Dans les dictionnaires, la démocratie est une « sorte de gouvernement où le peuple a toute l’autorité » mais, quand on y regarde de plus près, chacun interprète cela à sa façon.
Voici une promenade, incitative et non synthétique, dans un échantillon de dictionnaires (de langue, encyclopédiques, biographiques, d’apparence neutre ou non), entre 1704 et 1899.
Il ne suffit pas de regarder les entrées Démocratie. Le sujet est parfois mieux traité ailleurs, par exemple à Anarchie, Absolu, Cens, Citoyen, Démagogie, Despotisme, Égalité, Élection, Esclavage, Gouvernement, Législateur, Liberté, Peuple, Politique, Représentant, République, Souveraineté, Suffrage, Tyrannie, Vote, etc., voire à des noms d’auteurs ou de pays. Le contournement de la censure en est souvent la cause. Au cours de ces deux siècles, « démocratie » n’est pas le contraire de « dictature », terme non péjoratif qui désignait « une magistrature suprême et temporaire à laquelle on avait recours au moment du danger », en souvenir de l’histoire romaine. Elle peut s’opposer à l’« ochlocratie » : « terme de Gouvernement, où la seule populace peut tout, au préjudice du bon & notable bourgeois » (dit le Dictionnaire de Trévoux, 1704-1771, proche des jésuites).
Au siècle des Lumières
En fait, tous ces termes revêtent des sens flottants. La république reste la « chose publique » et ne s’oppose pas forcément à la monarchie tempérée par une charte ou une constitution, elle peut aussi s’opposer à la démocratie. L’aristocratie ne désigne pas toujours une noblesse héréditaire, elle peut être élective, résulter d’une sélection par l’argent ou par le savoir. Le mot « peuple » est plus qu’ambigu. Dans l’Encyclopédie Diderot-d’Alembert, Jaucourt, auteur de cette entrée (et de Démocratie), le reconnaît honnêtement : « Nom collectif difficile à définir, parce qu’on s’en forme des idées différentes dans les divers lieux, dans les divers temps, et selon la nature des gouvernements. » Il ajoute : « Autrefois, le peuple était l’état général de la nation, simplement opposé à celui des grands et des nobles. Il renfermait les laboureurs, les ouvriers, les artisans, les négociants, les financiers, les gens de lettres, et les gens de lois. » Il note enfin qu’on a souvent tendance à confondre le peuple et la « populace » (grossière, superstitieuse, vagabonde, ivrogne).
Jusqu’aux deux tiers du XVIIIe siècle, les dictionnaires proches de l’Église exaltent en général le « droit divin ». Ceux plus ouverts mettent en avant le modèle de l’Angleterre, où existe une certaine liberté et où une (bonne) aristocratie domine. Il existe aussi une aspiration à une démocratie locale. La principale référence moderne est Montesquieu (entre autres citations : « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie ») ; après 1760, on voit aussi apparaître les idées de Rousseau sur la « volonté générale ». À la fin du siècle, l’expérience américaine est présentée comme le summum de la démocratie, sans référence à l’esclavage, question traitée à part.
L’indépendance américaine et la Révolution française permettent, bien sûr, de penser les choses autrement. Sautons-les abusivement pour examiner comment, avec une certaine prise de recul, les dictionnaires du XIXe siècle exposent la question. On aurait pu présenter la Biographie universelle des frères Michaud (1811-1865), ouvrage plutôt royaliste, éclectique et même girouette, les rééditions du dictionnaire biographique de François-Xavier de Feller, jésuite, ou bien le Grand Larousse ; nous en évoquerons quatre autres, sélectionnés parmi d’autres possibles.
Les dictionnaires du XIXe siècle
L’Encyclopédie moderne d’Eustache-Marie Courtin (1823-1832) a pour principal auteur, en matière politique, Jean-Pierre Pagès, futur député de centre gauche sous la monarchie de Juillet. Il défend des idées libérales (opposées aux ultras de Charles X), proches de celles de Pierre-Paul Royer-Collard, de Benjamin Constant, de François Guizot, mais chacun a ses variantes, parfois importantes. Dans ses articles, remarquablement écrits, le propos est très international (États-Unis, Suisse, Orient, Angleterre, l’Europe centrale, mais très peu l’Inde et la Chine) ; dans l’histoire, il couvre toutes les époques dont Rome, le Moyen-Âge, le monde moderne. Montesquieu et Rousseau sont les deux auteurs français les plus cités, bien d’autres sont évoqués, jusqu’à Tocqueville. Pagès se prononce pour un équilibre et une démocratie représentative. Dans ce dictionnaire, il n’y a pas d’article Esclavage, même si la question est abordée à certains endroits ; les articles Femme ignorent leurs droits politiques éventuels.
« Au XIXe siècle, la plupart des dictionnaires dégagent une peur que le bas peuple ait trop de place : celui-ci ne peut comprendre les enjeux, il est trop ignorant, en général dangereux, et il n’a “rien à perdre”. »
L’Encyclopédie nouvelle, dite saint-simonienne, dirigée par Jean Reynaud et Pierre Leroux, inachevée (1835-1847), jouit évidemment d’un sel particulier et aborde toutes ces questions sous des formes diverses. Malheureusement, l’article Démocratie se réduit à : « Voyez République » et la lettre R... n’existe pas. Il est difficile de dégager une « ligne », les codirecteurs entrant en désaccord pendant cette période, Jean Reynaud reproche à Pierre Leroux et surtout à son frère Jules, d’être en quelque sorte des communistes. L’un des auteurs principaux sur ces aspects, Théodore Fabas, plutôt proche de Jean Reynaud, signe Constitution, Droit, Élection, États-Unis, Pairie, Sieyès, Théocratie, Washington, etc. Il s’en dégage un ensemble assez cohérent : la souveraineté du peuple serait souhaitable, mais elle se heurte à de nombreux obstacles concrets, il faut un compromis intelligent entre l’apport des plus compétents et l’approbation populaire, d’où cette phrase intéressante : « En tout ce qui touche à la nature humaine, et, au fond, toute question, même dans les sciences, y touche par quelque point, la pensée des esprits les plus ingénieux et les plus savants n’a de certitude que par la sanction du sens commun des masses. » Malheureusement, les analyses de classe sont relativement absentes, le processus qui sortira le peuple de l’ignorance provisoire n’est abordé que vaguement. Les réflexions sur la démocratie n’évoquent pas le cas des femmes et les propositions sur l’abolition progressive de l’esclavage semblent constituer un sujet différent.
La révolution de 1848 rebat les cartes, nous n’aborderons pas le sujet, souvent traité dans la revue. L’établissement du suffrage universel (masculin) donne la victoire écrasante de Louis-Napoléon Bonaparte, puis ses plébiscites. Au même moment, d’autres hommes politiques célèbres proclament : démocrate = socialiste = communiste = horreur. Comment tout cela est-il évoqué dans le Dictionnaire universel (éd. 1865-1870, la dernière) de Maurice Lachâtre, l’éditeur du Capital de Marx en français, qui a professé des idées diverses, notamment anarchisantes ? Le résultat est un peu décevant, le dictionnaire est collectif, on le situe « à gauche », mais les articles, en général non signés, montrent une diversité d’orientations, que l’évitement de la censure accentue probablement. Parfois, les auteurs, peut-être mal payés, ne se sont pas trop fatigués, ils ont pu copier-coller de longues citations (Mirabeau, Tocqueville, anonymes), sans qu’on sache très bien si elles représentent exactement leurs points de vue. Théodore Fabas est souvent repris mot pour mot, par exemple à Élection. À l’occasion, peuvent être évoqués les acteurs de la démocratie : « Louis Blanc travailla à réunir en un seul faisceau les diverses écoles démocratiques. » La principale innovation repérée dans cet ouvrage peut se résumer par ce passage de l’article Femme : « Dans un avenir prochain, les femmes seront mises en possession des mêmes droits civils que les hommes, en jouiront aux mêmes titres et siégeront dans les grandes assemblées. »
Terminons par le Dictionnaire universel de la pensée de l’abbé Élie Blanc (1899), en vue d’une « grande encyclopédie chrétienne », dans la ligne de Léon XIII : celle d’un rejet frontal, tant du libéralisme en général (le doute face à la vérité de la religion révélée) que du libéralisme économique (l’esprit de lucre poussé à l’extrême aux dépens des pauvres), mais aussi de toutes les variantes de socialisme et de communisme. En voici quelques citations caractéristiques : « Il est essentiel à la démocratie que la classe la plus humble ne soit sacrifiée à aucune. » Cela ne s’oppose pas au droit divin qui reste la principale alternative à celui de la force : « La véritable théocratie [...] est parfaitement compatible avec la démocratie. » L’article Démocratie appelle « au triomphe de la démocratie chrétienne ».
En quelques mots
Au-delà de leur diversité, les dictionnaires du siècle des Lumières, à une époque où il n’y avait pas d’élections politiques nationales en France et guère ailleurs, ne vont pas vraiment au-delà d’une monarchie tempérée, même s’ils agitent par ailleurs des idées subversives.
Au XIXe siècle, la plupart des dictionnaires dégagent une peur que le bas peuple ait trop de place : celui-ci ne peut comprendre les enjeux, il est trop ignorant, en général dangereux, et il n’a « rien à perdre ». On regrette son manque de capacités, on souhaite que les limitations à sa citoyenneté soient temporaires. Pourtant les propositions constructives pour « tirer la populace vers le haut » restent en général vagues et bien loin du projet de Condorcet sur l’instruction publique (dont l’objet principal était que chacun puisse devenir citoyen en connaissance de cause), malgré quelques lueurs chez Ledru-Rollin, Gambetta et des révolutionnaires plus affirmés. On concède qu’il ne faut pas léser des fractions de la population, des classes (surtout pauvres), mais sans analyse de classe ou bien en appelant à leur « union ». Les réflexions sur les droits des minorités, sur les référendums et plébiscites, sur la citoyenneté des femmes, sur ce qu’on pourrait appeler la « démocratie participative » restent rares ; les idées étaient cependant en germe. Mais nous n’avons donné qu’une légère esquisse, les lexicologues, dictionnaristes ou historiens du livre en diraient bien davantage.
Ernest Brasseaux est historien des sciences.
Cause commune n° 18 • juillet/août 2020