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La question du temps est au cœur de la réconciliation entre science et démocratie.

Il est de bon ton à notre époque de critiquer les « technocrates » qui, à l’instar des bureaucrates, auraient confisqué son pouvoir au peuple pour l’emmener dans des délires dignes des Shadoks. D’un autre côté, entendre certains présidents élus nier l’importance du dérèglement climatique et le rôle du facteur humain dans son origine ou qualifier la covid-19 de « grippette » invite à ne pas tomber dans l’écueil inverse consistant à faire passer le « bon sens bien de chez nous » avant des discours scientifiques éprouvés par l’expérience. L’aspiration démocratique semble ainsi cheminer sur une ligne de crête entre, d’un côté, la menace d’un relativisme trumpien qui se matérialise désormais par la diffusion virale des contre-vérités (fake news) et autres théories complotistes et, de l’autre, la mise en avant des « experts » de tous poils derrière lesquels certains responsables se cachent pour légitimer leurs décisions et couper court à tout débat. Une tendance qui s’est installée progressivement dans le paysage médiatique avec l’organisation de pseudo-débats entre des « toutologues » et autres « spécialistes » s’empressant de cacher leurs éventuels conflits d’intérêts, et qui a culminé durant la crise du coronavirus, et la tendance du gouvernement français à s’abriter derrière son « comité scientifique » pour justifier ses errements et occulter le rôle destructeur de politiques néolibérales dont il s’était fait le champion.

La science contre l’efficience
Il importe en réalité comme souvent de dépasser une alternative trop manichéenne en raison de catégories de pensée figées. Si nombreux ont été les auteurs à nous mettre en garde contre les dangers de la science et de la technique laissées à elles-mêmes, des penseurs de la Renaissance aux dystopies dépeintes dans les romans et films de genre contemporains, en passant par les riches pensées technocritiques d’auteurs comme Ivan Illich, Jacques Ellul ou Bernard Charbonneau pour ne citer que ceux-là, il serait cependant absurde de jeter la science et la technique avec l’eau du bain de la démocratie. Ce ne sont pas tant elles qui sont dangereuses que le manque de réflexivité à leur égard, le culte du nouveau, de la vitesse et de l’efficience qui caractérise nos sociétés contemporaines. Il ne faut en effet pas confondre l’efficacité, qui consiste à choisir les moyens adaptés aux fins que l’on s’est données, et l’efficience, qui consiste à faire toujours plus avec moins. Or, tandis que la démocratie consiste précisément à définir collectivement nos objectifs communs ainsi que nos valeurs, qui bornent les voies acceptables pour atteindre ceux-ci, la quête effrénée de l’efficience caractérise au contraire le capitalisme pris dans une logique d’accumulation sans fin, comme l’avait bien diagnostiqué Karl Marx. Plus près de nous, un autre philosophe allemand Hartmut Rosa a ainsi bien décrit l’aliénation caractéristique de nos sociétés contemporaines avec le concept d’« accélération » : alors que des machines nous permettent d’aller toujours plus vite dans nos diverses actions, nous sommes paradoxalement envahis par le sentiment d’être toujours débordés. En résulte une pandémie de stress et d’épuisement professionnel, le fameux burn out, qui n’épargne aucune classe sociale, ni aucune sphère de l’existence. C’est tout simplement que le rythme de la vie sociale s’est accru plus rapidement que celui des machines censées alléger notre fardeau. Pour reprendre un exemple de Rosa : alors que les courriels ont permis de gagner un temps considérable par rapport à l’époque où la voie épistolaire était dominante, leur volume s’est tellement accru qu’il nous est devenu tout simplement impossible de le traiter intégralement.

« L’aspiration démocratique semble cheminer sur une ligne de crête entre d’un côté la menace d’un relativisme “trumpien” et de l’autre la mise en avant des “experts” de tous poils derrière lesquels certains responsables se cachent pour légitimer leurs décisions. »

Reprendre notre temps
C’est bien cette question du temps qui est au cœur de la réconciliation entre science et démocratie, comme elle l’est d’ailleurs, Marx l’avait encore bien vu, dans l’exploitation des travailleurs par les détenteurs des moyens de production. Or le néolibéralisme contemporain constitue précisément un gouvernement par l’ur­gen­ce. L’essor des chaînes d’information en continu, qui usent et abusent du direct et des bandeaux « dernière minute », comme des réseaux numériques, qui nous inondent sous un flux permanent d’ « informations », n’est que la face émergée d’un iceberg massif. Songez à l’ « état d’urgence » que nos gouvernements sont prompts à instaurer depuis quelques années, tels des étudiants inconséquents qui bâclent à la dernière minute le devoir qu’ils avaient des semaines pour réaliser, pour endiguer la menace terroriste ou la pandémie de coronavirus en s’arrogeant pour ce faire le droit de bafouer les droits les plus fondamentaux des citoyennes et des citoyens. Loin d’être « naturels » ou inévitables, ces fléaux résultent avant tout d’une imprévoyance organisée, née justement d’un mépris du travail des scientifiques. Un mépris qui prend d’abord la forme de l’ignorance des résultats de leurs recherches, qui pourtant avaient pointé les racines socio-économiques des menaces en question et ébauché des moyens de s’en prémunir. Il faut du temps pour s’approprier les ouvrages et les articles dans lesquels les chercheurs exposent leurs résultats et les voies par lesquelles ils y sont arrivés, un temps que n’ont évidemment pas ou plus les décideurs qui, entre deux plateaux de télévision et autres déplacements médiatiques pour être vus en action, n’ont que celui de parcourir les fiches de fiches rédigées par leurs dévoués collaborateurs. Mais ce mépris est aussi celui des conditions concrètes dans lesquelles s’effectue la recherche scientifique, du temps dont elle a justement besoin pour se développer, essayer, se tromper, apprendre de ses erreurs, parfois recommencer de zéro ou partir sur une piste imprévue au départ.

« Le néolibéralisme contemporain constitue précisément un gouvernement par l’urgence. »

Le temps du débat
Le temps aussi pour débattre, car comme l’ont bien montré les philosophes et sociologues des sciences, tels Thomas Kuhn ou Bruno Latour, il n’existe pas une vérité scientifique indiscutable, mais des paradigmes en concurrence, qui sont toujours appelés à être dépassés, mais n’en ont pas moins été utiles. Les chercheurs sont comme « des nains assis sur des épaules des géants », écrivait le sociologue Robert Merton en empruntant une formule de Bernard de Chartres, auteur du… XIIe siècle ! En d’autres termes, à rebours du cliché du génie isolé, la science est une construction collective et démocratique, en ce sens qu’elle appelle la discussion, le débat, la délibération mais aussi les rapports de force. Or la logique managériale qui la pénètre de plus en plus considère la recherche comme un investissement ciblé qui doit rapporter à court terme : elle doit être appliquée plutôt que fondamentale et a une obligation de résultats plutôt que de moyens. Les appels à projet incessants et la mise en compétition généralisée des individus tendent à miner l’existence de collectifs pérennes pouvant travailler sur des sujets de longue haleine. La mésaventure de l’équipe du biologiste Bruno Canard, qui s’est vu brutalement couper ses financements alors qu’elle aurait pu apporter des découvertes décisives pour élaborer un vaccin contre les coronavirus, n’est qu’un exemple parmi bien d’autres de ces dérives de la politique des sciences néolibérale, avec la multiplication des fraudes et autres plagiats et l’obsession des classements bibliométriques. Le temps de la délibération est nécessaire à la science, tant dans ses processus que pour sélectionner les questions prioritaires à explorer. Et, réciproquement, la science est nécessaire pour nourrir la délibération démocratique. Contre
la représentation de la science commune « capital cognitif » qui creuserait un fossé entre « sachants » et « ignorants », il s’agit d’en promouvoir une alternative, celle d’un bien commun qui ne s’érode pas mais s’enrichit en se diffusant. En témoignent les expériences de « sciences citoyennes » et autres « conférences de consensus » qui voient des experts aux avis divergents se succéder devant un jury de citoyens tirés au sort pour trancher certaines controverses. Si la science peut et doit contribuer à éclairer les citoyennes et les citoyens, elle ne peut se substituer à elles et eux quand il s’agit de décider entre différentes possibilités. C’est en dernière instance une affaire de valeurs et de temps. On ne le dira donc jamais assez : il est urgent de prendre le temps de s’arrêter pour réfléchir et débattre, pour la science comme pour la démocratie.

*Igor Martinache est docteur en science politique. Il est co-responsable de la rubrique Féminisme de Cause commune.

Cause commune n° 18 • juillet/août 2020