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Si le principe de l’indivisibilité de la République est au cœur de la Constitution française, il n’en est pas moins mis à l’épreuve par la situation spécifique des territoires d’outre-mer. Depuis 2003, la Constitution reconnaît d’ailleurs l’existence de « populations » d’outre-mer ayant droit à l’égalité réelle au sein du « peuple » français.

Si le principe de l’indivisibilité de la République est au cœur de la Constitution française, il n’en est pas moins mis à l’épreuve par la situation spécifique des territoires d’outre-mer. Depuis 2003, la Constitution reconnaît d’ailleurs l’existence de « populations » d’outre-mer ayant droit à l’égalité réelle au sein du « peuple » français.
Aux termes de l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. » Le principe d’indivisibilité de la République emporte pour première conséquence l’intangibilité des frontières de l’État et par principe, l’impossibilité de sécession d’un quelconque territoire local. Même dans le cas de la Nouvelle-Calédonie, la doctrine souligne que, si le statut de la Nouvelle-Calédonie déroge sans conteste à la tradition unitaire et républicaine française – c’est le cas pour les notions très singulières de « peuple kanak » et de « souveraineté partagée » –, il n’y a pas de caractère prescriptif. Ces notions nouvelles qui sont entrées dans le patrimoine du droit public sont a priori dépourvues de caractère normatif. Au-delà de l’assise matérielle de l’État quelle est la portée de ce principe d’indivisibilité au regard des femmes et des hommes, citoyens de la République qui composent la communauté nationale ?

L’unité du peuple souverain composé de citoyens placés sur un pied d’égalité
L’affirmation de l’indivisibilité de la République est très ancienne dans l’histoire constitutionnelle et politique française, comme en témoigne le décret de la Convention nationale du 22 septembre 1792 qui abolit la royauté lors de sa première séance, et qui proclame dès le 25 septembre 1792 à la fois l’unité et l’indivisibilité de la République française, afin de lutter contre les ennemis de la Révolution, accusés d’un fédéralisme qui menaçait l’unité du nouveau pouvoir révolutionnaire.

« L’objectif est clair, impérieux et fondamental. Il s’agit de défendre l’unité de l’État au travers de l’indivisibilité de la République, principe souvent associé à un autre principe qui est celui de l’égalité. »

Selon les termes des alinéas 1 et 2 de l’article 3 de la Constitution de 1958, tels qu’ils sont interprétés par le juge constitutionnel, l’indivisibilité de la République signifie l’unité du pouvoir normatif, c’est-à-dire l’unité du pouvoir politique, qui repose sur l’unicité du souverain qui ne peut être que le peuple français composé de citoyens de même rang et donc soumis et régi par le principe d’égalité.
La haute juridiction administrative participant à cette même logique vertueuse de l’entretien de l’égalité entre les citoyens va, dès les années d’après-guerre, affirmer, dans une célèbre jurisprudence relative à la liberté d’association, que « tous les nationaux français et les ressortissants de l’Union française ont la qualité de citoyens de l’Union française qui leur assure la jouissance des droits et libertés garantis par le préambule de la présente Constitution ». Il n’hésitera pas à annuler un acte qui refusait le bénéfice d’un congé à une catégorie d’agents publics en raison de leur origine ethnique ou qui réservait l’accès de certaines fonctions publiques en Polynésie française aux seuls « notables ». « La diversité des outre-mer s’est toujours mal accommodée des systèmes d’administration homogènes et des régimes législatifs et réglementaires uniformes, quelle que soit la force de la logique d’assimilation. Mais, même lorsque les variétés de situation justifient des traitements différenciés ou dérogatoires, le principe d’égalité prévaut toujours tant pour affirmer la supériorité du cadre républicain, que pour encadrer la prise en compte de ces différences. Cette insistance s’inscrit dans l’exigence de solidarité nationale sans laquelle la devise de la République, liberté, égalité, fraternité, ne serait qu’un agrégat de mots vains ».

« L’idée précieuse de la solidarité nationale postule que la communauté nationale est composée de citoyens indifférenciés, résidant dans des collectivités locales qui peuvent avoir un régime juridique différent. »

L’indivisibilité aux prises avec la notion de populations d’outre-mer
Le concept d’unicité du peuple français développé par le Conseil constitutionnel ne doit pas connaître d’exception. Cette tendance sociologique a irrigué le droit depuis l’époque de l’Union française. En effet, dans le gouvernement formé le 26 janvier 1946, Marius Moutet est ministre, non plus des Colonies, mais « de la France d’outre-mer ». Il affirme, le 23 mars, devant l’Assemblée : « Le fait colonial brutal… le maintien d’une souveraineté qui ne reposerait que sur la force est aujourd’hui impossible. Cette période historique de la colonisation est révolue. Une nation – la nôtre en particulier – ne maintiendra son influence dans les territoires d’outre-mer qu’avec le consentement libre des populations qui l’habitent ». La conclusion subséquente à cette nouvelle vision réside dans l’écriture du dernier paragraphe du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui affirme : « fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes ».
Le Conseil constitutionnel a pu d’ailleurs considérer que « la Constitution de 1958 distingue le peuple français des peuples d’outre-mer auxquels est reconnu le droit à la libre détermination » (déc. n° 91-290 DC du 9 mai 1991, cons. 12) et « à la libre expression de leur volonté » (déc. n° 2000-428 DC du 4 mai 2000, cons. 10). Pour autant, les juges de la rue de Montpensier demeurent dans l’esprit d’inclusion car ils se réfèrent à l’indivisibilité de la République pour déclarer contraire à la Constitution l’article de la loi d’orientation pour l’outre-mer qui établissait un « pacte qui unit l’outre-mer à la République », les collectivités concernées faisant « partie intégrante de la République » (déc. n° 2000-435 DC du 7 déc. 2000, cons. 8).
En raison de cette fragilité normative qui dessert l’intégration sociologique parfaite du peuple français, à l’occasion de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 un article 72-3 a été inséré dans la Constitution qui dispose que « la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ». Si la Constitution fait référence à des « populations » et non à des « peuples » au sein de la République, il n’en demeure pas moins vrai, que ce nouvel article prend en compte l’existence de singularités sociales sur le territoire et procède à un changement sémantique. Les choses étant bien sûr plus complexes d’un point de vue pratique. Le droit croit pouvoir penser des réalités plutôt complexes par des mots savamment choisis.
L’objectif est clair, impérieux et fondamental. Il s’agit de défendre l’unité de l’État au travers de l’indivisibilité de la République, principe souvent associé à un autre principe qui est celui de l’égalité. C’est ainsi que, sauf exception prévue par la Constitution, une collectivité territoriale n’est pas une communauté politique composée de citoyens disposant de droits spécifiques. Le statut des citoyens est indifférencié. Avec l’insertion dans l’article 72-3 alinéa 1er de la notion de populations d’outre-mer dans la Constitution, le constituant a voulu réaffirmer l’unité du « peuple français » mais en même temps reconnaître une certaine diversité historique, géographique et culturelle des populations situées outre-mer. En figeant dans le marbre normatif le fait que « la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité », le constituant poursuit l’objectif de la continuité de l’unité du peuple français malgré la diversité des statuts juridiques des collectivités de la France extra-hexagonale.

Une exigence d’égalité toujours d’actualité
Le ban n’est pas définitivement fermé puisque l’histoire est évolutive et imprévisible. Plusieurs siècles après la proclamation de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen sur l’exigence de l’égalité entre l’ensemble des individus composant la communauté nationale, le législateur a commis une adresse normative à la Nation consignée dans la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant d’autres dispositions en matière sociale et économique : « La République reconnaît aux populations des outre-mer le droit à l’égalité réelle au sein du peuple français. La République leur reconnaît le droit d’adopter un modèle propre de développement durable pour parvenir à l’égalité dans le respect de l’unité nationale. Cet objectif d’égalité réelle constitue une priorité de la Nation […] ».

« Même lorsque les variétés de situation justifient des traitements différenciés ou dérogatoires, le principe d’égalité prévaut toujours tant pour affirmer la supériorité du cadre républicain, que pour encadrer la prise en compte de ces différences. »

Mais deux ans plus tard, l’Assemblée nationale remettait l’ouvrage sur le métier en approchant la question de l’égalité à partir du postulat de la discrimination. Des députés soulignent dans leur rapport que l’histoire des outre-mer est une succession de luttes pour plus d’égalité et de reconnaissance. La colonisation française débute au XVIe siècle, avec l’implantation française en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane. La loi n° 46-451 du 19 mars 1946, dite « loi de départementalisation », est une première étape vers une intégration politique, juridique et administrative de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion. […] Malgré une évolution significative de leur statut et de leurs relations avec l’hexagone, les citoyens d’outre-mer subissent encore des écarts économiques et sociaux persistants avec l’hexagone et souffrent de pratiques discriminatoires ».
Le 17 décembre 2019, la mise en place d’un délégué interministériel pour l’égalité des chances des Français d’outre-mer et la visibilité des outre-mer a ainsi pour mission « d’une part de promouvoir et de valoriser les outre-mer français sur l’ensemble du territoire national et à l’étranger, dans les domaines économique, social, culturel et sportif, et, d’autre part, de prévenir les difficultés spécifiques que rencontrent dans le territoire métropolitain les Français d’outre-mer et de faciliter leurs relations avec leurs collectivités d’origine. ». Si les objectifs assignés à la délégation sont louables, on peut douter de la faiblesse des moyens qui sont accordés à un chantier aussi colossal. Par comparaison, au Brésil, il existe un ministère de l’égalité raciale (Ministério da Igualdade Racial), responsable des politiques dans la planification et la coordination de la promotion de l’égalité raciale et la lutte contre le racisme à l’échelle nationale.

Pierre-Yves Chicot est juriste. Il est professeur de droit public à l’université des Antilles.

Cause commune n° 34 • mai/juin 2023