l’épargne privée.
À l’approche des élections européennes, ces éléments soulignent une fois encore combien l’UE ne constitue pas, nonobstant les discours tenus par Emmanuel Macron, une « Europe qui protège », mais bien un instrument au service des marchés financiers. Les peuples d’Europe méritent des coopérations économiques radicalement différentes, au service de leur développement commun.

Alexis Coskun est juriste. Il est docteur en droit européen de l'université de Strasbourg.

Cause commune n°9 • janvier/février 2019