Aux lacunes du modèle socio-économique de développement, qui tend à nourrir le sentiment d’une espérance trahie du fait des difficultés de la République à respecter ses promesses en matière d’égalité, s’ajoutent des interrogations profondes sur le devenir des « quatre vieilles » colonies (Guadeloupe, Guyane, Martinique et La Réunion) au sein de la République et sur leur rapport à l’État.
Des racines historiques profondes
Il convient de rappeler que la départementalisation – initialement et symboliquement dénommée « assimilation » avant que ce terme négativement connoté soit contesté et abandonné – plonge ses racines dans un lointain passé historique. De manière significative, elle repose sur un quadruple principe, consubstantiel au modèle politico-administratif français : l’assimilation, la centralisation, l’universalisme et l’uniformisation. La mise en œuvre de ces quatre principes aux Antilles, en Guyane et à La Réunion a fortement pesé sur le destin de ces anciennes colonies. Au point que le processus ainsi désigné n’a pas été simplement imposé à ces dernières : il se situe au point de jonction des pressions exercées par le pouvoir colonial et de revendications exprimées localement, distinguant ainsi les « quatre vieilles » colonies françaises de leurs homologues dans le monde ayant opté pour l’indépendance.
Ce processus de décolonisation, à la fois hétérodoxe et inachevé, s’inscrit très clairement dans le prolongement de l’émancipation de l’ordre esclavagiste largement vécue comme une incomplétude. En effet, la départementalisation est accueillie dans les « quatre vieilles » colonies comme le moyen d’échapper à un ordre colonial tendant à perpétuer les discriminations sociales et raciales contre les descendants d’esclaves. Elle vient couronner les revendications en faveur de l’égalité républicaine qui imprègnent fortement les sociétés locales après l’abolition de l’esclavage.
« Un chômage endémique en 2021 entre 12,9 % (Martinique) et 18 % (La Réunion) se doublant de phénomènes de sous-emploi, de précarité et de pauvreté. »
Forme hétérodoxe de décolonisation, la départementalisation, loin d’être un aboutissement, est avant tout un processus long et complexe. Elle ne saurait d’ailleurs se résumer à un simple réagencement institutionnel doublé d’une extension aux territoires, au demeurant souvent différée, des règles de droit commun. Et ce, même si la question statutaire et institutionnelle s’est imposée comme un enjeu majeur de la vie politico-administrative dans les différents territoires, révélant par là même l’essoufflement des dynamiques à l’œuvre. De toute évidence, la départementalisation a induit des changements significatifs dans les « quatre vieilles », en interférant à tous les niveaux de leur organisation économique et sociale tout en nécessitant l’ajustement de dispositifs de politiques publiques fréquemment jugés inadaptés.
« Alors que les plus modestes des habitants de ces territoires ont des revenus très faibles, les plus aisés disposent d’un niveau de vie proche, voire plus élevé que celui des riches vivant dans l’hexagone . »
Après avoir été longtemps appréhendé à travers un cadre institutionnel – le département lui-même identifié au régime législatif de l’égalité – et considéré par beaucoup comme un horizon indépassable, le système mis en place paraît aujourd’hui essoufflé, du double point de vue socio-économique et politico-institutionnel.
Un modèle socio-économique à bout de souffle
Selon la formule d’un sénateur gaulliste datant de 1975, après avoir été « nettoyée », puis « récurée », la Martinique est « meublée » par le gouvernement (Georges Marie-Anne, « Propositions pour moderniser, développer et rééquilibrer la Martinique », Le Courrier du Parlement, n° 427, novembre 1975). Cette formule est emblématique d’une conception du développement inaugurée dans les années 1960 et rarement démentie depuis. Des mesures de circonstance participent de cette orientation nouvelle qui vise à ériger les départements d’outre-mer en zones d’intervention sensible justiciables d’un traitement particulier aussi bien en matière de maintien de l’ordre que sur le plan socio-économique. Ainsi, se met en place une logique dictée par l’idée du rattrapage du retard par rapport à l’hexagone et fortement marquée par une forme de « développementalisme » : le développement est conçu comme une collection d’équipements collectifs, sans dynamique économique associée, avec pour corollaire une dépendance largement entretenue, même si les progrès sur le plan social sont incontestables quoiqu’en deçà des espérances des populations locales.
Il en résulte la multiplication de dispositifs d’action publique à partir des années 1960 sous la forme de loi de programme ou d’orientation dont l’effet principal est de stimuler la croissance économique à court terme tout en amplifiant les déséquilibres structurels. Les corollaires sont connus : un chômage endémique s’établissant en 2021 entre 12,9 % (Martinique) et 18 % (La Réunion) se doublant de phénomènes de sous-emploi, de précarité et de pauvreté. D’où la part croissante des dépenses sociales dans le budget des collectivités territoriales.
Derrière ces constats connus se cachent les puissantes logiques matérielles et symboliques des politiques publiques à l’œuvre depuis plus de soixante ans. Celles-ci révèlent leur étonnante capacité à phagocyter les réformes institutionnelles pour s’imposer à l’ensemble des acteurs, quels que soient leurs univers d’appartenance. De là découle un étonnant paradoxe : désormais plus aucun acteur n’ose se proclamer départementaliste, mais tout le monde semble communier autour de ces logiques en cultivant une sorte de réflexe conditionné consistant à ramener les changements nécessaires à leur unique dimension statutaire et institutionnelle. Le poids de ces logiques est systématiquement négligé ou occulté par une sorte de tropisme institutionnel.
Ces politiques publiques s’accommodent d’un phénomène non moins connu : la perpétuation des inégalités. Faut-il rappeler, en effet, que l’égalité sociale tant attendue a été proclamée seulement en 1996, soit cinquante ans après le vote de la loi du 19 mars 1946, que la loi du 28 février 2017 portait le titre symptomatique de « programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique » et qu’en 2023 les différents territoires en sont encore à négocier avec l’État des contrats de convergence et de transformation visant à les hisser au niveau de leurs homologues de l’hexagone dans le respect de leurs particularismes ?
En second lieu, des inégalités non moins visibles persistent au sein des sociétés locales. Selon les données de l’INSEE publiées en 2022, la grande pauvreté est cinq à quinze fois plus fréquente dans les départements d’outre-mer qu’en France métropolitaine. Elle y est aussi beaucoup plus intense. Dans les quatre DOM historiques (Guadeloupe, Martinique, Guyane et La Réunion), les familles monoparentales, les personnes sans emploi ainsi que les retraités sont particulièrement touchés. De même, dans une étude publiée en juin 2021, l’Observatoire des inégalités souligne un double décalage : alors que le niveau de vie médian dans les « quatre vieilles » ainsi qu’à Mayotte est bien moindre que dans l’hexagone (920 € en Guyane et 1 360 € à la Martinique contre 1 700 €) et que les plus modestes des habitants de ces territoires ont des revenus très faibles, les plus aisés disposent d’un niveau de vie proche, voire plus élevé que celui des riches vivant dans l’hexagone. Ainsi, en Guyane, les 10 % des plus aisés ont des revenus près de huit fois supérieurs aux 10 % les plus modestes, un rapport se situant aux alentours de cinq dans les autres territoires.
« Le développement est conçu comme une collection d’équipements collectifs, sans dynamique économique associée, avec pour corollaire une dépendance largement entretenue. »
En un mot, les résultats de l’assimilation obtenus dans les départements d’outre-mer demeurent pour le moins mitigés : les politiques mises en œuvre n’ont pas permis de supprimer les injustices et de réduire les inégalités qui ont persisté sur place, ni de remettre en cause les logiques discriminatoires auxquelles se heurtent, par ailleurs, les populations émigrées dans l’hexagone. Autrement dit, les politiques dites d’assimilation, longtemps considérées comme la solution aux problèmes rencontrés, agissent comme un véritable leurre pour ceux qui y prétendent : ceux-là se heurtent dans la réalité à une sorte d’altérité indépassable qui tend à entretenir un ordre social inégalitaire qui constitue finalement le quotidien des populations concernées et les tiennent à distance de l’égalité sociale.
Une insatisfaction persistante sur le plan politico-institutionnel et de la gouvernance
Le système de la départementalisation a conduit à enfermer les collectivités territoriales concernées dans des catégories politico-institutionnelles parfois figées. Peu soucieuses des logiques et dynamiques susmentionnées, ces catégories, qu’il s’agisse hier de celles de département d’outre-mer (DOM) de territoire d’outre-mer (TOM), et aujourd’hui de département région d’outre-mer (DROM) et de collectivité territoriale unique (CTU) relevant de l’article 73 de la Constitution ou de collectivité d’outre-mer (COM) régie par l’article 74 de la Constitution, ou encore, au plan européen, de région ultrapériphérique (RUP) ou de pays et territoire d’outre-mer (PTOM) se voient souvent conférer de véritables vertus démiurgiques. Au point que les acteurs politiques ont parfois donné l’impression de se muer en véritables numérologues (article 73 versus article 74) lors des débats sur l’avenir institutionnel de la Guyane et de la Martinique au début des années 2010. Tout s’est passé comme si le cadre institutionnel, tel un Deus ex machina, était apte à régler l’ensemble des problèmes rencontrés dans ces anciennes colonies.
« La départementalisation repose sur un quadruple principe, consubstantiel au modèle politico-administratif français : l’assimilation, la centralisation, l’universalisme et l’uniformisation. »
Au demeurant, la question institutionnelle, qui ne saurait constituer à elle seule la solution à des problèmes dont nul ne saurait nier la complexité et le caractère multidimensionnel, reste, pour des raisons aisément compréhensibles, perpétuellement inscrite à l’agenda politique. L’autonomie est d’ailleurs fréquemment évoquée comme une piste à explorer. Mais force est d’admettre qu’il s’agit le plus souvent d’une forme d’autonomie performative, dont les contours et le contenu restent flous, en dehors de l’allusion répétée à des transferts de compétence et au renforcement du pouvoir normatif des autorités locales. Cette lacune résulte d’une fâcheuse tendance à dissocier les enjeux – ceux du développement et du renforcement des pouvoirs locaux – et d’une difficulté, en raison probablement d’un coût politique élevé, à penser l’articulation entre un projet global et une éventuelle réforme institutionnelle. Une difficulté que tentent de surmonter les débats initiés dans les différentes collectivités dans le prolongement de l’appel de Fort-de-France du 17 mai 2022 en faveur d’un « changement profond de la politique des outre-mer », et dans la perspective des discussions prévues avec le pouvoir central.
« La République n’a pas toujours su tenir ses promesses à l’égard des citoyens de ces différents territoires où domine parfois un sentiment d’abandon aggravé par les piètres performances du service public. »
De son côté, en dehors des préoccupations du moment (Nouvelle-Calédonie, Guyane Mayotte et la Polynésie à la suite des récentes élections territoriales), l’État ne semble pas afficher une réelle ambition pour les outre-mer. Une telle impasse se traduit inévitablement par des tensions aussi bien au sein des sociétés locales que dans leur rapport à la République et à l’État. Ces tensions sociales sont incontestablement liées à la persistance des inégalités déjà mentionnées. Elles sont sources de conflits ayant parfois une dimension identitaire et socio-raciale et nourrissent un terreau où prospère un activisme débridé. Elles signalent à tous les coups que la question coloniale est loin d’être entièrement soldée.
À cela s’ajoute localement une évolution de la perception de l’État, voire de la République. Ce dernier est au cœur d’un rapport plus que jamais ambivalent, qui en fait tout à la fois le premier et le dernier recours, quoique de plus en plus perçu comme un corps étranger dans certains territoires, comme c’est le cas aux Antilles. Cette perte de centralité de l’État s’accompagne d’un affaiblissement des valeurs de la République qui n’a pas toujours su tenir ses promesses à l’égard des citoyens de ces différents territoires où domine parfois un sentiment d’abandon aggravé par les piètres performances du service public.
Au total, soixante-quinze ans après le vote de la loi du 19 mars 1946, transformant les « quatre vieilles » colonies en départements, le processus de départementalisation semble avoir atteint ses limites. Toutefois, l’élaboration et la mise en place d’un modèle alternatif ne saurait faire l’économie d’un débat approfondi sur la place de ces territoires au sein de la République et leur rapport à l’État, en prenant au sérieux, au-delà du tropisme institutionnel, l’ensemble des enjeux qui les assaillent.
Justin Daniel est politiste. Il est professeur de science politique à l’université des Antilles. Il est président du Conseil économique, social, environnemental, de la culture et de l’éducation de Martinique.
Cause commune n° 34 • mai/juin 2023