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Appréhender au mieux la question de la diversité nécessite de l’inscrire dans une problématique large, associant égalité, identité sociale, majorité…

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La lutte en faveur de la « diversité », des « minorités visibles » et des groupes discriminés, s’est imposée dans le débat public. La célébration et la reconnaissance des différences semblent même s’identifier purement et simplement à l’idée de justice sociale. Une société juste serait une société débarrassée du racisme, du sexisme et de l’homophobie. À l’intérieur de ce cadre, les discussions politiques prennent pour objet les intérêts matériels ou symboliques de la « diversité ». On s’interroge sur l’égalité des chances, la discrimination positive, la mise en place de quotas. On discute de la place à accorder aux revendications mémorielles. On réfléchit à la mise en œuvre de campagnes de sensibilisation pour faire « évoluer les mentalités ».
La promotion de la diversité fait désormais (presque) consensus. Aux États-Unis, l’élection d’Obama a été présentée comme le symbole d’une société acceptant mieux les minorités. En France, le président Sarkozy lui-même avait commencé son mandat en ouvrant certains ministères à des personnes « issues de la diversité ». La critique de cette conception de la justice est cependant indispensable. Non bien sûr pour évacuer purement et simplement la question de la diversité, mais pour la réinscrire dans une problématique plus large.

L’oubli de l’égalité
La « promotion de la diversité » peut venir se substituer à une conception de la justice centrée autour de la question de l’égalité. Avec le thème de la diversité, la justice sociale peut être complètement déconnectée de la question de l’égalité matérielle. Désormais, une société pourra être qualifiée de juste tout en étant de plus en plus inégalitaire. L’horizon ne sera plus la réduction des inégalités, l’atténuation des hiérarchies sociales, mais la diversité au sein de la classe dominante. Walter Benn Michaels, auteur d’un livre au titre éloquent La diversité contre l’égalité, écrit :
« Si ceux qui gagnent plus d’argent que tout le monde ne sont que des Blancs et des hommes, il y a un problème ; si l’on trouve parmi eux des Noirs, des basanés et des femmes, il n’y a plus de problème. Si votre origine ou votre sexe vous prive des chances de réussite offertes aux autres, il y a un problème ; si c’est votre pauvreté, il n’y en a pas ».
On peut décliner cette critique dans plusieurs domaines. La loi sur la parité homme/femme en politique par exemple. Elle a eu des effets symboliques importants. Mais elle a en réalité surtout assuré la présence de femmes des classes supérieures aux côtés d’hommes des classes supérieures sur les bancs de l’Assemblée nationale. Quant à l’absence des ouvriers et des employés, hommes ou femmes, sur ces mêmes bancs, on ne s’y intéresse guère. De là à considérer qu’il s’agit d’un problème politique !
Des inégalités sociales, désormais, on ne parle plus. Elles font aujourd’hui partie du décor ; on les a déclarées naturelles et même bénéfiques. La seule préoccupation désormais est la composition de l’élite et l’exigence qu’elle reflète en son sein la diversité sociale, c’est-à-dire que la proportion des femmes, des homosexuels et des personnes de couleurs y soit la même que dans la société.

« Avec le thème de la diversité, la justice sociale peut être complètement déconnectée de la question de l’égalité matérielle.»

Dans ce nouveau discours, les classes populaires n’existent pas. Elles sont hors champ. Cette obsession pour les modalités de recrutement de l’élite se double d’une indifférence complète pour la diversité au sein des catégories défavorisées socialement. François Dubet écrit dans un article du Monde (30/11/2009) à propos de l’école :
« Si nous sommes indignés par la faible part des enfants de travailleurs et des enfants issus des minorités discriminées parmi les élèves des classes préparatoires et des grandes écoles, nous le sommes beaucoup moins par leur sur-représentation dans les filières scolaires les moins valorisées leur promettant les emplois les plus précaires, les plus mal payés et les plus pénibles : près de 80 % des élèves en CAP sont d’origine populaire. Nous sommes plus sensibles à la diversité dans les grandes écoles que dans la grande distribution et les travaux publics ».
La remarque vaut bien sûr pour les femmes. « On sait aussi, lit-on dans le même article, que la part des femmes dans les élites s’est élevée sans que la situation moyenne des femmes dans le monde du travail se soit améliorée de façon parallèle : quelques filles accèdent à l’École polytechnique, mais 61 % des emplois peu qualifiés et 82 % des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes ».

L’oubli de l’identité sociale
Non seulement, l’idéologie dominante ne parle plus des classes populaires, des ouvriers et des employés, mais les intéressés eux-mêmes ont trop souvent cessé de se penser à travers ces catégories. On se vit comme « Arabe », « Turc », « Français de souche » ou « Antillais ». Mais on ne se vit plus comme ouvriers ou employés, on ne se vit plus comme membre d’une classe sociale.
De curieux ensembles apparaissent alors. Le jeune intérimaire d’origine algérienne devient le frère du prince saoudien milliardaire, au prétexte qu’ils sont l’un et l’autre musulman. Arnaud Lagardère, autre milliardaire, devient, parce qu’il est blanc, le semblable de madame Dupont, caissière dans la grande distribution. Ceux que presque tout réunit au quotidien parce qu’ils occupent une position subordonnée dans les rapports de domination (mêmes conditions de travail, même absence de protections, même rapport à l’avenir, etc.), ceux-là se méfient les uns des autres.
Sans être à l’origine de cette transformation des identités, le discours sur la diversité contribue à rendre invisible les appartenances de classes. La promotion de la diversité, sous couvert de tolérance et de pluralisme, est en réalité une assignation identitaire. Elle somme les individus de s’identifier à partir d’une seule appartenance : l’origine culturelle ou la couleur de peau. La multiplicité des appartenances (nationales, sociales, géographiques, etc.) s’évanouit.

L’oubli de la majorité
La lutte en faveur de la diversité peut empêcher la construction d’un nouveau « grand récit » susceptible d’unir les dominés en des majorités nouvelles. Félix Guattari et Daniel Cohn-Bendit par exemple écrivaient en 1986 : « Quelle ineptie que de prétendre accorder sur une même vision des choses, les immigrés, les féministes, les rockers, les régionalistes, les pacifistes, les écologistes et les passionnés d’informatique ». Pourtant, n’en déplaise à nos deux penseurs « radicaux », cette fragmentation des revendications, cette dissolution des dominés en une kyrielle de sous-groupes encore divisibles (les rockers régionalistes pacifistes ne devant pas être confondus avec les rockers régionalistes qui ont délaissé la non-violence, etc.), est le rêve de toutes les classes dominantes de l’histoire. Le vieil adage politique – « diviser pour mieux régner » – s’accommode très bien de la « valorisation des minorités ».

« Non seulement, l’idéologie dominante ne parle plus des classes populaires, des ouvriers et des employés, mais les intéressés eux-mêmes ont trop souvent cessé de se penser à travers ces catégories.»

Il n’y a de progrès social que là où les masses se mobilisent. Et cette mobilisation suppose toujours un « grand récit » capable d’intégrer la diversité des intérêts en présence. C’était tout l’enjeu par exemple de l’adoption du terme « prolétaire » au XIXe siècle qui permettait de dépasser la séparation des dominés en corps de métiers distincts.
On n’échappe pas aux « grands récits ». Et l’histoire, comme la nature, ayant horreur du vide, le reflux du grand récit ouvrier, une libération pour nos penseurs « radicaux », s’est accompagné de la montée en puissance d’un nouveau grand récit, néolibéral cette fois, dans lequel la promotion de la diversité a toute sa place.

L’égalité contre la diversité ?
Croyant lutter contre ces trois oublis, certains ont décidé de choisir l’égalité contre la diversité. Le souci de la diversité est alors conçu comme une préoccupation « petite-bourgeoise ». Pensons à la manière dont sont distinguées les questions dites « sociales » et les questions dites « sociétales ». On veut parfois suggérer par là qu’il y aurait des questions sérieuses, prioritaires, et des questions seulement secondaires, mobilisées pour faire oublier les questions sociales. Pourtant, au moins deux raisons empêchent de choisir l’égalité contre la diversité.
Première raison, qu’il faut rappeler malgré son évidence : des injustices subsisteraient quand bien même il n’y aurait plus d’injustices économiques. Pourquoi n’y aurait-il plus d’agressions homophobes ? Pourquoi la violence faite aux femmes disparaîtrait-elle ? Si l’on peut établir des liens entre sexisme et capitalisme, on ne peut pourtant déduire le premier du second. Faut-il imaginer, dernier exemple, qu’une fois le capitalisme dépassé, il serait impossible de voir une religion en dominer une autre ? On peut sérieusement en douter.
Deuxième raison : il est en réalité impossible de distinguer dans de nombreuses situations les deux questions évoquées ci-dessus. Il n’y a pas d’un côté le « social » et de l’autre le « sociétal », mais un enchevêtrement. Dès lors, choisir l’égalité contre la diversité, ce serait occulter de nombreux problèmes des classes populaires elles-mêmes. Le monde du travail est en effet traversé par la question sexuelle. Les emplois à temps partiel contraint par exemple concernent davantage les femmes des classes populaires que les hommes. Certains types d’emplois, qui sont l’occasion de souffrances spécifiques, sont quasi exclusivement féminins (le travail en caisse dans la grande distribution par exemple). Et on peut dire de même de la question « ethnique ». Elle structure elle aussi en partie le monde économique. Les personnes de « couleurs » sont sur-représentées dans certaines catégories d’emplois difficiles, elles sont plus touchées que leurs homologues « blancs » des classes populaires par le chômage, etc. Dans chacun de ces exemples, la référence à la classe sociale ne permet pas de décrire entièrement le sort des plus démunis. Cette imbrication, finalement, n’est rien d’autre que la manifestation de la pluralité des appartenances composant les identités.

Articuler égalité et diversité
Il n’y a donc pas d’autre issue que d’articuler les notions de diversité et d’égalité. La philosophe américaine, Nancy Fraser dans Qu’est-ce que la justice sociale ?, propose une perspective intéressante : articuler égalité et diversité en matière de revendication et toujours veiller à ce que les remèdes à l’une des injustices n’aggravent pas l’autre injustice.
Par exemple, la lutte contre les inégalités peut viser davantage de redistribution au moyen de l’impôt. Fraser suggère que ce type de remède est problématique parce qu’il risque d’accroître les discriminations à l’égard des populations bénéficiaires de cette redistribution. En effet, la politique redistributive produit la représentation de groupes sociaux « assistés », incapables de se prendre en main et bénéficiant de traitements de faveur. Il faut donc envisager d’autres remèdes qui n’induisent pas ces représentations méprisantes ; par exemple, la réduction des écarts de salaires, la hausse des bas salaires, la gratuité pour tous de certains biens, la reprise en main de la gestion des entreprises par l’appropriation sociale des moyens de production, etc.
Autre exemple, les luttes portant sur l’identité peuvent parfois constituer de sérieux obstacles aux revendications égalitaires. Elles peuvent notamment justifier, au nom du droit à la différence, des formes de domination à l’intérieur de communautés. Elles peuvent aussi conduire au séparatisme culturel de tel ou tel groupe (c’est ainsi que Gilles Kepel analyse le salafisme en France), séparatisme rendant les alliances entre groupes dominés de plus en plus improbables. Comment les luttes relatives à l’identité peuvent-elles devenir compatibles avec celles relatives à l’égalité ? Elles doivent chercher, selon Fraser, non pas à renforcer les différences entre les groupes, mais plutôt à relativiser l’importance des identités dans la vie sociale. S’il faut revaloriser les identités méprisées, ce n’est pas pour mettre en avant leurs spécificités, mais pour faire en sorte que l’identité ne soit plus déterminante dans l’accès à l’emploi, au logement, etc.

Aurélie Fiorel est philosophe.

Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018