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Les transformations du travail, ouvrier ou non, les mutations technologiques, les aspirations des nouvelles générations s’inscrivaient dans l’horizon intellectuel et politique de la gauche jusqu’à ce qu’une nouvelle inspiration accompagne nombre de politiques mises en œuvre par la gauche politique en Europe occidentale, basées sur la primauté des solutions individuelles, l’acceptation des compétitions dans un cadre libéral.

Depuis Jaurès et Lafargue, la gauche avait appris cahin-caha à conjuguer droit au travail et droit à la paresse. Travail, loisirs et repos légitimés, porteurs d’émancipation et que symbolisait au mieux la fameuse affiche de la CGT syndicaliste-révolutionnaire en faveur des huit heures consacrées à chacune de ces activités.

Un certain équilibre
Certes, les incertitudes, avancées, reculs et compromis, les débats ne manquaient pas, mais du Front Populaire à la Libération et encore dans la France du Programme commun de gouvernement (conclu en 1972… et indirectement victorieux en 1981), l’équilibre semblait fonctionner. Le travail tendait à être mieux rémunéré, mieux reconnu et établi dans ses droits, tandis que l’organisation des loisirs apparaissait comme une spécialité de la gauche, de Léo Lagrange au ministère du Temps libre (1981), appuyé par de multiples réseaux associatifs, syndicaux et culturels.

« Réduit, transformé, complexifié, le travail demeure incontournable et indispensable. »

Cet équilibre instable, fragile et soumis à des tensions internes comme à des contestations extérieures, n’était pas remis en cause par les évolutions sociales et culturelles qui interrogeaient la gauche. Bien sûr, il existait chez les uns et les autres des rigidités, des habitudes, des facilités qui faisaient contourner ou éluder les débats. Ce n’est pas une raison suffisante pour imaginer que ceux-ci étaient niés ou méconnus. Sans remonter jusqu’aux époques héroïques (Jaurès, Blum, Thorez…), très différentes d’ailleurs de ce qu’en ont souvent retenu les mémoires militantes, les transformations du travail, ouvrier ou non, les mutations technologiques, les aspirations des nouvelles générations s’inscrivaient dans l’horizon intellectuel et politique de la gauche. Elles se mêlaient à d’autres considérations, parfois politiciennes, personnelles ou tout ce que l’on voudra, mais elles n’étaient pas absentes des controverses sur la nouvelle classe ouvrière (Serge Mallet), le Bloc historique nouveau (Roger Garaudy), l’autogestion ou l’autonomie de gestion (de Jacques Delors ou Pierre Rosanvallon à Philippe Herzog) pour ne prendre que ces seuls exemples parmi tant d’autres : voir les collections des revues Faire et Repères ou de La Nouvelle Critique, du Nouvel Observateur ou de Révolution… Les lignes suivies à gauche, parfois convergentes (1981-1984 et 1997-2002 ?), parfois divergentes, au moins sur le plan national, conservaient leurs cohérences.

Des tensions et désaccords
Les tensions et désaccords ne manquèrent pas même lors du vote des lois Auroux sur le droit du travail (1982), le nouveau statut général des fonctionnaires de l’État et des collectivités territoriales ou loi Anicet Le Pors (1983), la réduction du temps de travail à 39 heures et la cinquième semaine de congés payés avec les contrats de solidarité (1982), la retraite à 60 ans (1983) ou les lois Aubry sur le passage aux 35 heures (1999), etc. Elles appartenaient à l’horizon habituel des débats au sein de la gauche et avaient connu leurs équivalents lors de toutes les lois sociales votées sous les Républiques précédentes. Les lois fondatrices sur l’inspection du travail (1874, 1892…), le passage à la journée de dix heures par la loi Millerand en 1900, comme les premières législations sur la sécurité ou l’hygiène, l’interdiction même du travail des enfants n’avaient pas non plus été décidées dans le consensus général, y compris au sein du vaste camp progressiste ou socialement réformateur. Les discussions portaient sur la faisabilité ou les modalités d’un travail réaménagé, transformé, non souverain sans doute encore, mais non dépourvu de droits dans une société qui s’employait à réguler les rapports sociaux de manière légale et dans un cadre républicain.

« La loi sur la modernisation du dialogue social et la sécurisation des parcours professionnels (El Khomri, 2016) se révéla vouloir globalement faciliter les licenciements et réduire les droits des salariés. »

Une « troisième voie »
Au cours des deux dernières décennies, ce schéma fut sérieusement bousculé. L’effondrement du communisme européen et ses reconversions parfois déroutantes, mais aussi l’affaissement du socialisme démocratique, qui se détourna d’un certain nombre de ses idées-forces des décennies précédentes (socialisation de l’économie, planification, autogestion, etc.) débouchèrent sur une impression de vide politique. L’émergence de l’écologie politique et de nouvelles revendications présentées comme « sociétales » alors même qu’elles précisaient et prolongeaient souvent les anciens combats pour l’universalité des droits contribuèrent à complexifier les repères habituels de la gauche. Un peu de la même manière qu’on avait pu dire en 1945 que « le socialisme était maître de l’heure » (Léon Blum), on pouvait estimer au début du XXIe siècle que s’imposait une « troisième voie » formalisée par divers auteurs comme Anthony Giddens, Peter Hartz ou Jeremy Rifkin. Sans avoir une homogénéité parfaite (mais il en allait de même pour les « socialismes » des siècles précédents), cette nouvelle inspiration accompagna en tout cas nombre de politiques mises en œuvre par la gauche politique en Europe occidentale : Blair, Schröder, Hollande et quelques autres…

« Paresse, jeux et loisirs peuvent et doivent se développer autant que l’on voudra, mais ils ont besoin de s’appuyer sur une société où le travail est reconnu comme souverain. »

La petite musique qui avait commencé à s’entendre avec le Vive la crise ! de 1984 et la promotion en modèle de Bernard Tapie, s’amplifia. Elle était longtemps restée en balance avec d’autres courants comme par exemple en France lorsque Lionel Jospin refusait « la société de marché » tout en acceptant sous certaines conditions son économie, mais elle s’était affirmée avec Dominique Strauss-Kahn et elle s’imposa avec François Hollande. La loi sur la modernisation du dialogue social et la sécurisation des parcours professionnels (El Khomri, 2016) se révéla vouloir globalement faciliter les licenciements et réduire les droits des salariés. Le macronisme paracheva cette évolution, tendant à rendre illégitime toute pensée de transformation sociale en dehors d’éventuelles réussites individuelles. La délégitimation de l’émancipation sociale jouait en partie du dénigrement du travail, surtout salarié, dans de nombreux secteurs d’activité. Ce qui avait fait dérailler l’adaptation normale des principes au mouvement de la société s’était d’abord noué dans le basculement d’une part importante de la gauche, cadres dirigeants comme électeurs ou relais sociaux, vers une vision de la société influencée par la primauté des solutions individuelles, l’acceptation des compétitions et d’un cadre libéral, censé justement donner plus de chances de promotion personnelle.
Il ne s’agit pas de s’arc-bouter sur une vision figée et passéiste du monde salarial. Les statuts évoluent, la précarité progresse, mais aussi la place et le rapport au travail comme le montrent – entre autres – diverses enquêtes de la Fondation Jean-Jaurès. Il n’est pas interdit de réfléchir aux changements qui doivent intervenir, d’imaginer une protection plus personnalisée et mobile. Ce qui compte est de conserver le sens des proportions et des perspectives. Réduit, transformé, complexifié, le travail demeure incontournable et indispensable. Ce qui finalement se joue derrière bien des débats apparents sur le travail et les loisirs est la question démocratique. Paresse, jeux et loisirs peuvent et doivent se développer autant que l’on voudra, mais ils ont besoin de s’appuyer sur une société où le travail est reconnu comme souverain. Cela doit rester l’objectif de l’ensemble de la gauche politique et sociale, dans l’optique d’une République démocratique, composée de citoyens libres et égaux en droits.

Gilles Candar est historien. Il est président de la Société d’études jaurésiennes.

 


Paul Lafargue, le travail et la « paresse »

En l’espace de quelques jours, le pamphlet de Paul Lafargue, Le Droit à la paresse a été médiatisé au point d’être cité à tort et à travers. Néanmoins, cette référence à la « paresse » a eu le mérite de relancer un débat sur la place du travail dans l’histoire longue de la gauche.

par Jean-Numa Ducange

Disons-le tout net : lorsque Lafargue publie en 1880 son texte, les conditions de travail sont extrêmement difficiles pour une large partie de la population et la réduction du travail n’est guère à l’ordre du jour, sauf dans les revendications portées par les organisations ouvrières. L’appel radical que lance Lafargue (partager le temps de travail au point que nous n’aurions presque plus besoin d’activité salariée) doit donc être compris dans ce contexte, à une époque où il n’existait pas de vacances pour les travailleurs. La paresse donc en un sens, mais en réaction à l’exploitation la plus éhontée et la plus brutale.

Quel type d’émancipation ?
Pour autant, le propos de Lafargue n’épuise pas le débat. Quel type d’émancipation doit soutenir le mouvement socialiste ? Là-dessus, le débat est vif. Dès la fin du XIXe siècle, héritant des aspirations les plus radicales des utopistes, certaines franges du mouvement ouvrier invitent au « non-travail » et prônent une sortie immédiate et radicale du salariat. Vue minoritaire, mais que l’on va retrouver régulièrement au XXe siècle, notamment dans les années 1960-1970. À l’inverse certains pensent que s’il faut se battre contre l’aliénation au travail, il n’est pas question à proprement parler d’en sortir. Il faut engager un processus de « désaliénation » en quelque sorte qui ne pourra trouver son terme qu’en se battant contre le capitalisme. C’est globalement la perspective que défendent Marx puis toute une tradition marxiste. C’est moins le travail qu’il faut combattre que l’exploitation capitaliste et l’aliénation qu’elle génère.

Jean-Numa Ducange est historien. Il est professeur d'histoire contemporaine à l’université de Rouen.

Cause commune32 • janvier/février 2023