L’une des grandes angoisses contemporaines est l’impossibilité économiquede la reproduction. « L’inquiétude pour le pouvoir d’achat », évoquée dans le débat public, n’est pas seulement une inquiétude immédiate sur ses capacités de consommation, elle est une inquiétude quasiment anthropologique sur ses capacités matérielles de reproduction.
Parler du rôle de la famille dans la reproduction dans le cadre français renvoie presque immanquablement à interroger la transmission familiale des positions sociales favorables, la réalité de l’égalité des chances, l’immuabilité de la structure sociale qui assigne des places sociales par la naissance, à l’encontre de la vision méritocratique unanimement partagée. Pourtant, la vie économique ne se résume pas à la production et à la consommation mais doit également prendre en compte l’espace domestique et son travail reproductif. La reproduction sociale, c’est également, en termes plus prosaïques, la possibilité pour des individus de fonder une famille et de transmettre leur mode de vie à leurs enfants, c’est d’ailleurs le sens le plus souvent donné à ce terme dans les travaux internationaux.
Cette dimension de l’étude des inégalités et des déstabilisations contemporaines est essentielle. Elle est antérieure même à la question de la compétition scolaire et sociale entre les enfants et à la façon dont les familles sont équipées ou pas pour les orchestrer : a-t-on les moyens économiques et sociaux d’avoir une vie privée et de construire une famille ? Peut-on élever ses enfants dans des conditions satisfaisantes ? Dans les sociétés occidentales, le modèle dominant de la famille nucléaire impose des conditions économiques préalables : la décohabitation et l’autonomie financière. Comment les acquérir quand le marché du travail est difficile d’accès et instable, quand le coût du logement ne cesse de croître, quand l’instabilité des unions implique le risque de séparation ?
La décohabitation, un privilège économique
Fonder une famille n’a rien d’évident. En France, les jeunes ont plus de mal que dans d’autres pays à s’insérer dans le marché du travail à de bonnes conditions ; ils y entrent plus tard et sur des contrats moins stables. Cela conduit à ce qu’il leur soit parfois difficile de vivre de façon autonome. Les études montrent ici une disparité sociale importante : les jeunes de milieux plus favorisés économiquement décohabitent plus facilement car ils continuent à bénéficier d’aides familiales mais aussi parce que plus diplômés, leurs ressources personnelles sont plus rapidement suffisantes. Ainsi, la décohabitation, première étape vers la possibilité de fonder sa propre famille, apparaît comme un privilège économique. L’un des effets de la crise espagnole a été le retour au foyer parental de jeunes adultes ayant perdu leur emploi et désormais incapables de subvenir à leurs besoins. Les inégalités économiques mais, au-delà, l’instabilité engendrée par la financiarisation crée des difficultés à devenir adulte.
« Ne pas considérer le travail reproductif de la famille à sa juste valeur, économique et sociale, a des effets multiples : cela conduit à ne pas valoriser le travail gratuit des femmes dans l’espace domestique, et par ricochet, à sous-rémunérer les emplois du care, essentiellement féminins. »
Quand la famille est constituée, il faut maintenir sa stabilité économique. La vie quotidienne se financiarise, terme qui signifie que les soubresauts de la finance ont des effets concrets sur la vie domestique, que les ménages doivent prendre des décisions financières majeures et sont soumis à des risques nouveaux. Cela est visible dans les pays anglo-américains, où les réformes successives des systèmes de retraite ont conduit à les rendre bien moins sûrs et bien plus soumis aux choix individuels et à l’état de la Bourse ; c’est également vrai pour les assurances, notamment de santé, l’investissement immobilier ou encore le financement des études ; les dizaines de milliers de dollars annuels que les parents doivent débourser impliquent des montages financiers compliqués et pas toujours réussis, etc. La situation française est différente, du fait du maintien d’un système de retraite par répartition, d’une sécurité sociale qui continue à reposer sur un partage des risques et d’un enseignement supérieur public massif, mais on mesure aussi les tentations d’aller vers des assurances individuelles et un transfert des risques collectifs vers les ménages. Les politiques publiques sont alors concentrées sur le fait d’apprendre aux ménages à stabiliser leur argent dans ce nouvel environnement, en développant notamment l’éducation financière.
Inégalités de la stabilité
L’une des nouvelles lignes majeures d’inégalités est celle de la stabilité : celle-ci doit s’observer non pas seulement sous forme de stocks et de flux, mais aussi en matière de risques encourus. La dualisation du marché de l’emploi a conduit à un paradoxe qui est que ceux qui prônent la prise de risque sont souvent les mieux protégés. On peut ainsi distinguer ceux qui prennent des risques et ceux qui sont exposés au risque. Et cela a des effets massifs sur la possibilité de se reproduire, dans tous les sens du terme. Les hommes et les femmes ne sont pas touchés de la même manière par cette instabilité nouvelle et les risques de la financiarisation. Les femmes ont des revenus et des patrimoines moins importants que les hommes mais, au-delà, elles utilisent des produits financiers à la fois plus risqués (par exemple, elles contractent plus souvent des crédits à la consommation que des crédits immobiliers, source d’accumulation patrimoniale), et qui rapportent moins lorsqu’elles investissent. En outre, l’instabilité des unions a des effets économiques majeurs sur elles et sur leurs enfants : le taux de pauvreté des enfants vivant dans des familles monoparentales est deux fois plus élevé que ceux des familles avec deux adultes, le risque de pauvreté diminuant légèrement lorsque ce sont les pères qui résident avec les enfants.
« Lors des crises financières, les aides publiques sont bien plus souvent dirigées vers le monde industriel, le soutien à l’économie marchande
que vers les foyers. »
L’approche féministe est ici extrêmement féconde : non pas seulement en ce qu’elle souligne des différences entre hommes et femmes mais parce qu’elle conduit à analyser l’enjeu reproductif en termes économiques : de longue date, les féministes montrent que la famille, le corps, l’intime sont des espaces politiques, mais sont traversés aussi d’enjeux économiques et monétaires. Or cette question est souvent oubliée. L’un des exemples en est que lors des crises financières, les aides publiques sont bien plus souvent dirigées vers le monde industriel, le soutien à l’économie marchande que vers les foyers. Dès lors, c’est un argent davantage masculin qui est soutenu, mais, au-delà, c’est une sous-évaluation du rôle économique et social que joue la famille. Lors de la crise de la covid, l’État a versé des sommes considérables pour aider salariés et entreprises. Cela a conduit à une augmentation globale de l’épargne des Français. Pourtant, la pauvreté a été « démultipliée » selon les termes d’un rapport du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) : les familles les plus pauvres, dont les modalités de survie ont été mises en péril, n’ont pas bénéficié autant que les autres des aides, qui étaient avant tout pensées pour les situations professionnelles les plus stables. Les pouvoirs publics ont semblé découvrir le rôle de la cantine dans l’équilibre alimentaire de beaucoup d’enfants, celui des petits boulots dans l’équilibre économique des étudiants et globalement une vie économique sous les radars, faite de débrouille, où la reproduction est assurée par de multiples fils, soudain coupés.
« La vie économique ne se résume pas à la production et à la consommation mais doit également prendre en compte l’espace domestique et son travail reproductif. »
Ne pas considérer le travail reproductif de la famille à sa juste valeur, économique et sociale, a des effets multiples : bien sûr, cela conduit à ne pas valoriser le travail gratuit des femmes dans l’espace domestique, et par ricochet, à sous-rémunérer les emplois du care, essentiellement féminins. Cela conduit aussi à considérer que l’argent gagné sur le marché du travail est toujours plus légitime et méritant que celui des transferts sociaux. En l’associant à la dualisation du marché de l’emploi, confrontant les familles les moins riches à des revenus faibles et peu sécurisés, cela ne peut que renforcer l’écart des conditions économiques dans lesquelles les enfants sont élevés, et partant la reproduction, au sens cette fois de celle des places sociales.
Jeanne Lazarus est sociologue. Elle est chargée de recherches CNRS, Centre de sociologie des organisations (Sciences Po-CNRS).
Cause commune • mars/avril 2022