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Ce devait être la fin de l’histoire mais, aux États-Unis, c’est le retour de la gauche contestataire qui était en germe. Lorsque Francis Fukuyama voulait écrire l’épilogue de l’aventure humaine, personne n’osait espérer qu’une quelconque lueur d’espoir puisse apparaître dans l’épicentre du capitalisme mondial triomphant.

Pourtant, un quart de siècle plus tard, la gauche, traditionnellement périphérique dans l’histoire de ce pays, est en train de gagner une centralité.

Centralité de la gauche dans le débat idéologique et dans le processus politique
Centralité dans le débat idéologique : c’est une certitude. Dès 2011, Michael Moore, peu suspect d’angélisme, assurait à un public médusé du Left Forum, conférence annuelle de la gauche « radicale » qui se tient à New York : « Nous sommes majoritaires dans les esprits. » Il en créditait l’action d’Occupy Wall Street. Ce mouvement, qui s’est terminé dans une impasse organisationnelle, aurait, selon le célèbre documentariste, rempli son office en imprimant durablement les rétines politiques de ses concitoyens avec le slogan du « 1 % » contre les 99 %.
Toutes les enquêtes d’opinion le montrent : une majorité d’Américains refusent l’accroissement des inégalités, considèrent que le réchauffement climatique est un problème de premier ordre, s’élèvent contre la stigmatisation des immigrés. L’ensemble des propositions progressistes reçoit un adoubement majoritaire : établissement du SMIC à 15 dollars de l’heure (soit le double du minimum fédéral), alourdissement des impôts pour les plus riches, création d’un système de santé universel, gratuité des études supérieures, mise en place d’un New Deal  écologique.

« Les enquêtes d’opinion le montrent : une majorité d’Américains refusent l’accroissement des inégalités, considèrent que le réchauffement climatique est un problème de premier ordre, s’élèvent contre la stigmatisation des immigrés. »

Centralité dans le processus politique : c’est en cours. Jusqu’où ? C’est justement l’enjeu de la primaire démocrate qui a débuté le 3 février dans l’Iowa et qui a connu un premier tournant important avec le Super Tuesday du 3 mars. En 2016, l’émergence politique de Bernie Sanders a stupéfié les observateurs. Elle a été à la fois le reflet de l’évolution des mentalités politiques et son accélérateur. La défaite d’Hillary Clinton, au terme d’une campagne insipide et centriste, a renforcé l’idée auprès d’un nombre grandissant d’électeurs – notamment les plus jeunes, on y reviendra – qu’il fallait bien une proposition plus « radicale » pour faire pièce au projet national-xénophobe de Donald Trump. L’élection de mi-mandat de 2018 a été marquée par une vague démocrate (10 millions de voix d’avance contre 3 millions pour Clinton), un nombre record de femmes élues et l’arrivée à la Chambre des représentants d’élues progressistes. Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) en est le symbole : la plus jeune élue de l’histoire du Congrès se définit comme une « socialiste. » Elle n’est pas un élément isolé ou « avant-gardiste » de la société puisque la jeunesse américaine considère plus favorablement le socialisme que le capitalisme.

Les raisons du glissement à gauche
C’est, à ce point, qu’il faut s’arrêter sur les raisons de ce glissement à gauche de la société (auquel correspond, presque en miroir, un glissement à droite incarné par le trumpisme créant un climat de polarisation inédit depuis la guerre de Sécession).
De ce point de vue, la « grande récession » a constitué un tournant important. Derrière la première vague évidente des saisies immobilières et des familles de classes moyennes jetées à la rue se joue un mouvement un peu plus souterrain : l’anéantissement de l’espoir, pour une génération, de vivre aussi bien, si ce n’est mieux, que celle de ses parents. Les millennials (ou « génération Y », nés entre 1981 et 1996) ont été les premiers licenciés. Puis les premiers à être embauchés à des salaires écrasés par la crise. Pour les étudiants, l’effet ciseau a été terrible entre un endettement colossal (en moyenne 50 000 dollars) et une promesse de retour sur investissement tuée dans l’œuf. La recherche d’une alternative a pris les traits, dans un premier temps, de Barack Obama (qui a recueilli 65 % du vote jeune, un record), puis, suite à un fort sentiment de déception, ceux d’un vieux sénateur qui se proclame socialiste : Bernie Sanders. Un quart de siècle après la fin de la guerre froide, l’épouvantail soviétique ne fonctionne pas auprès de ces millennials. Et pour cause : les plus vieux d’entre eux avaient huit ans lorsque le mur de Berlin s’effondra. « AOC » n’avait que quelques semaines. Le débat sur leur conception du « socialisme » pourrait faire l’objet d’un article à part entière mais on peut postuler ceci : assumer que le gouvernement (l’État) est la solution et non, comme le prêchait Ronald Reagan, le problème, a une portée forcément radicale.

« À une Amérique vieillissante, blanche et conservatrice s’oppose une Amérique jeune, multicolore et progressiste. »

Un second élément joue dans le positionnement politique à gauche de cette génération : c’est sa composition démographique, élément trop souvent absent des analyses. Comment une personne pourrait-elle se penser en dehors de ce qu’elle est, de ses origines, de la construction sociale qui peut y être liée ? Résultante de la réforme des lois sur l’immigration en 1965, cette génération est la plus diverse de l’histoire du pays. Les statistiques ethniques sont autorisées aux États-Unis mais elles sont faussées puisqu’elles renvoient à des catégories identitaires figées du passé. Ainsi, un enfant d’un père blanc et d’une mère latina sera considéré, dans les projections démographiques, comme non blanc. Une assignation à résidence identitaire que conteste un nombre grandissant de millennials qui se considèrent « ET » plutôt que « OU ». La peur de perte de contrôle en son propre pays motive une frange importante de l’électorat blanc que Trump flatte avec ses saillies antilatinos. Mais le fait est là : le pays est en voie de diversification démographique et rien ne peut arrêter ce processus.
Pour résumer : à une Amérique vieillissante, blanche et conservatrice, s’oppose une Amérique jeune, multicolore et progressiste. Que cette dernière soit incarnée par un presque octogénaire blanc ne relève que de l’une de ces ruses de l’histoire dont Marx nous avait avertis qu’elle avait le secret. Pour la primaire démocrate, c’est même une double ruse qui est à l’œuvre puisqu’une autre figure, white and senior, prétend à l’incarnation de cette rupture : Elizabeth Warren, 70 ans, sénatrice du Massachusetts. Ce n’est plus une gauche qui entre en collision avec l’establishment centriste (en Europe, on dirait « social-libéral ») mais deux gauches qui ne sont pas irréconciliables, tant s’en faut. Elizabeth Warren, qui a fait de « J’ai un plan » sa devise, incarne une gauche du New Deal, keynésienne et rooseveltienne. Bernie Sanders, et sa « révolution politique », s’inscrit dans une tradition de critique du capitalisme et de mobilisations populaires. Malgré des frictions naissantes en janvier, les deux candidats devraient joindre leur force lors de la convention du Parti démocrate qui se déroulera en juillet. Cela suffira-t-il à prendre le dessus sur le candidat que l’establishment se choisira, à la condition que celui-ci soit encore en état de le faire ? Après l’écroulement de la campagne de Joe Biden, l’ancien vice-président de Barack Obama, mais qui reste toujours en piste, deux recours sont apparus : Pete Buttigieg, 38 ans, ancien maire d’une petite ville du Midwest, et Michael Bloomberg, 77 ans, milliardaire et ancien maire de New York. 

Christophe Deroubaix est journaliste à L’Humanité.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020