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La culture, plus que d’autres secteurs, ne peut pas être analysée que sous le prisme de la rentabilité.

La « marchandisation » de la culture n’est pas chose nouvelle. Il y a bien longtemps que « la culture » est « sur le marché ». Le phénomène avance masqué. Il est difficile à mesurer avec précision, tant les sources divergent sur les dates et les contours qu’elles reconnaissent au « champ ». Selon EUROSTAT (2016) nous parlons d’environ 5,2 % de la valeur ajoutée pour une moyenne européenne de 5 %. Le secteur des « biens et services culturels » pèse environ 80 milliards d’euros, et mobilise plus d’un million de travailleurs. Ces chiffres sont à rapporter au niveau de l’intervention publique, qui stagne aux alentours de 15 milliards d’euros, tous niveaux confondus, État (ministère de la Culture + budgets culturels de l’ensemble des autres ministères, au premier rang desquels les Affaires étrangères et l’Éducation nationale) et collectivités territoriales. En dépit de « l’exception française » si souvent revendiquée, l’intervention publique n’atteint pas 20 % de la dépense totale. Les 80 % restants étant à la charge des usagers, du « consommateur ».
« La culture n’est pas une marchandise », répétons-nous sur tous les tons depuis des décennies. Formule sensiblement atténuée depuis quelque temps par l’ajout « … comme les autres ». Un journaliste du Monde pointait à l’approche des fêtes : « La culture n’est pas une marchandise… sauf à Noël », notant au passage que les livres, les jeux video, les disques et les DVD faisaient au pied du sapin entre 20 et 40 % de leur chiffre d’affaires annuel.

« L’indépendance, difficilement conquise, de la production et de la circulation culturelle à l’égard des nécessités de l’économie se trouve menacée, dans son principe même, par l’intrusion de la logique commerciale à tous les stades de la production et de la circulation des biens culturels. »
Pierre Bourdieu, 2000.

Ces différents segments connaissent des évolutions contrastées : le disque continue sa chute vertigineuse, le livre papier stagne, tandis que le livre numérique ne décolle toujours pas et que le jeu vidéo connaît une croissance à deux chiffres.
En France, les travaux du défunt Commissariat général du plan, entre 2003 et 2005, repris par les chercheurs du ministère de la Culture ont proposé une « rosace » de cinq cercles concentriques : création, production, diffusion, conservation, éducation-formation, où s’entrecroisent les disciplines assimilables à des « filières » : spectacle vivant, audiovisuel et cinéma, livre et presse, patrimoine, architecture, arts visuels…
Le rapport commandé par la plateforme France Créative en 2014 à l’agence Ernst & Young identifie dix secteurs : musique, spectacle vivant, audiovisuel, cinéma, jeux vidéo, presse, édition, radio, télévision, publicité.
France Créative, un groupe de pression en forme de laboratoire d’idées, créé en 2012, regroupe une douzaine d’organismes privés ou publics : sociétés d’auteurs (SACEM, SCAM, ADAGP), Unifrance Films, le Centre national du livre (CNL), le Syndicat national de l’édition (SNE), des sociétés privées comme Live Nation ou les deux groupes de presse Les Échos et La Montagne, ainsi que l’association des agences conseil en publicité. Le spectacle vivant y est représenté exclusivement par l’organisateur de concerts géants Live Nation…

« Le secteur des « biens et services culturels » pèse environ 80 milliards d'euros, et mobilise plus d'un million de travailleurs. »

Ce groupe de pression annonce clairement la couleur : il s’agit de regrouper les acteurs de toutes les filières de tous les secteurs « culturels et créatifs » et de faire émerger dans le débat national et européen le poids de l’économie culturelle et créative, dans le but d’ « optimiser la profitabilité » de ce qu’il est convenu d’appeler « la » culture. C’est-à-dire la production de marchandises et de services issus des différentes disciplines artistiques, car l’économie de la culture est l’économie des arts, qu’ils soient « vivants » ou « enregistrés ». C’est un ensemble de « filières industrielles » qui ont pour point commun d’avoir à la racine de toute création un auteur.
C’est aussi, bien évidemment, un « monde du travail » qui mobilise, outre les auteurs et artistes-interprètes de toutes disciplines, des centaines de catégories socioprofessionnelles et de métiers techniques, administratifs, ouvriers, techniciens, cadres… soit plus d’un million d’actifs, y compris les emplois induits. Loin de tous partager un même intérêt, ces divers acteurs sont souvent porteurs de visions bien différentes de la manière dont leurs activités peuvent être organisées économiquement.

Les forces à l’œuvre
La vie culturelle française s’organise autour de deux pôles, public et privé, avec, entre les deux, un large « tiers secteur », riche en idées, sinon en moyens !
Au sein du pôle public, de droit ou d’initiative publics, l’État et les collectivités territoriales (communes et intercommunalités, départements et régions) gèrent en régie directe ou délèguent la gestion à des établissements publics (EPIC, EPCC...), à des associations conventionnées ou non, voire à des structures de droit privé (par exemple à des SARL pour les centres dramatiques nationaux), de nombreuses activités : patrimoine monumental, archives, musées, bibliothèques, établissements d’enseignement artistique, théâtres nationaux, théâtres de ville, scènes nationales, orchestres… Une part importante de l’audiovisuel demeure public en dépit de la « rentabilité » du secteur.
Notons la précieuse spécificité française des fonds de soutien, dont celui qui préside au financement du cinéma est un peu l’archétype, et qui constituent une forme originale de cogestion d’intérêts privés et publics, au service de la diversité des expressions, de la recherche et de l’innovation : le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), le Centre national du Livre (CNL), l’ Association de soutien pour le théâtre privé (pour l’essentiel parisien) (ASTP) ou encore le Centre national de la chanson, de la variété et du jazz(CNV). C’est là un système d’économie mixte et mutualisée qui vaut d’être défendu et qui, démocratisé, pourrait être étendu à d’autres formes artistiques et culturelles. Il conviendra à cet égard de suivre attentivement la « réanimation » par l’actuelle ministre de la Culture du projet de Centre national de la musique par exemple.
En face, un pôle privé, de droit et d’initiative privés, à but lucratif, souvent contrôlé par de grands groupes nationaux ou multinationaux du domaine de l’audiovisuel (télévision, cinéma, musique enregistrée, multimédias), du livre et de la presse écrite. On y trouve aussi une cinquantaine de théâtres privés, essentiellement parisiens. Une myriade de PME-PMI, très actives, notamment dans le domaine du livre et de l’audiovisuel constitue un second marché, également à but lucratif. Le marché des arts plastiques est lui aussi composite, avec de petites galeries et quelques sociétés anglo-saxonnes de vente telles que Christie’s ou Sotheby’s, ou des consortiums. Par ailleurs, les professionnels de l’architecture, du design, des « métiers d’art » interviennent massivement dans l’économie, le BTP, la publicité… Enfin, l’irruption du numérique dans tous les champs de la culture, le poids considérable des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ou GAFAM, si on y ajoute Microsoft, soulèvent des questions inédites qui obligent à repenser les processus de production, de diffusion et de partage des connaissances et des œuvres, sans oublier les questions de droits d’auteurs et les problèmes fiscaux.
Entre ces deux pôles, un « tiers secteur » exerce son activité dans tous les domaines (théâtre, danse, arts plastiques, musiques actuelles, arts de la rue, cirque, cinéma et audiovisuel « indépendants », petits éditeurs du disque, du livre et de la presse, diffusion culturelle, « nouveaux territoires », cultures urbaines, friches et squats, associations d’éducation populaire…). Ces entreprises, parfois à but « non lucratif », rarement rentables, souvent à statut associatif sont le plus souvent issues de l’initiative privée d’artistes et d’acteurs culturels ou sociaux motivés et engagés. Elles se réclament parfois de l’économie sociale et solidaire, et en relèvent souvent sans le savoir. Ce tiers secteur est certes d’initiative privée, mais, soutenu peu ou prou sur des fonds publics, il est le plus souvent investi, de droit ou de fait, de missions de service public.

Une autre économie de la culture est-elle possible ?
Pour les travailleurs de tous ces secteurs, artistes, techniciens, administratifs, les ordonnances Macron, dans la suite de la loi El Khomri, commencent à produire leurs effets : réductions d’effectifs, licenciements, dénonciations d’accords collectifs, tentatives pour réduire les droits syndicaux, pressions sur les représentants du personnel, dans les entreprises publiques comme privées. Le projet de loi sur la formation professionnelle et l’assurance chômage marchandise l’accès à la formation, menace des organismes comme l’AFDAS, Uniformation et autres, patiemment construits pour permettre l’accès à la formation de toutes et tous, notamment des artistes et techniciens du spectacle et de l’audiovisuel. Les chômeurs sont de plus en plus menacés de sanctions, et de nouvelles économies sont exigées de la part du régime des intermittents. Tout est fait pour renforcer la précarité des salariés, déjà si présente – et pressante – dans les métiers de la culture. Sans oublier la nouvelle donne que constituent les premières mesures de ce qu’on n’appelle pas encore le « macronisme culturel »… dont les « fuites » issues du ministère de la Culture à l’occasion de la livraison des premières conclusions du comité d’action publique 2022 (CAP 22) ont donné un avant-goût, et dont le démantèlement de l’audiovisuel public sera sans doute le plus gros morceau. En effet, depuis les nationalisations de 1945 et la création de la RTF en 1949, le contrôle de l’audiovisuel public a toujours été un enjeu majeur pour le pouvoir central, depuis la création de l’ORTF en 1964 jusqu’aux projets macroniens à venir, sans oublier le grand découpage de 1974 par Giscard d’Estaing.
Comme en témoignent les batailles pour la SNCF ou l’hôpital public, les services publics sont violemment attaqués. Le ministère de la Culture est menacé à un niveau jamais atteint, même par la révision générale des politiques publiques (RGPP) : suppression de missions et transferts non compensés vers les collectivités territoriales, arrivée sur le marché des gros opérateurs privés, comme dans la partie la plus « rentable » du spectacle vivant, consumérisme assumé en direction des jeunes avec le pass culture, effarant traitement de la sauvegarde du patrimoine, placée sous la houlette d’un amuseur public...
Qu’on la nomme libéralisme, social-libéralisme ou néo-libéralisme, l’idéologie dominante, comme chacun le sait depuis Marx, est celle de la classe dominante. Alain Badiou l’a joliment et justement rappelé sur France Culture : «  Le propre de l’idéologie dominante, c’est qu’elle domine ! » En boucle de rétroaction, elle contamine le travail artistique, ses contenus, ses modes de diffusion, de partage et d’appropriation. Les industries culturelles sont au premier rang de ce phénomène, sans que les « artisanats » soient épargnés pour autant.
Dans une communication prononcée lors du forum international de la littérature de Séoul en septembre 2000, Pierre Bourdieu en faisait le constat : « Ce qui arrive aujourd’hui, dans l’ensemble du monde développé, aux univers de la production artistique est quelque chose de tout à fait nouveau et vraiment sans précédent : en effet l’indépendance, difficilement conquise, de la production et de la circulation culturelles à l’égard des nécessités de l’économie se trouve menacée, dans son principe même, par l’intrusion de la logique commerciale à tous les stades de la production et de la circulation des biens culturels. »
Quand il écrivait cela, il y a presque vingt ans, la France, grâce à la spécificité de ses politiques culturelles et à l’engagement relativement fort de ses pouvoirs publics, était relativement épargnée. Aujourd’hui la prophétie est devenue réalité, y compris en France. Comment organiser la résistance ? Comment organiser la reconquête ? Et loin de toute nostalgie, comment inventer des formes nouvelles ? C’est évidemment le sujet.

Jean-Pierre Wurtz est inspecteur général honoraire du théatre.

Jean-Jacques Barey est opérateur culturel, co-animateur du collectif Culture du PCF.

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018