L’élection de Gabriel Boric et le processus en cours d’écriture d’une nouvelle Constitution représentent pour la gauche une opportunité historique de façonner un nouveau pacte social au Chili.
En octobre 2019, le vieux Chili a éclaté de manière inattendue. Une augmentation du prix du ticket de métro à Santiago a déclenché des semaines de protestations, menées notamment par des lycéens. Alors que la contestation s’intensifiait, le gouvernement de droite de Sebastián Piñera a répondu par une force policière disproportionnée. Puis, le 18 octobre, le gouvernement a ordonné la fermeture de toutes les stations, bloquant des millions de personnes dans les rues. En quelques heures, les manifestations sont devenues massives. À la nuit tombée, des barricades ont été érigées dans les quartiers pauvres et dans ceux habités par les classes moyennes. Le lendemain matin, plusieurs stations de métro de la périphérie de la capitale étaient en proie aux flammes. C’est le début violent de ce qu’on appellera bientôt l’« estallido social » (l’explosion sociale)[…].
« Le processus de changement au Chili est lié à une évolution politique plus large en Amérique latine, qui s’est exprimée de différentes manières dans chaque pays, du soulèvement colombien à l’élection de Pedro Castillo au Pérou et de Xiomara Castro au Honduras. »
Les mois de protestation qui ont suivi ont déclenché une crise qui couvait depuis le début du XXIe siècle. L’ordre néolibéral, conçu pendant la dictature militaire initiée en 1973 et poursuivi avec quelques réformes après la transition négociée vers la démocratie en 1990, était en péril. Le symbole le plus tangible de cette époque est la Constitution, ratifiée par le plébiscite frauduleux de la dictature de Pinochet en 1980. Le document a consolidé un mélange de démocratie limitée et d’économie de marché, orienté autour des intérêts des grandes entreprises. Il a transféré au marché des droits sociaux auparavant garantis par l’État, tout en affaiblissant les droits des travailleurs et des syndicats, réduisant ainsi leur pouvoir d’organisation. Ce n’est donc pas un hasard si le récent soulèvement s’est articulé autour de réclamations d’une nouvelle Constitution. Moins d’un mois après le début des manifestations, le gouvernement est contraint d’organiser un référendum appelant à se prononcer, ou non, pour un changement de Constitution. Une majorité écrasante approuve la mesure en octobre 2020 et, en mai 2021, les Chiliens retournent aux urnes pour élire une assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution. Les résultats sont surprenants. La droite remporte moins d’un tiers des sièges (ce qui était impensable quelques années auparavant), perdant ainsi son traditionnel droit de veto, tandis que les candidats indépendants et de gauche réalisent des gains importants. Bien que certaines alliances aient légèrement changé ces derniers mois, il existe toujours un bloc majoritaire solide attaché aux demandes populaires formulées pendant l’estallido.
Le problème constitutionnel
Dans les années qui ont précédé le soulèvement de 2019, l’idée de remplacer la Constitution commençait déjà à circuler dans les mouvements populaires. Pourtant, lorsque l’idée a été évoquée pour la première fois, lors des manifestations étudiantes de 2011, elle a été moquée par la droite et une bonne partie de la Concertation des partis pour la démocratie (bloc social-démocrate et centriste). Bien que le deuxième gouvernement de Michelle Bachelet ait proposé d’entamer un processus constituant, il n’a jamais existé une volonté politique réelle de le faire aboutir, et le projet est tombé à l’eau en même temps que les réformes des retraites et de l’éducation. Ce n’est qu’à la suite des manifestations que l’idée a émergé comme quelque chose de possible et d’urgent.
La dictature militaire de Pinochet avait autrefois considéré la réforme constitutionnelle avec la même urgence. Elle a commencé à élaborer une nouvelle Constitution peu après son arrivée au pouvoir, convaincue que le système démocratique ancré dans la Constitution de 1925 était obsolète. La junte militaire voulait éliminer la possibilité d’un nouveau projet révolutionnaire et anticapitaliste et changer radicalement l’économie, les institutions politiques et même le cœur et l’esprit des Chiliens. À la fin des années 1970, une petite commission mandatée par la dictature a présenté les premiers contours d’une nouvelle Constitution. Après avoir modifié le document pour concentrer et étendre son pouvoir, Pinochet le ratifie par un plébiscite sans listes électorales et sans opposition politique.
« C’est seulement face aux manifestations massives de protestation de 2019 que le gouvernement de droite a été contraint de reculer sur la question de l’ordre politique conçu sous la dictature. Cependant, le chemin vers l’Assemblée constituante n’a pas été facile. »
Au cours de la contestation de l’ordre autoritaire qui a débuté par d’énormes manifestations nationales en 1983, des demandes pour une nouvelle assemblée constituante ont commencé à émerger. Néanmoins, l’opposition modérée – l’alliance entre les démocrates-chrétiens et le parti socialiste – a fini par accepter le processus de transition décrit dans la Constitution de 1980, ce qui a conduit à la défaite du dictateur lors d’un référendum en 1988. Les dirigeants modérés ont fait pression pour réformer les aspects les plus antidémocratiques de la Constitution – comme l’interdiction des partis marxistes – par le biais de négociations avec le régime en 1989.
Ces négociations ont permis à une série de mécanismes antidémocratiques de survivre pendant la transition, notamment la présence de sénateurs nommés (composés d’anciens membres de la Cour suprême, des forces armées et d’autres institutions de l’État, tous nettement conservateurs), un système électoral binominal qui permettait à la droite de contrôler la moitié du Congrès avec environ un tiers des voix, et l’incapacité du président à révoquer le haut commandement des forces armées, entre autres règles. Toutefois, certains changements ont été obtenus en 2005 – comme la fin des sénateurs nommés –, une fois de plus grâce aux négociations entre la Concertation et la droite. Mais l’exigence d’une nouvelle Constitution démocratique a été mise de côté au profit de la stabilité politique. Cet objectif est resté une aspiration de la gauche (principalement du PC et d’autres petits groupes radicaux) qui a été exclu des termes de la transition.
La gauche et la Convention constitutionnelle
La Constitution était un projet fondateur de la dictature et a joué un rôle important dans la transition incomplète vers la démocratie. Mais elle posait également de sérieux problèmes pour le fonctionnement de la démocratie, en raison des « lois organiques » qui réglementent des aspects centraux de l’État et de l’économie, et d’un tribunal constitutionnel composé de juges conservateurs, qui bloque de nombreuses lois réformistes approuvées par le Congrès.
C’est seulement face aux manifestations massives de protestation de 2019 que le gouvernement de droite a été contraint de reculer sur la question de l’ordre politique conçu sous la dictature. Cependant, le chemin vers l’assemblée constituante n’a pas été facile. La répression des manifestations de 2019 s’est appuyée sur des déclarations spectaculaires de « guerre » prononcées par Sebastián Piñera, des violations des droits de l’homme et le déploiement de l’armée dans les rues, rappelant les moments les plus sombres de la dictature militaire. Dans un contexte de crise croissante, le Congrès national a négocié l’accord pour la paix et la nouvelle Constitution, qui a été signé le 15 novembre, moins d’un mois après le début des manifestations.
Une grande partie de la gauche du Congrès – en particulier le PC et certaines parties du Front large (Frente Amplio) – était sceptique et n’a pas signé l’accord. L’un des points les plus sensibles était l’exigence d’une majorité des deux tiers des délégués au congrès pour l’approbation de nouveaux articles, ce qui, étant donné l’équilibre des forces électorales à l’époque, semblait donner à la droite un droit de veto virtuel. Malgré ces limites, d’autres ont estimé que la situation offrait une occasion sans précédent de mettre un terme à la démocratie néolibérale de la transition. C’est ainsi que Gabriel Boric, jeune député du Front large et ancien leader étudiant, l’a perçu, lorsqu’il a signé le document, malgré la position de son propre parti. Ce geste a marqué le lancement de la candidature de Gabriel Boric comme leader national puisque sa position était partagée par une majorité de Chiliens. Lors du référendum d’octobre 2020, près de 80 % des voix se sont exprimées en faveur de la formation d’une convention constituante.
« L’élection de Gabriel Boric marque la fin de l’ordre politique de la transition, autrefois dominé par la Concertation et la droite traditionnelle. Néanmoins, la force de l’extrême droite atteste la fragilité de l’ordre politique chilien et la contingence des gains réalisés par la gauche. »
Aux élections des délégués à la convention, qui ont eu lieu en mai 2021, la droite a été réduite à une minorité sans le droit de veto auquel elle était habituée. Au lieu de cela, les forces de la gauche indépendante ainsi que les partis historiques de la gauche ont obtenu un grand nombre de délégués. Avec les représentants des sièges réservés aux peuples indigènes, ils pouvaient former un bloc majoritaire, malgré d’importantes différences entre eux. Le résultat a également eu un effet sur la course à la présidence. L’alliance de gauche composée principalement du Front large et du Parti communiste (le Parti socialiste a décidé de rester avec les chrétiens-démocrates) a remporté un nombre impressionnant de voix lors des élections primaires. Pendant ce temps, la droite traditionnelle a eu du mal à convaincre les électeurs qu’elle était ouverte à des réformes limitées du néolibéralisme oligarchique et réactionnaire. Signe de la profondeur de la crise politique à droite, un candidat d’extrême droite, José Antonio Kast – qui défend ouvertement la dictature militaire, critique le gouvernement Piñera et s’identifie au président brésilien Jair Bolsonaro – mène désormais la réaction conservatrice contre les manifestations et la nouvelle Constitution.
Alors qu’au premier tour de l’élection présidentielle, José Antonio Kast devance (27,9 %) Gabriel Boric (25,8 %), c’est Gabriel Boric qui remporte finalement l’élection au second tour le 19 décembre avec près de 56 % des voix. L’élection de Boric marque la fin de l’ordre politique de la transition, autrefois dominé par la Concertation et la droite traditionnelle. Néanmoins, la force de l’extrême droite atteste la fragilité de l’ordre politique chilien et la contingence des gains réalisés par la gauche.
Le processus constitutionnel est une opportunité historique pour la gauche chilienne. Premièrement, il représente l’institutionnalisation du conflit déclenché par le soulèvement d’octobre 2019. Malgré le caractère fortement anti-partis des manifestations, la gauche a été capable de se connecter au nouveau sens commun, créé par les gens dans les rues, et de le canaliser en une force de changement. Elle est, notemment, la force politique la mieux préparée à défendre les causes féministes, écologistes et indigénistes, largement ignorées durant la transition. Ces dernières seront probablement les fondements politiques du nouvel ordre constitutionnel.
Il est fort possible que la convention supprime les éléments les plus saillants de la Constitution de 1980, tels que les enclaves autoritaires restantes ou la notion plutôt rigide de propriété privée, qui a permis la marchandisation des droits sur l’eau. Parmi les points essentiels de la convention figurent la reconnaissance constitutionnelle des peuples indigènes, de nouvelles définitions de la société et de la famille, qui permettront des changements législatifs tels que la légalisation de l’avortement, et des limites efficaces et concrètes à l’exploitation des environnements naturels par les sociétés transnationales d’exploitation minière, forestière et de pêche. Et la convention devrait « démarchandiser » les systèmes de sécurité sociale, de santé et d’éducation. Toutes ces demandes s’alignent sur l’agenda historique de la gauche.
Mais il y a aussi des risques politiques à considérer. La durée et le caractère divisé de la convention constituante menacent déjà d’aliéner une grande partie de l’opinion publique, ce qui pourrait affecter la légitimité du texte qui en sortira. La droite et les médias conservateurs sont déterminés à discréditer la convention, en utilisant toute erreur ou tout retard pour étayer leur point de vue. En même temps, des désaccords sur des questions clés concernant le système judiciaire ou la nature des futures institutions politiques ont divisé le camp progressiste. Si de nouvelles discordances surgissent, la gauche devra trouver un équilibre entre le respect de ses engagements historiques et le fait de ne pas compromettre le succès global des délibérations.
Au-delà des partis, demeure aussi le risque que certains aspects de la plate-forme progressiste finissent par inspirer plus de division que d’unité. L’Américaine Nancy Fraser a théorisé la différence entre une « politique de reconnaissance » et une « politique de redistribution ». La première, qui est largement soutenue par les jeunes générations, valorise la diversité et la différence. Ces aspirations ne devraient pas être les seuls objectifs ; sans une politique de redistribution qui l’accompagne, la politique de reconnaissance peut s’avérer aliénante pour certains électeurs. À cette fin, le bloc de gauche au congrès devrait mettre l’accent sur les changements à apporter à la Constitution pour établir le droit de se syndiquer, le droit de grève et d’autres lois qui auraient un impact direct sur la vie de millions de travailleurs.
Le processus de changement au Chili est lié à une évolution politique plus large en Amérique latine, qui s’est exprimée de différentes manières dans chaque pays, du soulèvement colombien à l’élection de Pedro Castillo au Pérou et de Xiomara Castro au Honduras. Il existe des signes d’une restructuration mondiale dans le sillage de la pandémie de covid-19, caractérisée par le désir d’un plus grand contrôle des flux de capitaux et une prise de conscience de la nécessité de réduire l’extrême concentration des richesses et de prendre plus au sérieux le changement climatique. Si le monde entre dans une phase post-néolibérale – ce qui n’est en aucun cas une certitude –, le Chili peut servir de guide et de laboratoire, comme il l’a fait dans la seconde moitié des années 1970, lorsqu’il est devenu le pionnier de la réforme économique néolibérale radicale. Aujourd’hui, la gauche chilienne a l’occasion de contribuer à la construction d’un nouvel ordre qui pourrait façonner les structures sociales, économiques et politiques du pays pour les années à venir, et qui pourrait également avoir d’importantes répercussions régionales et mondiales. Le remplacement de la Constitution n’est pas la même chose qu’une révolution, ni qu’un changement immédiat dans les relations de pouvoir. Mais il représente le dépassement définitif de la longue dictature militaire et de ses héritages néolibéraux, ainsi qu’une amélioration radicale des possibilités de développer un programme progressiste solide pour avancer vers le socialisme démocratique.
Marcelo Casals est docteur en histoire. Il est actuellement postdoctorant à l'Institut latino-américain de l'université libre de Berlin.
Texte traduit par Élodie Lebeau, « The end of Neoliberalism in Chile », Dissent, janvier 2022.
Cause commune • été 2022