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Introduction du dossier : États-Unis d’Amérique, crise de l’impérialisme ?

Dès que l’on considère un des grands enjeux sociaux, politiques ou écologiques de notre époque, il est rarement possible de ne pas faire allusion aux États-Unis d’Amérique. La destinée de ce géant est inextricablement liée au sort commun de l’humanité, en raison de son poids économique, scientifique, militaire, démographique, culturel.

Par Constantin Lopez, Laura Isnard et Nicolas Lambert

Les États-Unis sont toujours aujourd’hui l’hégémon (la puissance dominante), de plus en plus contesté, mais encore indétrôné, qui prétend tirer les ficelles des relations entre États, décider de la guerre ou de la paix, exporter ses conceptions économiques et culturelles au monde entier, par la force ou à travers un soft power (pouvoir d’influence, littéralement : « pouvoir doux ») dont on voit bien ce qu’il a de power, mais plus difficilement ce qu’il a de soft.

Une puissance dominante sur le plan mondial
Les États-Unis ne sont pas seulement un pays, un État ou un peuple, c’est une entité internationale. Leur monnaie est la monnaie de réserve mondiale, proclamée as good as gold (aussi bonne que l’or) en 1944, et demeurée telle malgré l’abolition unilatérale de sa convertibilité en or dans les années 1970 ; leur système de paiement est le système de paiement international. Ils dominent la plus grande alliance militaire du monde – l’OTAN – et exercent un contrôle sans égal sur les institutions régulant l’ordre économique mondial (Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce, Banque mondiale). Dans ce pays sans langue officielle, on recensait en 2013 rien moins que 381 langues parlées – dont 169 indigènes. La langue du gouvernement et de l’administration, l’anglais, est la troisième langue maternelle dans le monde, et la première en nombre de locuteurs ; sa variante globish, omniprésente, parfois snobe, souvent irritante, est la langue internationale par excellence. Champions de l’entertainment (industrie du divertissement), les États-Unis figurent parmi les plus grands producteurs et distributeurs de films, de musique, de jeux vidéo ; la Silicon Valley et les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) – tous états-uniens – sont à l’avant-garde des technologies de l’Internet qui façonnent la façon dont nous percevons et construisons le monde contemporain. Leurs entreprises, présentes aux quatre coins du globe, manœuvrent, restructurent et déstructurent tant d’économies, de sociétés et d’écosystèmes, au Nord comme au Sud, etc.

L’incarnation en quelque sorte du capitalisme
Les États-Unis ne sont pas juste un pays capitaliste, ils incarnent en quelque sorte le capitalisme. Leur histoire condense l’intégralité de l’histoire de ce mode de production, depuis la période d’accumulation primitive et la colonisation. D’abord colonie britannique, la Nouvelle Angleterre se construit au cours de la période d’accumulation primitive du capitalisme dans l’affrontement avec les puissances européennes concurrentes de l’Angleterre, en rivalité avec les peuples indigènes, puis contre l’Angleterre elle-même. Plaque tournante du commerce triangulaire, les négociants originaires de ce territoire s’enrichiront grâce à la traite négrière et à l’exportation de produits extraits des colonies et tirés de l’exploitation éhontée d’une main-d’œuvre soumise à des traitements abjects. Les États-Unis d’Amérique, constitués après la proclamation de l’indépendance en 1776, n’auront de cesse de s’étendre vers l’ouest, annexant tous les territoires situés sur leur course vers le Pacifique ; puis pivotant vers le sud, ils annexeront des territoires mexicains et aspireront dans leur giron des colonies espagnoles en lutte pour leur indépendance ; avec la doctrine Monroe de 1823 et la proclamation de la « Destinée manifeste », ils se réserveront le droit d’imposer leur domination et leurs institutions sur les territoires et les populations situés dans leur sphère d’influence « naturelle », à commencer par l’Amérique latine. Les matières premières extraites des plantations sudistes, notamment le coton, joueront un rôle clé pour permettre la révolution industrielle. Dans le développement industriel lui-même, les États-Unis joueront un rôle majeur. Pionniers de l’organisation scientifique du travail avec le taylorisme, ils sont parmi les premières nations à expérimenter le processus de concentration qui donne naissance au capitalisme monopoliste, dominé par des entreprises géantes, par opposition au capitalisme concurrentiel de l’époque de Marx. Ces firmes, dans les conditions qui sont les leurs, prendront la forme de trusts, avec un actionnariat dispersé déléguant à un représentant la gestion des affaires courantes. Aux États-Unis, le marché est omnipotent. Presque tout peut s’acheter : les armes, la santé, l’éducation, même les élections à certains égards ; il y existe des armées privées, sans parler des prisons.

« D’abord colonie britannique, la Nouvelle Angleterre se construit au cours de la période d’accumulation primitive du capitalisme dans l’affrontement avec les puissances européennes concurrentes de l’Angleterre, en rivalité avec les peuples indigènes, puis contre l’Angleterre elle-même. »

Les États-Unis ont toujours été le pays de la finance de marché et de la bourse, même dans les périodes où la banque et le crédit étaient dominants dans le financement de l’activité économique. Alors que le crédit bancaire, qui repose sur la création monétaire ex nihilo (à partir de rien), est plus aisément contrôlable par la puissance publique et orientable à travers les politiques économiques, la finance de marché fait du capital nécessaire au financement des activités économiques une simple marchandise vendue sur un marché par des détenteurs de capitaux, et donne à ceux-ci un pouvoir accru pour décider de l’orientation du système productif, et une plus grande autonomie vis-à-vis de la puissance publique.

Un pays de paradoxes et de contrastes
Souligner le caractère paradoxal de ce pays est devenu un lieu commun. L’hyperpuissance américaine incarne aujourd’hui plus que jamais l’hypocrisie à l’état pur du système de valeurs capitaliste, caractérisé par le couple marché/ répression : la liberté (d’exploiter) a besoin d’institutions (répressives) et de protection (militaire). Derrière chaque Chicago Boy (le surnom de Chicago Boy désigne un groupe d’économistes chiliens des années 1970, formés à l’université de Chicago et influencés par Milton Friedman) prenant la défense de conceptions économiques ultralibérales, il y a un Pinochet qui veille. Les États-Unis ont un taux d’incarcération astronomique (666 prisonniers pour 100 000 habitants en 2016, soit le plus élevé au monde) et pratiquent toujours la peine de mort. Seule puissance de l’histoire à avoir jamais vitrifié une ville par le feu nucléaire, ils sont aujourd’hui les plus fervents défenseurs de la non-prolifération (des autres). Premiers sponsors du terrorisme – songeons par exemple aux talibans et aux contras nicaraguayens –, ils affirment mener une lutte résolue contre celui-ci. Proclamant le droit à l’autodétermination des peuples, ils sont des instigateurs notoires d’interventions militaires, de coups d’État ou de révolutions colorées à travers le monde. Il semblerait, à les entendre, que la liberté et les droits de l’Homme cessent automatiquement d’être bafoués dès lors que l’on compte parmi les alliés de l’Oncle Sam. Le cas de Cuba représentant certainement un summum de cette hypocrisie : le seul centre de torture de l’île se situe à Guantanamo, soit un territoire annexé de force, et toujours sous juridiction états-unienne.

« Pays de contrastes, avec des niveaux d’inégalités dignes d’une république bananière, les États-Unis sont, par bien des aspects, sous-développés. »

Pays de contrastes, avec des niveaux d’inégalités dignes d’une république bananière, les États-Unis sont, par bien des aspects, sous-développés. La misère et la précarité frappent une part très importante de la population, qui s’est habituée à vivre dans un habitat dégradé (mobil homes, tentes…), à ne pas pouvoir étudier ni se soigner correctement. La dette étudiante est devenue un marché, et il est commun pour un étudiant de terminer ses études surendetté. Au niveau national, le salaire minimum est extrêmement bas : 7,20 dollars de l’heure en 2019, avec un pouvoir d’achat équivalent à environ 5,43 euros. Le néolibéralisme est parvenu à faire du « chacun pour soi » la règle dans le domaine social et économique. La solidarité se replie au sein de la famille et de la communauté, notamment religieuse. La situation de la classe ouvrière aux États-Unis s’est particulièrement dégradée depuis la mise en place des politiques d’inspiration néolibérale pilotées par les transnationales.

« Pionniers de l’organisation scientifique du travail avec le taylorisme, ils sont parmi les premières nations à expérimenter le processus de concentration qui donne naissance au capitalisme monopoliste, dominé par des entreprises géantes, par opposition au capitalisme concurrentiel de l’époque de Marx. »

Un colosse aux pieds d’argile
Coincés entre la concurrence de la haute technologie japonaise, coréenne ou européenne, et l’enclume des bas salaires des pays sous-développés, les États-Unis ont peu à peu vu décroître leur domination productive tous azimuts, et se sont vidés d’une partie de leur base industrielle. Leurs propres firmes transnationales ont cherché à acquérir davantage d’actifs à l’étranger, en s’appuyant sur la force du dollar et sur la capacité des États-Unis à s’endetter quasiment sans limites. La reproduction des États-Unis en tant qu’hégémon mondial dépend ainsi de plus en plus de deux piliers complémentaires : le dollar et le secteur militaro-industriel. Le dollar permet au pays de s’endetter sans limites pour financer son industrie militaire, tandis que la supériorité militaire (avec son pendant technologique) permet en retour la défense des intérêts états-uniens à l’étranger et de l’hégémonie du dollar, rendant même possible, dans certains cas, la destruction des États menaçant cette domination. Sur le plan interne, l’économie du pays devient de plus en plus sclérosée et parasitaire. D’un côté, on assiste au développement d’un secteur d’activité globalement improductif (tel que les services de livraison à domicile ou certaines strates du management) et à la concentration des revenus dans les franges de la population bénéficiant de la rente impérialiste, extraite de la main-d’œuvre à bas coût du Sud par les firmes multinationales et leurs réseaux de filiales et de sous-traitants. De l’autre, le prolétariat états-unien est victime de la dégradation de ses conditions de travail, de la précarité, et voit sa qualité de vie et ses perspectives d’emploi se dégrader au cours du temps, tandis que renaît un sous-emploi déguisé sous forme de bullshit jobs (boulots à la con) aussi inutiles que mal payés…

La fuite en avant dans ce modèle conduit à l’escalade militaire, à la destruction environnementale, mais aussi à l’exacerbation des tensions sociales dans le monde et à l’intérieur même de ce pays. Malgré leurs démonstrations de force, les États-Unis apparaissent de plus en plus comme un colosse aux pieds d’argile, et sont traversés par des contradictions dont on ne voit pas comment elles pourraient être solubles dans le cadre du système actuel. Le succès de Donald Trump, qui prétend rendre sa grandeur à l’Amérique, dit bien cela. Il traduit la réalité d’un déclin notable depuis les années 1970, la remise en cause du dollar, du capitalisme sous hégémonie états-unienne. Mais cette crise s’étend en longueur. L’émergence d’un monde de plus en plus multipolaire, dans lequel il faut souligner le rôle de la Chine, indique une vive contestation du leadership états-unien et, à n’en pas douter, du système qu’il véhicule. Sur le plan interne, le retour assumé des idées « socialistes » au sein même du Parti démocrate n’annonce-t-il pas un changement d’époque, montrant qu’il est possible, même aux États-Unis, de penser à un avenir débarrassé du capitalisme ? Avec ce qui est peut-être la fin de l’ère américaine, pourrait s’ouvrir donc non seulement le passage à un nouvel ordre international, mais aussi, espérons-le, le dépassement du capitalisme et de sa version néolibérale actuelle. 

* Constantin Lopez, Laura Isnard et Nicolas Lambert sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020