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Le thème de la « guerre commerciale » déclenchée par les États-Unis contre la Chine est d’actualité, mais nécessite quelques éclaircissements pour éviter les malentendus.

On dit partout que c’est une mauvaise chose d’imposer du protectionnisme, comme le fait aujourd’hui le président états-unien Donald Trump. Soit.

Protectionisme et libre échange
Une série de questions vient alors : est-ce que cela veut dire que le libre-échange que promeut le chef de l’État français Emmanuel Macron, entre autres, est une bonne chose, que l’ordre économique international, tel qu’il est, fonctionne correctement, de façon satisfaisante, et juste ? Ne ressemble-t-il pas plutôt à un désordre économique international, irrationnel, et qui plus est inique, polarisant, porteur d’inégalités internationales comme intranationales ? Le libéralisme commercial génère-t-il systématiquement des avantages ? Pour tous ? N’y a-t-il pas dans les échanges des relations de pouvoir qui font très souvent gagner le fort et perdre le faible ? On sait depuis plus de cinq siècles que l’échange est inégal, qu’il opère à l’avantage du Nord (le centre) et au désavantage du Sud (les périphéries).
Et-ce d’ailleurs vraiment le libre-échange qui a sorti de la misère des centaines de millions de Chinois, ou bien autre chose ? Une autre chose qui aurait à voir avec la révolution socialiste qui débuta dans ce pays à partir de 1949. Car, à l’heure présente, le néolibéralisme mondialisé entraîne tous les pays dans une spirale destructrice qui les pousse à flexibiliser les marchés du travail et à baisser le « coût du travail » (salaires), à privatiser tout ce qui peut l’être à l’intérieur et à délocaliser les activités à l’extérieur. En réalité, dans le système mondial capitaliste actuel, libre-échange et protectionnisme constituent deux instruments à la disposition des classes dominantes du Nord que ces dernières utilisent, tour à tour, afin de maximiser les profits des oligopoles, mais aussi pour essayer de ralentir de manière artificielle la tendance du taux de profit à baisser.

Guerre commerciale, guerre monétaire
Qu’est-ce donc dans ce contexte qu’une « guerre commerciale » ? C’est l’organisation – par l’État capitaliste – d’une crise commerciale, c’est-à-dire, fondamentalement, une forme de dévalorisation du capital qui permette (de façon aussi maîtrisée que possible) de freiner la diminution relative des profits et, accessoirement, de rapporter quelque argent à cet État !
Le tout, sur fond de crise systémique. Crise systémique du système mondial, lequel ne trouve plus de solutions à l’intérieur de la logique même d’accumulation du capital et de maximisation des profits individuels. Mais aussi crise de l’institution régulatrice du commerce international, l’Organisation mondiale du commerce, que les États-Unis, hégémonie du système mondial, créèrent jadis pour servir au mieux leurs intérêts, mais qu’ils veulent à présent contourner parce que leurs intérêts ne sont plus suffisamment favorisés. Cela n’a pas commencé avec Donald Trump. Barack Obama avait déjà bloqué la machine en refusant, n’oublions pas, de faire participer les États-Unis à la désignation des juges de l’instance de résolution des conflits et différends entre pays membres de l’OMC.
On fait généralement passer Donald Trump pour fou avec le déclenchement de cette guerre commerciale, mais c’est occulter qu’il est un éminent représentant d’une des fractions de la haute finance qui domine (et que l’on peut appeler la fraction « continentaliste », aux prises avec l’autre fraction, « globaliste », active au sein du Parti « démocrate »). Donald Trump veut faire revenir sur le territoire des États-Unis les firmes transnationales états-uniennes qui se sont implantées en Chine. Il a lancé cette guerre économique bien sûr contre la Chine, mais aussi, dans une certaine mesure, contre les transnationales états-uniennes du globalisme (celles de l’informatique, des télécommunications, de robotique, etc.) qu’il critique durement pour avoir privilégié l’investissement en Chine, et qu’il veut voir se relocaliser aux États-Unis.

« Maintes entreprises chinoises ont évité les nouvelles barrières douanières en exportant à partir de leurs propres filiales créées à l’étranger, au Vietnam en particulier. »

Côté chinois, une rétorsion adoptée fut notamment d’imposer des taxes douanières sur les produits agricoles importés des États-Unis, spécialement d’États gros producteurs de produits agricoles et pourvoyeurs de voix pour Donald Trump à l’élection présidentielle (comme le Kansas, par exemple). Maintes entreprises chinoises ont évité les nouvelles barrières douanières en exportant à partir de leurs propres filiales créées à l’étranger, au Vietnam en particulier.
Le président états-unien a déclaré : les États-Unis ont un déficit commercial bilatéral et perdent de l’argent en commerçant avec la Chine. Mais, pour déterminer qui gagne et qui perd dans ces échanges, et savoir qui exploite l’autre, ses experts et conseillers ont-ils préalablement calculé le contenu en valeur des biens échangés ? Lorsqu’ils l’auront fait, il y a fort à parier qu’ils s’apercevront que, dans ces échanges bilatéraux, ce sont les États-Unis qui exploitent la Chine – et non l’inverse.
En attendant, les pays européens, lamentablement suivistes et politiquement soumis à l’hégémonie états-unienne, subiront les dommages collatéraux de la guerre commerciale opposant les deux premières économies mondiales. Les effets négatifs sont multiples : la hausse des tarifs douaniers états-uniens et chinois provoque une baisse des échanges commerciaux, une inflexion de croissance (déjà « de basse intensité »), une perte de confiance dans les affaires, tout cela payé au final par les consommateurs ; effets plus complexes liés à l’imbrication des processus de production des firmes et à l’intégration des chaînes de valeur à l’échelle internationale ; diminution à attendre des exportations européennes dues au renchérissement de l’euro dans un contexte de « guerre des monnaies » entre le dollar états-unien et le yuan chinois – guerre des monnaies elle aussi lancée, mais depuis des années, par les États-Unis…
Guerre commerciale, guerre monétaire… et bientôt guerre tout court, c’est-à-dire guerre militaire de l’impérialisme états-unien contre la République populaire de Chine ? Sans faire de catastrophisme, ni davantage de géostratégie/fiction, il ne faut pourtant pas être naïfs, mais bien prendre conscience des risques réels que fait courir au monde l’agressivité militaire de la haute finance états-unienne. La prise de conscience de ces dangers est impérative afin d’être en mesure d’en tirer les seules conséquences politiques raisonnables pour la France : sortir notre pays de l’OTAN et tout mettre en œuvre pour stopper la machine infernale de guerre actionnée par l’hégémonie des États-Unis. 

Rémy Herrera est économiste. Il est chargé de recherche au CNRS.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020