Par

Nous vivons dans un monde saturé d’objets techniques, souvent issus des progrès des sciences. Pourtant le mot « culture » évoque seulement la littérature, les arts, la philosophie… pas les sciences. Pourquoi cette séparation et comment y remédier ?

Au XVIIe siècle, Descartes, Pascal, Leibniz sont mathématiciens, philosophes et hommes de lettres ; au XVIIIe, Diderot, le philosophe, réalise l’Encyclopédie avec le concours de scientifiques et d’hommes des métiers. Aujourd’hui, il y a coupure. Dans la pensée occidentale, la physique galiléenne a fait surgir un nouveau modèle de connaissance : une approche mathématisée du réel liée à une pratique expérimentale. Ce qu’on appelle « science » s’oppose petit à petit à l’expérience commune. Certes, pendant deux siècles, leurs développements très importants n’isolent pas les sciences d’une culture d’élite, ni de celle des citoyens éclairés. Mais, à partir du XIXe, elles se spécialisent au point de former des savoirs séparés, détachés de la culture commune.

Démocratie et culture scientifique
En régime démocratique, le citoyen doit participer aux grands choix politiques qui, aujourd’hui, font intervenir de plus en plus des connaissances scientifiques. S’il ne dispose pas de cette culture, il doit s’en remettre aux « experts », par exemple, à propos des OGM, du nucléaire, de la PMA, de l’agriculture bio… Mais alors à quels signes l’ignorant peut-il reconnaître l’expert ? Et qui garantit l’expertise (surtout si des grandes firmes privées s’en sont mêlées) ?

« En régime démocratique, le citoyen doit participer aux grands choix politiques qui, aujourd’hui, font intervenir de plus en plus des connaissances scientifiques. »

Second problème. Qui décide des orientations de la recherche scientifique ? Le citoyen peut dire vers quoi il voudrait qu’on oriente la recherche, vers des grands objectifs comme la santé, mais rien ne lui permet de savoir par quelles recherches passerait leur réalisation. Il importe que les scientifiques aussi aient une culture commune leur permettant d’éclairer les choix politiques.
La culture, telle qu’on la considérera ici, se définit comme ensemble de connaissances, de pratiques partagées, de croyances formant le système de représentations à partir duquel nous nous pensons, nous pensons le monde, notre rapport à lui et aux autres humains. Ce qui en fait un tout vivant, c’est d’être à la fois partagé et sans cesse alimenté par des apports nouveaux. Cela vaut pour la culture commune et pour celle, plus savante, du scientifique. Une culture doit donner à ceux qui la possèdent un ensemble suffisamment unifié pour leur permettre de penser une réalité déterminée, de manière globale.
Or l’ultra spécialisation actuelle des connaissances scientifiques met en péril la formation d’une telle culture. Certes, des hommes comme François Jacob, Étienne Klein ou Jean-Claude Ameisen sont des scientifiques et des hommes de culture, passionnés de vulgarisation, mais est-ce suffisant pour l’objectif recherché ?

« Il importe que les scientifiques aussi aient une culture commune leur permettant d’éclairer les choix politiques. »

La recherche fondamentale souvent sacrifiée
Les pouvoirs politiques ont opté pour une organisation de la recherche comme activité pourvoyeuse de richesses ; d’où le privilège accordé à une recherche finalisée à court terme, aux dépens d’une recherche fondamentale à long terme. La situation s’est aggravée depuis 2004. Or une culture scientifique ne peut guère se constituer selon des impératifs d’utilité à court terme et de rendements financiers, parce qu’une telle activité exige réflexion et donc temps.
Prenons un exemple. Dans Le Désir froid (La Découverte, 2010), Michel Tort analyse, au travers des nouvelles techniques de procréation, comment fonctionne ce pilotage de la recherche par les impératifs économiques. Spontanément, on pense que ces techniques naissent d’une demande du public, ici des couples stériles en désir d’enfant. Le premier pas dans cette voie a été la fécondation in vitro et la naissance des premiers bébés éprouvettes. Ce qui a suivi ne relève pas de l’expérience artisanale (formule de Jacques Testard) : développement de banques du sperme, d’ovocytes, d’embryons, et d’officines privées donnant accès, moyennant finances, à ces techniques. Le marché s’est emparé de la trouvaille. Le rapport traditionnel recherche fondamentale/recherche appliquée se trouve inversé : le marché pilote la recherche pour des motifs évidents de profit, celle-ci se fait de manière seulement technique, ce qui pilote en retour la recherche fondamentale. C’est ce qu’on appelle la technoscience.

« Une culture scientifique ne peut guère se constituer selon des impératifs d’utilité à court terme et de rendements financiers, parce qu’une telle activité exige réflexion et donc temps. »

La constitution d’une culture scientifique (au sens déjà défini) ne peut pas être laissée à l’initiative de quelques individus, même brillants. Elle doit être intégrée à l’activité de recherche (c’est une thèse de Jean-Marc Lévy-Leblond), comme moment essentiel au fonctionnement des sciences et au fonctionnement de la démocratie. C’est une autre façon de réhabiliter la recherche fondamentale.

Culture commune, connaissances scientifiques : le fossé
Jean-Paul Jouary et Sylvestre Huet ont publié il y a trente ans un petit livre, au titre provocateur : Sciences : les Français sont-ils nuls ? (Jonas éditeur, 1989). Cet ouvrage n’est sans doute pas dépassé et nous allons lui emprunter quelques éléments d’analyse.
Le projet du livre est de vérifier si des découvertes fondamentales des cent cinquante dernières années ont pu modifier la culture commune. À cet effet, ils proposent quatre questions, plutôt simples, mettant en jeu ces découvertes et confient à l’IFOP la collecte des réponses, avec échantillon représentatif et publics ciblés. À ces derniers, on demande de justifier leur réponse tout en en maintenant l’anonymat. Regardons les trois premières.
L’homme et la vache ont-ils un ancêtre commun ? Bonne réponse (oui) : 21 % des sondés ;
La lumière du soleil est-elle formée de particules, d’ondes ou les deux à la fois ? Bonne réponse (les deux à la fois) : 30 % ;
Plus problématique, parce que posée peu de temps après l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl : le noyau de l’atome est-il sécable ? 47 % oui, 20 % non, 28 % ne sait pas.
La première question est à ras de l’expérience ordinaire et pourtant sa réponse fait intervenir un ensemble issu des théories de l’évolution et de la génétique. Pénétrer la culture commune, ce n’est pas lui superposer des informations abstraites et cumulatives, mais donner au citoyen commun les moyens de saisir quelles perspectives nouvelles les sciences ouvrent, comment elles modifient ou révolutionnent nos représentations du monde. Ce qui faisait défaut en 1989 le fait toujours, comme le montre le retour massif et inquiétant des créationnistes.

« On a besoin d’une communauté culturelle scientifique et de citoyens formés à l’approche scientifique pour que de leur dialogue naissent de bonnes décisions. »

La troisième question (sur le noyau de l’atome) était posée après l’explosion de Tchernobyl, laquelle avait suscité dans les journaux, à la télévision, quantité d’explications et de schémas sur le processus de production de l’énergie nucléaire. Le résultat (la moitié des sondés est incapable de trouver la bonne réponse) pose le problème de la vulgarisation scientifique : pourquoi l’information ne passe-t-elle pas ? Présentée sous la bannière de l’information journalistique, elle laisse le public dans la passivité, donc elle n’est pas enregistrée, elle est noyée dans le flux.

L’éducation scientifique à l’école
Par ailleurs, une bonne partie des sondés a été scolarisée : quelle a donc été l’efficacité de l’enseignement scientifique reçu ? Au lycée, l’existence des filières (scientifique, littéraire, économique et technique) crée une première coupure : les sciences pour la première, une vague culture scientifique pour les deuxième et troisième et des apports soit très spécialisés soit nuls pour la dernière. Quand il existe, cet enseignement vise majoritairement l’accumulation de connaissances (les faits, les lois, les formules mathématiques…) et l’acquisition d’automatismes. La manière dont les découvertes prennent place dans un contexte historique, économique et intellectuel, dans une histoire des sciences qui fait comprendre à quelles questions on cherchait à répondre, quels problèmes on tentait de résoudre, n’est jamais étudiée. Cette manière d’enseigner rendrait les connaissances scientifiques plus intelligibles. Elle ferait aussi toucher du doigt la nature du travail scientifique : délimitation précise des résultats obtenus à un champ, sphère de leur application, patience et obstination de la recherche, difficultés à surmonter… L’élève doit acquérir les outils conceptuels, des connaissances sur les phénomènes, sur les lois qui les régissent. Mais il doit aussi devenir capable de comprendre et de penser. Pour le dire en un mot, l’éducation scientifique doit passer de l’information à la formation. Et si on veut des citoyens actifs, il faut réfléchir aux moyens d’en faire une culture pour tous, même si, ensuite, on spécialise les scientifiques.
En conclusion, il apparaît fondamental de développer la culture scientifique, en régime de démocratie. Les choix stratégiques en matière de recherche scientifique engagent des choix politiques de société, par exemple, soit poursuivre dans la veine libérale actuelle ou prendre en compte l’intérêt commun de tous les hommes. On a besoin d’une communauté culturelle scientifique et de citoyens formés à l’approche scientifique pour que de leur dialogue naissent de bonnes décisions. n

Claude Rosenblatt-Lanher est philosophe. Elle est membre du comité de la rubrique Philosophiques.

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018