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Le processus d’occultation de la peine de mort s’enracine avant le XIXe siècle, au cours de la période révolutionnaire pourtant considérée comme l’acmé de la guillotine.

Le 17 septembre 1981, le garde des Sceaux, Robert Badinter, à la tribune de l’Assemblée, concluait sa défense du projet de loi portant abolition de la peine de mort en ces termes : « Demain, grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à l’aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises. » Cette phrase révèle la réalité de la peine capitale dans la seconde moitié du XXe siècle, celle d’une mort cachée dont la réalisation se déroule aux premières heures du jour. Or, en 1791, lors de l’adoption du nouveau code pénal, la peine capitale est encore une peine publique dont la théâtralité constitue l’un des principaux ressorts.
Comment expliquer cette évolution vers une marginalité de la peine de mort ? Une date est, à ce titre, demeurée célèbre : 1939. Le 17 juin 1939, la dernière exécution publique, celle d’Eugène Weidmann, criminel reconnu coupable de plusieurs assassinats, a lieu. Le 24 juin suivant, le gouvernement supprime le caractère public de la peine de mort. Or cette décision ne doit pas laisser penser à un changement brutal, soudain, dans la manière dont la peine capitale est rendue. Au contraire, cette décision sanctionne une évolution sur le temps long, celle de la « dépublicisation » de la peine de mort (Emmanuel Taïeb, 2011).

Une peine et son instrument au cœur de la logique révolutionnaire ?
Lors de la discussion sur le projet de code pénal, au printemps 1791, le rapporteur de la loi, Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, défend l’abolition de la peine de mort. Cette dernière est maintenue mais les supplices qui accompagnaient l’exécution sont, eux, supprimés. Dès lors, la peine capitale devient, pour paraphraser le code pénal de 1791, la simple privation de la vie. Ce faisant, la l’application de la peine doit passer par une mort sans douleur. C’est la décapitation qui, parce que instantanée, s’impose comme le moyen idoine pour atteindre ce but. En outre, elle a le mérite de généraliser la mise à mort autrefois réservée à la noblesse.
La décapitation traditionnelle, à l’épée, apparaissait cependant comme trop incertaine. En effet, les exemples d’exécution ratée ne manquent pas. Du fait de la maladresse du bourreau – ainsi Charles-Henri Sanson lors de la décapitation de Lally-Tollendal en 1766 – ou d’un manque de constance du condamné, les mises à mort avaient pu donner lieu à des spectacles de barbarie. Pour pallier les incertitudes de la décapitation à l’épée, l’assemblée, conseillée par Charles-Henri Sanson et par Antoine Louis, secrétaire perpétuel de l’académie de chirurgie, décide de mécaniser la mort. En réduisant le rôle humain au minimum par l’emploi d’une machine à décapiter, les législateurs pensent atteindre le but humaniste qu’ils se sont fixé, à savoir instituer une peine égalitaire, sans souffrances et en rupture absolue avec l’économie de la peine capitale sous l’Ancien Régime. Cette machine à décapiter est construite et testée entre mars et avril 1792, avant d’être utilisée pour la première fois le 25 avril 1792, à l’occasion de l’exécution de Nicolas-Jacques Pelletier, condamné pour vol.

« Il s’agit bien, avant tout, de maintien de l’ordre public : limiter la visibilité de la guillotine vise à contrôler la foule et à se prémunir de sa possible, et redoutée, violence. »

Cependant, la réduction de la mort à « la simple privation de la vie » n’a pas pour corollaire la suppression de la théâtralité de la peine capitale. Au contraire, l’exécution demeure avant tout, dans la tradition de ce qu’elle était déjà avant la Révolution, un « rituel judiciaire » (Pascal Bastien, 2006). L’échafaud est donc le lieu où « la mort est donnée en spectacle » (Régis Bertrand et Anne Carol (dir.), 2003).
Le rituel de la mise à mort a, en effet, une fonction édificatrice et pédagogique : il transmet un message, est vecteur de sens. La publicité est, si l’on rejoint les observations de Jacques Derrida, fondamentalement liée à une volonté politique : « L’État doit et veut voir mourir le condamné. Et c’est d’ailleurs dans ce moment, à l’instant où le peuple devenu l’État, ou l’État-nation, voit mourir le condamné qu’il se voit le mieux lui-même. Il se voit le mieux, c’est-à-dire qu’il prend acte et conscience de sa souveraineté absolue et […] jamais la souveraineté de l’État n’est plus visible en son rassemblement fondateur que quand elle se fait voyante et voyeuse de l’exécution d’un verdict » (Jacques Derrida, 2012).
Si la mort est publique tant pour les criminels de droit commun que pour ceux condamnés par la justice révolutionnaire, elle est d’abord pensée, en 1791, comme une arme politique. Sur les quarante-cinq crimes passibles de mort dans le code pénal de 1791, trente-quatre (75 %) relèvent du politique et onze (25 %) correspondent aux infractions de droit commun. Les débats de 1791 et de 1795 sur l’abolition soulignent bien que la question politique est centrale. La peine de mort est perçue comme une arme politique, un mal nécessaire dans une période troublée, un outil dont les révolutionnaires ne peuvent se passer pour terminer la Révolution. L’intention initiale est bien de faire de la peine capitale « le supplice indolore des temps nouveaux, la mise à mort discrète d’une ère de transition, dans l’attente de la Cité idéale qui la rendrait superflue » (Michel Vovelle,1987).
Le péril extrême que connaît la Convention la conduit, progressivement, à partir de 1792, à représenter la pluralité des opposants (du révolutionnaire modéré à l’irréductible partisan du retour à l’ordre ancien) dans une unité : le contre-révolutionnaire, ami des aristocrates et monstre qu’il n’est plus possible de réintégrer au corps politique. Le désaccord ou l’opposition radicale apparaissent comme une négation de l’intérêt général, comme une tendance à faire primer une volonté particulière sur la volonté générale incarnée dans la Convention. Cette volonté particulière qui brise la communauté doit être éliminée afin de préserver les acquis de la Révolution.
La guillotine, dans cette perspective, permet de se débarrasser de ce monstre dont la réintégration au champ politique n’est plus possible. Pour ce faire, la guillotine met en place un rituel immuable : cheminement en charrette jusqu’à la place des exécutions, montée de l’échafaud, installation du condamné et mise à mort. L’usage de la charrette n’est pas, selon l’historien de l’art Daniel Arasse, sans convoquer, pour mieux le renverser, le souvenir du privilège du cheval et du carrosse : « Ce renversement de l’attribut hiérarchique mime l’humiliation sociale mise en scène dans le parcours » (La Guillotine et l’imaginaire de la Terreur, Flammarion 1987). Parallèlement, l’individualisme de la mort (on monte un par un à l’échafaud) semble indiquer à la foule que l’ennemi à éliminer est celui qui a choisi sa propre volonté au détriment de la volonté générale. La guillotine désigne qui est l’adversaire qu’elle doit abattre : « Le panier de la guillotine recueille individuellement la minorité de ces volontés particulières qui se sont exclues de la volonté générale » (Daniel Arasse, op. cit.). La foule, quant à elle, doit sentir sa vertu revivifiée par l’extirpation de l’ennemi qui menaçait la cohésion de la communauté. Couper en deux l’ennemi monstrueux, verser son sang, permet ainsi d’unifier la Nation, de préserver le collectif tout en lui redonnant de la vigueur.

« En réduisant le rôle humain au minimum par l’emploi d’une machine à décapiter, les législateurs pensent atteindre le but humaniste qu’ils se sont fixé, à savoir instituer une peine égalitaire, sans souffrances et en rupture absolue avec l’économie de la peine capitale sous l’Ancien Régime. »

Cette théâtralité, outre un rituel de l’exécution systématiquement répété, est renforcée par l’agencement même de l’échafaud et de la guillotine. Les sources attestent la grande hauteur des poteaux de la guillotine : la lame chute de 7 pieds (2 mètres) avant de couper la tête. En ajoutant la taille de la partie inférieure des poteaux et les derniers centimètres au-dessus du mouton qui soutient la lame, la guillotine de 1792 devait atteindre à peu près les 10 pieds (3 mètres) de hauteur. À cela s’ajoute la hauteur de l’échafaud, à savoir près de 2,50 mètres. Le total s’élève à 5-5,50 mètres. Cette hauteur renforce la dimension scénique, donc publique, de l’exécution qui, rappelons-le, était déjà au cœur des rituels judiciaires de l’Ancien Régime.
Le sens politique de l’exécution des contre-révolutionnaires a fondamentalement besoin de cette théâtralité rituelle de la mise à mort. Or une étude précise révèle que le consensus sur cette question est très fragile et que, loin de faire l’unanimité, la publicité extrême de la peine capitale suscite critiques et controverses.

Affrontements sur la question de la guillotine ?
Dans plusieurs départements de province, les autorités locales s’affrontent entre elles, ou s’opposent aux représentants en mission, sur la question de la guillotine : faut-il maintenir dressée la guillotine en permanence ? Faut-il, au contraire, la démonter entre les exécutions, afin de limiter sa présence. L’opposition exprime ici une conception différente des limites du supportable : la peine de mort et son instrument ne doivent pas, pour certains, avoir une visibilité trop importante là où, pour d’autres, car elle figure la justice révolutionnaire, elle doit au contraire être en permanence mise à la vue de tous. Pour les opposants à cette omniprésence de la guillotine, il s’agit avant tout d’éviter de rendre les citoyens féroces, barbares et violents. Leur sensibilité les conduit à voir dans la trop grande visibilité de la guillotine un danger : par le spectacle de violence qu’elle produit et induit, elle irait à l’encontre des « bonnes mœurs » et, in fine, serait contre-productive. Ainsi, à Paris, la guillotine est régulièrement déplacée vers l’est : de la place de la Révolution (mai 1793-juin 1794) à la place du Trône-Renversé (juin-juillet 1794) en passant par la place de la Bastille (juin 1794), illustrant une gêne et un dégoût pour la guillotine, principalement du fait de la hausse des exécutions. Ce sont parfois des considérations sanitaires sur le sang des condamnés, qui justifient son déplacement : le sang versé, outre son influence néfaste sur les mœurs des spectateurs, conduirait à la diffusion de maladies et, de ce fait, nécessiterait l’installation de la guillotine sur une place moins fréquentée. La nature sanglante du spectacle de la guillotine est déjà une préoccupation des autorités dès 1791. Elles décident alors de l’obligation de peindre en rouge les montants de la machine afin de masquer le sang qui ne manque pas de les éclabousser lors des exécutions.

« La peine de mort est perçue comme une arme politique, un mal nécessaire dans une période troublée, un outil dont les révolutionnaires ne peuvent se passer pour terminer la Révolution. »

Par ailleurs, les ratés constituent un prisme afin de saisir cette gêne. Comme l’a bien montré l’historienne Arlette Farge, le consensus social autour de l’exécution ne tient que si la violence est contenue dans les limites de ce qui est socialement supportable. Une exécution ratée brise ces limites et place, de facto, l’exécution dans le registre de l’insupportable. Cela n’est, là encore, pas une nouveauté, mais le caractère sanglant de la décapitation vient renforcer l’effroi et la sensibilité exprimés face à une exécution ratée. Qui plus est, ces ratés ne sont pas rares et, loin d’être infaillible, la guillotine connaît, sur l’ensemble du territoire, un certain nombre de dysfonctionnements, quand ce ne sont pas les bourreaux qui l’utilisent avec maladresse. Ainsi, à Toulouse, en janvier 1794, suite à une exécution ratée, la guillotine est déplacée. Il s’agit d’en limiter en urgence la visibilité pour éviter qu’en cas de nouveau raté les regards ne soient trop nombreux à contempler cette scène barbare. En pleine « Terreur », à l’apogée de son rôle politique, la machine est perçue comme devant être occultée du regard des citoyens car elle nourrirait leurs mauvais penchants. Des ratés similaires sont attestés à Lyon, Bordeaux, Reims ou encore à Paris. Ils révèlent, d’une part, que la visibilité de la peine de mort n’est plus acceptée lorsque les limites du supportable sont franchies et, d’autre part, que ce supportable concerne moins le caractère des souffrances du condamné dont l’exécution échoue, mais plutôt la nature, supportable ou non, de ce que voit la foule lors de la mise à mort.
Ainsi, cette gêne et cette volonté de limiter la visibilité de la guillotine témoignent surtout d’une crainte des autorités : que le public ne devienne cruel, féroce et avide de sang à trop regarder celui que verse la guillotine. Cette crainte de la férocité des spectateurs renvoie à la peur d’une foule perçue et présentée comme par nature violente, subversive et dangereuse. Il s’agit bien, avant tout, de maintien de l’ordre public : limiter la visibilité de la guillotine vise à contrôler la foule et à se prémunir de sa possible et redoutée violence. La peur du sang devient dès lors une peur projetée, la peur d’un groupe social qui craint que l’ordre public dont il a la charge ne lui échappe.
Si la guillotine est bien au cœur d’une publicité de la peine de mort, il existe néanmoins une gêne à son endroit qui, dès la décennie révolutionnaire, conduit à une occultation de la machine du regard public. Certes, cette occultation se traduit non pas par une modification du rituel de mort mais par un déplacement de l’appareil de mort. Cependant, c’est bien dans ce déplacement que l’on peut inscrire le mouvement de retrait progressif de la peine capitale de l’espace public.

Guillaume Debat est historien. Il est agrégé et doctorant en histoire à l'université Toulouse Jean-Jaurès.

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021