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Plaider en faveur de la légitimité historique d'Octobre 1917 et de l’abolition subséquente du capitalisme va aujourd’hui à l'encontre de l'historiographie dominante. Il va de soi que « légitimité » ne signifie pas « inévitabilité ». Rien dans l'histoire d'un peuple n'est inévitable. Il y a toujours des voies de développement alternatives, surtout en période de crise révolutionnaire. Mais la voie
libérale-démocratique n'était pas praticable pour la société russe.
par Mark-David Mandel

Que signifie « légitimité historique » ?
Cela signifie avant tout qu’Octobre n’était pas un acte arbitraire organisé dans le dos de la société par un groupe d’idéologues marxistes voulant mener une « expérience socialiste ». Un projet de document sur l’enseignement de l’histoire commandité par le gouvernement russe actuel parle de « la Grande Révolution russe de 1917 » et de « l’expérience soviétique » entamée en octobre 1917 […] comme des « événements parmi les plus importants du XXe siècle ». La révolution de Février est qualifiée de « grande », mais Octobre est réduit à une « expérience » qui aurait détourné la Russie de son développement naturel, sous-entendu la démocratie capitaliste.

« Le facteur décisif dans le développement autoritaire du régime soviétique a été la dispersion de la classe ouvrière, déjà très minoritaire dans ce pays largement paysan, qui s’est produite étonnamment vite dans les tout premiers mois après Octobre. »

Or, suite à mes propres recherches, je conclus qu’Octobre était bien une révolution populaire. Les travailleurs et les paysans voulaient sauver la révolution démocratique de février de la contre-révolution des classes possédantes. Et puisque la révolution d’Octobre était menée contre ces classes et dirigée par le mouvement ouvrier, sa dynamique a conduit à la suppression du capitalisme. Il n’y a pas de démocratie capitaliste si la bourgeoisie considère que les libertés démocratiques menacent sa domination. Or la bourgeoisie russe et, plus encore, la noblesse craignaient de ne plus disposer de l’appareil répressif de l’autocratie dans leur face-à-face avec les classes laborieuses – les travailleurs et les paysans. La société russe était profondément polarisée. Cette situation avait des racines profondes et ce ne sont pas les bolcheviks qui l’ont créée en octobre 1917. « Nous sommes accusés de semer la guerre civile », déclarait un ouvrier bolchevique à la conférence des délégués des ouvriers et des soldats du premier district municipal de Petrograd en mai 1918. « Il y a ici une grosse erreur, sinon un mensonge... Les intérêts de classe ne sont pas créés par nous. Ils existent dans la vie, c’est un fait. »

Réformes sociales et atermoiements de la bourgeoisie
La peur du peuple était telle que même les éléments les plus radicaux des classes possédantes n’avaient mené qu’une opposition lâche et fondamentalement impuissante à l’autocratie. Ainsi en février 1917, lorsque les ouvriers de Petrograd, appuyés par la garnison, ont renversé l’autocratie, on aurait pu croire que les possédants saluaient la révolution mais ils étaient profondément inquiets. Les classes possédantes avaient bien trop peur des masses populaires pour pouvoir supporter une démocratie libérale. Avaient-elles quelque chose à craindre ? L’aristocratie terrienne, oui, sans aucun doute : la réforme agraire voulue par les paysans mettrait fin à leur existence en tant que classe. De même, la bourgeoisie ne pouvait rester indifférente à la perspective d’une réforme agraire sans compensation, qui violerait la sacro-sainte propriété privée. En outre, une partie très importante des terres était hypothéquée auprès des banques, ce qui rapprochait les deux classes de possédants.
Pourtant, en février 1917, les travailleurs, y compris les bolcheviks, n’avaient pas l’intention de renverser le capitalisme. Les objectifs populaires étaient : une république démocratique ; une paix démocratique et juste ; les huit heures ; la réforme agraire. Les deux derniers objectifs étaient évidemment sociaux. Un des agitateurs du soviet de Petrograd en mars 1917 l’affirmait : « Les travailleurs ne peuvent pas obtenir la liberté sans l’utiliser dans le même temps pour alléger leur fardeau, lutter contre le capital. » Au lendemain de la révolution de Février, les ouvriers ont obtenu les huit heures, purgé les usines des dirigeants les plus odieux, demandé des hausses de salaire, cherché à élire des comités d’usine permanents pour les représenter face aux directions, obtenu un droit de regard de ces comités sur le règlement de travail, l’embauche, le licenciement.

« Le parti bolchevique de 1917 était la chair de la chair de la classe ouvrière. C’est le secret de son succès. »

C’était beaucoup, surtout pour la Russie. Mais les travailleurs ne pensaient pas ainsi menacer le capitalisme. Et les représentants les plus éclairés de la bourgeoisie le comprenaient. En mars 1917, Nikolaï Nekrasov, ministre des Chemins de fer, tentait de calmer les craintes : « Il ne faut pas craindre l’apparition d’éléments sociaux. Il faut plutôt s’efforcer de diriger ces éléments dans la bonne direction… Ce que nous devons atteindre n’est pas la révolution sociale, mais l’évitement de la révolution sociale par la réforme sociale. »
Au début, les industriels semblaient vouloir suivre ce conseil. Mais leurs concessions étaient temporaires, ils voulaient les reprendre dès que possible. Quelques semaines seulement après la révolution, la presse bourgeoise (non socialiste) commença à dénoncer les « demandes excessives » des travailleurs et la menace qu’elles constituaient pour les vaillants soldats dans les tranchées. Comme c’était l’alliance ouvriers-soldats qui avait rendu la révolution possible, les travailleurs ont immédiatement perçu une tentative de division. Ils ont commencé à soupçonner une grève patronale (lockout) cachée, arme favorite des patrons avant la révolution. Des lock-out à Saint-Pétersbourg avaient porté un coup décisif à la première révolution russe, en 1905.

La bourgeoisie crée elle-même le chaos
Les soupçons des travailleurs se sont accrus quand ils ont vu le gouvernement provisoire refuser d’adopter des mesures sérieuses contre le chaos économique croissant. Ainsi, à partir de la fin du printemps de 1917, une majorité des travailleurs de la capitale se sont convaincus que la bourgeoisie faisait un lock-out caché. Face à la menace de l’effondrement économique et du chômage de masse, ils essayèrent d’imposer leur contrôle sur la documentation des entreprises, afin de vérifier les causes invoquées pour les problèmes de production. Mais ils se rendirent compte qu’un tel contrôle était vain tant que la bourgeoisie aurait de l’influence au gouvernement. Ce n’est donc pas un hasard si la première assemblée importante de représentants des travailleurs de la capitale à voter pour le transfert du pouvoir aux soviets fut la conférence des comités d’usine, au début du mois de juin.

Transférer le pouvoir aux soviets pour éviter la contre-révolution
Transférer le pouvoir aux soviets, pour les travailleurs, signifiait éliminer l’influence des classes possédantes sur la politique de l’État. Ils étaient de plus en plus convaincus que ces classes étaient contraintes à la contre-révolution. Le gouvernement provisoire était une coalition de représentants de ces classes avec les socialistes modérés. Pendant les huit mois de son existence, il n’avait pas réussi à réaliser un seul des objectifs des classes populaires dans la révolution de Février. Au lieu de cela, pressé par les Alliés, il lançait en juin une nouvelle offensive, rejetait la régulation économique et s’opposait au contrôle ouvrier. De plus, fin août, avec le soutien à peine caché de ces membres libéraux et du Premier ministre, une conspiration militaire, visant à supprimer les organisations populaires, les soviets en premier lieu, a été déjouée par la mobilisation des travailleurs de la capitale.
Les travailleurs russes ont pleinement soutenu l’insurrection d’Octobre et le transfert du pouvoir aux soviets. Supprimer toute influence des classes possédantes sur le gouvernement était pour eux la seule possibilité d’éviter une contre-révolution et de réaliser la promesse de février. Ils ne s’attendaient pas à des miracles. Ils ont vu que l’effondrement industriel et la faim approchaient. Et les bolcheviks n’ont pas promis de miracles.

« La classe ouvrière urbaine avait été l’avant-garde de la lutte pour la démocratie. Peu de temps après Octobre, elle a pratiquement cessé d’exister en tant que force politique indépendante. »

Dans la capitale russe, les travailleurs, surtout les bolcheviks, comprenaient qu’ils auraient face à eux non seulement les classes possédantes, mais aussi la plupart de l’intelligentsia, à quelques exceptions près. Mais au moins le transfert du pouvoir aux soviets offrait une chance de sauver la révolution. Avec l’espoir que l’exemple russe inspirerait les révolutions dans d’autres pays, qui viendraient ensuite à l’aide à leur tour.
Alors que les bolcheviks sont souvent condamnés pour avoir organisé l’insurrection et déclenché une guerre civile, ils méritent plutôt d’être cités en exemple pour cela ! En tant que parti ouvrier, ils ont honnêtement accompli leur devoir – ils n’ont pas abandonné les gens au moment critique.
En revanche, les mencheviks de gauche – alors qu’ils partageaient le point de vue des bolcheviks sur les projets contre-révolutionnaires des possédants – sont restés à l’écart, parce qu’ils ne croyaient pas qu’un gouvernement basé uniquement sur les soviets, c’est-à-dire sur les travailleurs et les paysans, sans participation des couches intermédiaires de la société, serait viable. Or ces couches intermédiaires, et surtout l’intelligentsia, avaient choisi le camp de la bourgeoisie, ou essayaient vainement de se tenir au-dessus de la mêlée. Quant aux mencheviks et au Parti socialiste révolutionnaire (SR) de droite, ils persistaient à vouloir inclure au pouvoir des représentants de la bourgeoisie : « C’est une révolution démocratique bourgeoise, disaient-ils, la seule possible dans la Russie arriérée » – tout en fermant les yeux sur la contre-révolution.

La légende du coup d’État bolchevique
Ceux qui considèrent les bolcheviks comme un groupe d’idéologues et d’usurpateurs ont du mal à expliquer comment un tel groupe, sans aucune expérience de gouvernement, sans le soutien de la majorité de la société éduquée, sans armée (au moins pendant plusieurs mois), a pu tenir le pouvoir contre les classes possédantes de Russie et d’ailleurs. En fait, le parti bolchevique de 1917 était la chair de la chair de la classe ouvrière. C’est le secret de son succès. On est très loin de l’image ultérieure d’un « parti léniniste » autoritaire et hiérarchique, de révolutionnaires professionnels. Dans ce cas, il n’y aurait jamais eu de seconde révolution. Seule la pression des couches inférieures et intermédiaires du parti a forcé la majorité réticente du comité central à agir en octobre. Ce même comité central qui était allé jusqu’à brûler les lettres de Lénine exigeant la préparation de l’insurrection !
En octobre, les trois quarts des quarante mille adhérents du parti bolchevique à Saint-Pétersbourg étaient des ouvriers. Les comités de district et de ville étaient en grande majorité ouvriers. Et ces ouvriers formaient la partie active, politiquement consciente et déterminée de la classe ouvrière. Ils ont osé prendre la direction de la révolution, en sachant que les chances de victoire étaient minces. Ils avaient avant tout un fort sens de leur dignité – humaine et de classe – et étaient déterminés à ne pas céder sans combattre.

« Octobre était bien une révolution populaire. Les travailleurs et les paysans voulaient sauver la révolution démocratique de février de la contre-révolution des classes possédantes. »

C’est à ces bolcheviks que Lénine a fait appel en octobre contre la majorité du comité central du parti. Ce dernier préférait attendre l’élection de l’assemblée constituante, comme si cette assemblée pouvait guérir magiquement la société russe de sa division profonde. Le putsch de Kornilov à la fin août 1917 (pour lequel le parti constitutionnel démocratique (KD), hégémonique parmi les classes possédantes en 1917, ne cachait pas sa sympathie) a démontré clairement le genre de régime que celles-ci désiraient. On dit souvent que les racines du totalitarisme stalinien étaient déjà présentes dans la conception « léniniste » du parti. Mais le parti en 1917 était une organisation ouverte et démocratique. Ainsi les bolcheviks de la capitale ont plus d’une fois rejeté les positions adoptées par le comité central et soutenues par Lénine.
Pour ce qui concerne les tendances totalitaires, il suffit de rappeler le soutien unanime des bolcheviks de Petrograd, au lendemain de l’insurrection, à la formation d’une coalition allant des bolcheviks aux socialistes populaires. Si cette coalition n’a pas été formée, c’est parce que les socialistes modérés ont rejeté le principe d’un gouvernement responsable devant les soviets, sans représentants des classes possédantes, et voulu que les bolcheviks soient minoritaires au gouvernement, alors qu’ils avaient la majorité au congrès des soviets.
Malgré cela, les mencheviks et les SR, dès les premiers jours du gouvernement soviétique, ont qualifié celui-ci de « dictature bolchevique ». En réalité, l’organisation bolchevique dans la capitale a presque disparu dans l’année suivant Octobre. Les travailleurs politiquement actifs – la plupart étaient organisés dans le parti bolchevique – ont estimé que, les gens ayant pris le pouvoir, il fallait en priorité travailler dans les soviets, dans les administrations économiques, et organiser l’Armée rouge. Ce n’était clairement pas le comportement d’un parti voué à établir son pouvoir totalitaire.

Ne pas faire de l’histoire à rebours
Il est toujours tentant de lire l’histoire à rebours, dans ce cas, du régime totalitaire de Staline à l’insurrection d’octobre, voire à la brochure de Lénine, Que faire ?. Le stalinisme, évidemment, n’est pas sorti de nulle part. Mais si le parti, dès la guerre civile, a remplacé les soviets comme véritable centre du pouvoir, la cause réside dans les conditions sociales et politiques de cette période, et pas dans une sorte d’ADN idéologique du parti bolchevique.
Victor Serge, un anarchiste belge arrivé à Petrograd en 1919, est rapidement devenu un partisan du gouvernement soviétique (après la guerre civile, il fut actif dans l’opposition au stalinisme). Voici ce qu’il écrivait en 1920 : « La suppression des soi-disant libertés ; la dictature soutenue si nécessaire par la terreur ; la création d’une armée ; la centralisation pour cause de guerre de l’industrie, de l’approvisionnement et de l’administration (d’où le contrôle de l’État et la bureaucratie) ; et enfin la dictature d’un parti. Dans cette chaîne redoutable de nécessités, il n’y a pas un seul lien qui n’est pas rigoureusement conditionné par celui qui le précède et qui ne conditionne pas à son tour celui qui lui succède. »
Victor Serge a reconnu qu’un tel état pourrait générer des intérêts puissants qui tendraient à le maintenir même quand la menace de la contre-révolution aurait disparu. Il appelait à la vigilance et espérait que la révolution dans les pays développés ne serait pas aussi difficile qu’en Russie. En même temps, il a reconnu que, dans la lutte éventuelle contre le pouvoir de la bureaucratie, « les communistes devront se baser sur une activité profondément révolutionnaire qui sera longue et difficile ».

Trouver la force d’une révolution contre la bureaucratie
Ces mots de Victor Serge entrent en écho avec ceux d’un ouvrier bolchevique lors d’une conférence des comités d’usine à Petrograd en janvier 1918. La situation industrielle était catastrophique. Les délégués à la conférence étaient unanimes sur la nécessité de centraliser l’autorité économique afin que les ressources limitées puissent être réparties de manière rationnelle selon les besoins les plus urgents. Le soviet économique venait d’être créé, et la conférence devait envisager des règlements afin que ses ordres soient contraignants pour les comités d’usine. Un délégué anarchiste a proposé un amendement : les ordonnances seraient contraignantes, sauf dans les cas où l’ordre contredirait les intérêts de la classe ouvrière. Le président du présidium, un travailleur bolchevique, a répondu : « Nous avons pensé insérer cette réserve. Mais nous ne l’avons pas fait, en nous disant que le sovnarkhoz (conseil économique) n’est pas un organe créé par la bureaucratie, il n’est pas nommé d’en haut, nous l’avons choisi nous-mêmes, nous pouvons le rappeler et il est composé de personnes que nous pouvons révoquer... Le sovnarkhoz est un organe de classe, basé sur le prolétariat et les paysans les plus pauvres. Il ne nous semble guère nécessaire d’exprimer ce genre de manque de confiance en eux… Je pense que seul un anarchiste pourrait proposer un tel amendement, car ils rejettent toute sorte de direction... [Mais] si ces organes se séparent réellement des masses, alors, bien sûr, nous devrons présenter un tel amendement. Et ce ne sera pas suffisant – nous devrons renverser ces organes et peut-être faire une nouvelle révolution. Mais il nous semble que, pour l’instant, le soviet des commissaires du peuple est notre soviet. »
Ce que Victor Serge et ces travailleurs craignaient se produisit. Mais au moment de faire une nouvelle révolution, la classe ouvrière, qui en avait déjà mené trois, n’a pas trouvé la force d’en faire une quatrième. Sans aucun doute, le facteur décisif dans le développement autoritaire du régime soviétique a été la dispersion de la classe ouvrière, déjà très minoritaire dans ce pays largement paysan, qui s’est produite étonnamment vite dans les tout premiers mois après Octobre. Pendant un quart de siècle, la classe ouvrière urbaine avait été l’avant-garde de la lutte pour la démocratie. Peu de temps après Octobre, elle a pratiquement cessé d’exister en tant que force politique indépendante. Le parti communiste prétendait la représenter. Au moins dans les premières années, il en organisait les meilleures forces. Mais le parti ne pouvait se substituer à la classe sociale en tant que force sociopolitique active, capable d’exercer un contrôle effectif sur l’État qu’elle avait créé. l

Mark-David Mandel est professeur de science politique à l’université du Québec.

Cause commune n° 10 • mars/avril 2019