Marx propose une analyse conceptuelle de la bureaucratie élaborée à partir d’une critique de Hegel qu’il complètera par une analyse en situation historique de la bureaucratie du Second Empire.
Il peut paraître naturel, à gauche, de défendre la fonction publique, en particulier au sein de la gauche la plus combative. Pourtant, la vision qu’avait Marx de la bureaucratie administrative est extrêmement sévère. Pourquoi un tel changement dans la vision de la fonction publique entre Marx et nous ? Sommes-nous non-marxistes sans le savoir ? Non que Marx constituerait une sorte d’Évangile intangible, mais le marxisme est avant tout une méthode d’analyse du réel social pour en saisir les contradictions et le dépassement. Quelle contradiction Marx saisissait-il dans la fonction publique qui justifie son regard critique ? Que nous dit l’analyse de Marx quant à notre propre jugement sur la fonction publique ?
Marx propose une double approche : une analyse conceptuelle de la bureaucratie élaborée à partir d’une critique de Hegel qu’il complétera par une analyse en situation historique de la bureaucratie du Second Empire.
Pour ce qui est de l’analyse conceptuelle, il nous faut repartir du rapport de Marx à Hegel. Pour Hegel, il y a incarnation de l’universel dans la bureaucratie : l’État moderne s’affirme comme « la raison universelle qui s’oppose et transcende les sphères particulières » comme il l’écrit dans la Philosophie de l’Esprit, appelant la bureaucratie des fonctionnaires la « classe universelle. »
« Marx pointe les contradictions internes de la bureaucratie, le conflit entre la bureaucratie et la société, entre l’abus de pouvoir possible du fonctionnaire et ses garde-fous. »
Pour Marx, la bureaucratie serait une forme de l’idéologie, « ce monde renversé » qui stabilise des rapports de production aliénants en les faisant passer pour allant de soi pour la conscience. La bureaucratie dans sa prétention à représenter l’universel de l’État jouerait un rôle idéologique. La critique de la bureaucratie s’intégrerait aussi à une critique de l’universel en tant que masque d’intérêts particuliers. Cependant la critique de Marx est plus complexe et il ne faut pas réduire le marxisme à une simple déconstruction de ce qui se donne comme universel.
Il ne s’agit donc pas pour Marx de simplement critiquer intellectuellement la pseudo-universalité de la bureaucratie, il s’agit de faire se réaliser la vraie universalité. Marx pointe les contradictions internes de la bureaucratie, le conflit entre la bureaucratie et la société, entre l’abus de pouvoir possible du fonctionnaire et ses garde-fous. « Ici, dans la sphère de l’État en tant qu’Universel en soi et pour soi, nous ne trouvons que des conflits non résolus. » Ce n’est donc que lorsque la société civile sera rationnelle dans son organisation, donc libérée de la contradiction due à l’exploitation de l’homme par l’homme, que la bureaucratie sera inutile.
L’État indépendant du corps social par le biais de la bureaucratie
Dans Le 18 Brumaire Marx va se livrer à une analyse en situation historique de la bureaucratie. Il voit dans la bureaucratie du Second Empire un dessaisissement de l’initiative locale. Tocqueville avait déjà noté que la centralisation conduit au despotisme, Marx cherche à comprendre la signification de classe de cette croissance du pouvoir gouvernemental et comment la conjoncture sociale de 1851 a pu rendre l’État indépendant du corps social par le biais de la bureaucratie. L’accroissement de la bureaucratie marque un dessaisissement du pouvoir politique : « on se rend compte immédiatement que, dans un pays comme la France où le pouvoir exécutif dispose d’une armée de fonctionnaires de plus d’un demi-million de personnes et tient, par conséquent, constamment sous sa dépendance la plus absolue une quantité énorme d’intérêts et d’existences […] où ce corps parasite, grâce à la centralisation la plus extraordinaire, acquiert une omniprésence, une omniscience, une capacité de mouvement accéléré et un ressort qui n’ont de comparable que l’état de dépendance absolue, la difformité incohérente du corps social – on comprend donc que dans un tel pays, l’Assemblée nationale, en perdant le droit de disposer des postes ministériels, perdait également toute influence réelle. »
« Le communisme consiste à faire revivre le commun, un commun qui soit réellement l’œuvre de tous et de chacun et la vraie figure de l’universel et non à attendre de la bienveillance d’une quelconque administration une meilleure organisation de la vie. »
Toute science étant pour Marx science de l’histoire, il faut comprendre la bureaucratie dans son émergence historique. Il n’y a pas d’essence intemporelle de la bureaucratie. « Ce pouvoir exécutif avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec sa machinerie d’État étendu et artificielle, son armée de fonctionnaires d’un demi-million d’hommes et son autre armée de cinq cent mille soldats, effroyable corps parasite qui recouvre comme une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, se constitua à l’époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité, qu’il aida à renverser. Les privilèges seigneuriaux des grands propriétaires fonciers et des villes se transformèrent en autant d’attributs du pouvoir de l’État, les dignitaires féodaux en fonctionnaires appointés, et la carte bigarrée des droits des souverains médiévaux contradictoires devint le plan bien réglé d’un pouvoir d’État, dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine. »
Une stérilisation de la société civile
De cette histoire de la centralisation bureaucratique résulte une stérilisation de la société civile : « Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d’intérêt supérieur, général, enlevé à l’initiative des membres de la société, transformé en objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école et la propriété communale d’une commune rurale jusqu’aux chemins de fer, aux bien nationaux et à l’Université nationale de France. » Et elle s’opère au service d’intérêts qui sont changeants selon les moments historiques : « Sous la monarchie absolue, pendant la première révolution et sous Napoléon, la bureaucratie n’était que le moyen de préparer la domination de la classe de la bourgeoisie. Sous la Restauration, sous Louis-Philippe, sous la république parlementaire, elle était l’instrument de la classe dominante […] Ce n’est que sous le second Bonaparte que l’État semble s’être rendu complètement indépendant. […] Cependant le pouvoir d’État ne plane pas dans les airs. Bonaparte représente une classe bien déterminée, et même la classe la plus nombreuse de la société française, à savoir les paysans parcellaires. » Moment de blocage car les paysans parcellaires ne constituent pas une classe et sont représentés par un pouvoir qui les domine. Marx dessine donc une histoire de la bureaucratie qui montre son essor, son autonomisation par rapport à la société civile et même par rapport aux intérêts qu’elle représente, ce qui redouble son caractère idéologique et bloque la contradiction dans la société
En d’autres termes, la bureaucratie en vient à représenter une classe sans conscience de classe rendant ainsi imperceptible son rôle idéologique. Faut-il y voir l’ancêtre de la bureaucratie gérante d’un État social face à des individus démunis et défendue par la gauche elle-même ?
Bureaucratie et administration
De fait Marx oppose la bureaucratie et l’administration. Critiquer la bureaucratie ne signifie en rien renoncer à une gestion centralisée et surtout consciente de la vie sociale, renoncer à un universel concrètement incarné dans le commun d’un monde social donné et collectivement géré. Marx écrit dans Le Capital, livre III : « Sur ce plan, la liberté ne peut consister qu’en ceci : l’homme socialisé, les producteurs associés, règlent de façon rationnelle ce processus d’assimilation qui les relie à la nature et le soumettent à leur contrôle commun, au lieu de se laisser dominer par lui comme par une puissance aveugle, l’accomplissant avec le moins d’efforts possibles et dans les conditions les plus conformes à leur dignité et à leur nature humaine. » Dans le premier livre du Capital, Marx décrit une planification autoritaire dans le communisme primitif ou les économies centralisées de type inca. Le pouvoir central règle d’une façon planifiée et autoritaire la division du travail social et de la production. Le travail y est commun, les individus pas différenciés. On ne peut que penser à la planification soviétique si loin de la pensée de Marx ! Ce système repose sur « l’immaturité de l’homme individuel qui n’a pas coupé le cordon ombilical qui l’unit à la communauté. » L’administration moderne ne peut suivre ce modèle. Elle sera administration des choses et non domination des hommes. Comme l’écrit Engels dans l'Anti-Dühring avec le communisme « le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. […] L’anarchie à l’intérieur de la production sociale est remplacée par l’organisation planifiée consciente. » Le gouvernement des hommes c’est la domination d’une partie des hommes sur une autre partie des hommes, les uns étant dominants, les autres dominés. L’administration des choses c’est la prise en main rationnelle et consciente du rapport de la communauté humaine à la nature pour permettre une vie plus humaine pour tous. Le communisme consiste à faire revivre le commun, un commun qui soit réellement l’œuvre de tous et de chacun et la vraie figure de l’universel et non à attendre de la bienveillance d’une quelconque administration une meilleure organisation de la vie.
Évelyne Buissière est philosophe. Elle est enseignante en classes préparatoires.
Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024